Monrose ou le Libertin par fatalité/III/20

Lécrivain et Briard (p. 111-116).
Troisième partie, chapitre XX


CHAPITRE XX

OÙ LE HÉROS SE PERD DANS LA FOULE SANS
CESSER DE BRILLER[1]


Bientôt j’eus lieu de m’applaudir sur tous les points de ma doctrine copulative. Ces dames se trouvèrent d’une docilité qui m’étonna. Il ne m’avait fallu qu’un quart d’heure d’entretien particulier pour décider ma pupille à ce que je sollicitais en faveur de d’Aiglemont. En même temps que ce nouveau vainqueur faisait ici sa triomphante entrée, Garancey se vengeait, sans le savoir, dans les bras de l’adorable épouse de ce rival. Pendant ce temps-là j’occupais agréablement le lésé Monrose ; je lui faisais entendre que s’il voulait me promettre d’être plus sage qu’à Paris, je le traiterais plus souvent aussi bien. Aussitôt il me jura de vivre désormais comme un ange, si je daignais l’engager à poste fixe. Mais comme je n’avais pas plus d’envie de le lier que d’être moi-même liée, je ne profitai point de sa flatteuse résignation. Le seul prix que je mis à ma faveur, qu’il me prouvait si bien lui être toujours infiniment chère, fut qu’il ne se regardât plus comme unique propriétaire de madame d’Aiglemont. L’ayant promis, et soutenant à merveille la confidence que je lui faisais du début de Garancey auprès de cette dame, il fut sur-le-champ récompensé par l’assurance que le lendemain, à la même heure, il se retrouverait dans les bras de l’enchanteresse Aglaé. Le transport où cet avant-goût de félicité le jeta, ne peut se décrire. Il ne tenait qu’à moi d’en abuser ; mais j’étais trop généreuse pour ne pas lui laisser de quoi jouir pleinement de sa future chance. Un court espace de temps vit ainsi façonner, à part, tous les rouages et les ressorts d’une mécanique qu’au premier jour je pouvais me flatter de voir organisée. Dès que je ne pus plus douter du succès complet de ma difficile politique, je risquai la proposition d’une promenade au petit bois. Tous acceptèrent avec un transport qui mit le comble à ma satisfaction. Ce fut sous ce même feuillage où l’heureux Garancey, certain jour, avait fini chez Aglaé l’ouvrage dégrossi par Monrose ; ce fut là qu’aux yeux d’Aiglemont, le même Garancey eut la fortune de posséder la marquise, ce qu’on peut bien nommer un nouveau triomphe. Il est vrai qu’il subissait à son tour l’épreuve de voir le marquis rival, et comme époux, et comme amant, mourir sur le sein de ma pupille, tandis que Monrose expirait sur le mien.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 113
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 113

Mais ne vous abusez pas, confidents étonnés de cette scène, et n’allez pas y voir une vile prostitution, ni l’oubli total de la délicatesse, ni l’avilissement d’un époux, d’une épouse, ni la dégradation d’une ravissante créature dont je vous ai peint avec tant d’avantages les charmes, le caractère et les talents. Sous cet aspect vous verriez tout à faux. Sachez que la transfusion morale de tous ces êtres surabondamment aimantés, les honore, loin de les ternir ; que le sacrifice de quelques intérêts de pur préjugé n’a point été dicté par le grossier instinct des sens, mais qu’il est l’effet du plus noble désir de faire tout le possible pour ajouter au bonheur d’êtres qu’on se pique d’aimer délicatement. Sachez, en un mot, que le vœu de six individus que vous voyez se fondre et se couler dans le monde de l’unité, était d’être à jamais indivisibles ; sachez que des parties physiques distinctes ne formeront plus qu’un tout moral, à travers lequel va circuler avec autant de liberté que d’ardeur un fluide igné-spirituel, indéfinissable, un million de fois plus actif, plus brûlant que le fluide igné-matériel, agent de cette électricité commune qui traverse pourtant avec si peu d’obstacles les corps les plus durs, y pénètre, y porte la vie ou les dissout.

Mais ne nous égarons point dans les abstractions du raisonnement ; les gens qui sentent comme nous, m’auront entendue à demi mot : il est bien inutile de parler aux autres. Laissons donc à chacun l’opinion que mes tableaux lui auront fournie de mes amis et de moi ; c’est à nous de savoir si nous demeurions estimables : on nous accordera bien du moins que nous étions heureux.

Oui, nous l’étions sans doute, puisque nous excitions l’envie ; Saint-Amand et madame de Garancey s’étaient bientôt aperçus que les couronnes qu’on peut former sur les hauteurs du Parnasse, ne valent pas à beaucoup près celles que nous dérobions aux riants jardins de Paphos. Ces égarés présentaient donc humblement requête, et sollicitaient vivement pour qu’on les admît enfin à nos mystères secrets. Il n’y avait qu’un seul obstacle… les liens du sang entre Saint-Amand, qui n’avait pas encore perdu toutes ses aspérités, et notre pupille, pour qui, bien qu’elle fût très-émancipée, celui qui ci-devant avait eu le droit de la morigéner, pouvait n’être pas une fort désirable jouissance. Il fallait cependant, sous peine d’exclusion pour l’un des deux au moins, qu’ils se soumissent à l’indispensable obligation d’être toute à tous, tout à toutes. Un nouveau travail de ma part était donc nécessaire pour que les nouveaux aspirants pussent être adoptés. Je ne voulus nullement entendre à la clause palliative d’une exception d’activité seulement entre le frère et la sœur, tous deux participant d’ailleurs aux autres bénéfices et charges de la congrégation. Après quelques difficultés qui d’abord me firent craindre que l’affiliation de Saint-Amand ne fût impossible, Aglaé la première s’ébranla. Le frère hésitait… J’encourageais : ils osèrent, par spéculation d’abord… La nature eut bientôt fait le reste… Le goût s’en mêla presque au même instant. Le premier pas fait, ces êtres charmants furent étonnés de reconnaître que leurs précédents rapports n’avaient rien eu que de fantastique, et que les nouveaux amenaient une infinité de délices à la suite de la parfaite égalité[2]. Rien n’empêcha plus dès lors que l’heureux converti ne fût inscrit au tableau de notre voluptueuse confrérie, dont il augmentait considérablement le lustre. Quant à madame de Garancey, je n’ai pas besoin de dire qu’elle n’eut aucun examen à subir, aucune instruction à recevoir : il eût été question de rendre le pain bénit à toute la terre, que les frais de cette corvée n’auraient pu l’effrayer. Saint-Amand, éclairé d’une nouvelle lumière, ne manqua pas de reconnaître les torts qu’il avait eus avec moi. Sa grâce étant nécessaire pour qu’il pût être admis, je l’accordai sans peine avec mon suffrage ; mais cette fleur de sentiment qu’il avait eu la maladresse de fouler, ne pouvait renaître ; il allait n’être plus pour moi que l’égal des frères avec lesquels il était encore trop heureux de me partager.


  1. Ce long chapitre est d’une telle force dans le genre qu’on peut le nommer de la corruption, et Félicia s’y jette dans de si bizarres sophismes, que si, de peur de trahir nos devoirs, nous n’avons osé le supprimer, nous invitons du moins le lecteur à le franchir, d’autant mieux qu’on le peut faire sans perdre le fil de l’histoire. (Note de l’éditeur.)
  2. Tout beau, messieurs de la révolution : ce n’est pas de votre égalité régicide, fratricide, corsaire, cannibale qu’il s’agît ici…

     Odi profanum vulgus.