Monrose ou le Libertin par fatalité/III/19

Lécrivain et Briard (p. 105-110).
Troisième partie, chapitre XIX


CHAPITRE XIX

QUI SOULÈVE UNE DRAPERIE SOUS LAQUELLE
UN PETIT NOMBRE SAURA VOIR


Cette claire et complète éruption ne fut pas ce qui m’étonna de la part d’un être dont je connaissais depuis si longtemps l’extrême franchise, et sur lequel j’avais conservé le précieux ascendant de l’amitié ; mais ce qui surpassait mon espérance, c’était l’excès d’une générosité, si rare chez les maris, par laquelle d’Aiglemont justifiait enfin, au moment de l’épreuve, la bonne opinion qu’autrefois il avait essayé de me donner de ses principes. Il était donc tout de bon cet imperturbable honnête homme qui sentait que sa propre estime ne devait pas dépendre des fredaines d’une femme, et qui, devenu cocu, reconnaissait devoir se conduire comme il avait trouvé très-doux que les autres cocus se conduisissent avec lui ! Dès lors, redoublant d’estime et d’attachement pour d’Aiglemont, je reconnus à l’instant même lui devoir quelque réparation de ce qu’à partir de ses progrès dans la carrière libertine, j’avais injustement supposé qu’il n’était plus aussi pur au fond du cœur. À compte de ce que je pourrais faire un jour pour l’indemniser, je l’admis tout de suite à me rendre au sortir du bain des soins dont je savais qu’il s’acquittait à merveille, et dont le procédé récompense au centuple un complaisant amateur. De là, nous courûmes occuper ensemble, pendant deux heures, le lit voluptueux qui m’était préparé. Moments brûlants et rapides ! il n’y en eut pas un de perdu pour le fortuné marquis. Saint-Amand fut d’autant plus complétement oublié, qu’il se passa, d’encore en encore, bien des choses, ou que le méthodique artiste n’aimait pas, ou dont il n’avait jamais osé me faire le périlleux hommage. Ce fut une espèce de répétition générale que nous fîmes dans cette chaude occasion : j’y fus si contente de mon ancien ami, que je m’engageai presque à le faire récompenser aussi, par cette Aglaé tant désirée, des sacrifices difficiles auxquels il savait si bien se résigner pour le bonheur d’autrui.

Ma reprise avec d’Aiglemont allait occasionner une petite révolution dans l’intérieur de nos foyers. Saint-Amand avait conçu quelques soupçons au sujet de ce bain extraordinairement prolongé qui m’avait fait manquer une séance. Sachant que j’avais fait appeler d’Aiglemont de bonne heure, il s’était mis à l’affût. Il vit sortir le marquis, en assez mauvais ordre, du pavillon des bains, après ce qu’on sait. Il eut donc à la fois l’humeur d’un artiste, la jalousie d’un amant et la brusquerie d’un homme qui n’a pas fini, dans la meilleure compagnie, ce cours de belle éducation où l’on apprend à demeurer maître de soi dans les occasions les plus critiques, de peur de faire des sottises irréparables. Saint-Amand s’était trop échappé ; j’en fus piquée : le fragile édifice de l’une de mes plus durables fantaisies ne fut point à l’épreuve de ce choc imprévu. Nous eûmes un éclaircissement orageux. Capable peut-être de faire grâce à mon esclave rebelle[1], s’il ne m’eût reproché qu’une infidélité dont je ne venais point à bout de le dissuader, je ne me trouvais pas autant d’indulgence lorsque, se rejetant sur ce qui concernait sa sœur, il me remit devant les yeux, avec l’intention de m’humilier, la manière dont j’avais disposé d’elle. Dès cet instant le trop peu généreux Saint-Amand ne fut plus précieux pour moi.

Cependant, semblable au requin, qui, flatté de l’espoir de quelque proie, suit à fleur d’eau les vaisseaux battus par l’orage, l’avide madame de Garancey se trouva là pour gober l’artiste tout aussitôt que je le jetai à la mer. Ces illustres s’allumèrent aussi vivement à la flammèche du génie, que d’autres gens peuvent s’allumer au flambeau de Cupidon. Leur union, tout à fait sortable, me remettait en circulation, et soulageait en même temps nos fonciers sur qui notre muse tirait ci-devant, à tort et à travers, des lettres de change auxquelles il fallait bien faire honneur. Si mademoiselle Aglaé, sans respect pour les droits du sacrement, osait murmurer de ce que parfois on lui empruntait son cher Garancey, combien, à plus forte raison, la jeune marquise ne trouvait-elle pas mauvais qu’on lui écornât aussi de temps en temps son Monrose, sur lequel on n’avait aucune hypothèque ! Il me tardait de tarir, une fois pour toutes, ces sources de jalousie, d’où ne pouvait manquer de résulter enfin une mésintelligence tout à fait contraire à mes secrets desseins.

C’est ici l’occasion, cher lecteur, de t’avouer que, dès le commencement de la voluptueuse campagne où j’avais embarqué mes amis, je m’étais mis en tête de les rendre propres à devenir membres d’une société fortunée[2] où j’avais moi-même l’honneur d’être alors la principale dignitaire. L’un de mes plus importants devoirs était de faire beaucoup et de bonnes recrues ; mais il fallait pouvoir répondre de tous et de chacun des candidats. Pouvais-je mieux faire que de les préparer moi-même, de juger par mes propres yeux de leurs dispositions et de la future qualité de leurs services ! Quel coup de filet n’allais-je pas faire, si j’avais le bonheur de réussir ! Quel mérite n’était-ce pas acquérir ! De quelle gloire mon règne n’allait-il pas se couvrir, et de quelle note brillante enfin ne demeurais-je pas signalée dans les fastes immortels de l’ordre !

Aussi je m’efforçai dès lors à si bien assoupir autour de moi les intérêts particuliers, qu’il pût n’y en avoir enfin qu’un général, inébranlable. N’était-ce pas faire renaître avec un surcroît de délices ce temps heureux duquel d’Aiglemont avait bien eu raison d’articuler ses regrets ! Les barrières de l’amour-propre une fois renversées, il allait arriver dans ma société particulière que tout le monde gagnerait sans avoir fait la moindre perte. Tant soit peu plus cocu, d’Aiglemont avait enfin sa part de la délicieuse Aglaé ; Garancey, un peu moins occupé par elle, participait en revanche aux bontés de la charmante marquise ; Monrose cédait sans doute volontiers quelque portion de celle-ci, pour recouvrer à ce prix cette Aglaé qu’il n’avait possédée qu’une fois, cette rose superbe dont il n’avait pas eu la gloire d’entr’ouvrir le bouton sans se déchirer cruellement aux épines. D’ailleurs, j’étais toujours là pour assurer l’équilibre.

Malgré mes vingt-quatre ans et l’ancienneté de ma date avec tous ces messieurs, j’étais bien sûre d’avoir encore la main, et de pouvoir, toutes les fois qu’il me plairait, les commander à la baguette.


  1. J’ai dit, chapitre VI de la première partie, qu’il n’y avait point de chaînes chez moi… Je n’en donne point : tant pis pour ceux dont la manie est de s’en forger. Saint-Amand avait fait cette faute.
  2. Les Aphrodites. Cette année-là, Félicia était grande-maîtresse. Cet ordre sera peut-être connu quelque jour. (Note de l’éditeur.)