Monrose ou le Libertin par fatalité/III/10

Lécrivain et Briard (p. 51-56).
Troisième partie, chapitre X


CHAPITRE X

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN


« Malgré mes conseils réitérés de ne pas s’endormir sur le danger de pareille enclouure, mon cher maître aurait probablement dédaigné le courroux de l’oncle et de la nièce ; mais, avant-hier, un soin touchant fit accourir près de nous certain courrier volontaire dont le message nous mit enfin dans le cas de nous occuper sérieusement de madame de Salizy.

« Le courrier était un faux jockey, jeune fille à l’âme tendre, à l’esprit romanesque, femme de chambre ad intérim chez madame de Belmont : elle s’était bravement offerte pour aller, sous une forme masculine, se mettre au service du sacripant d’époux, afin de veiller sur toutes les actions de celui-ci, d’éclairer ses menées et de fournir toujours à temps à madame de Belmont l’occasion de s’en garantir.

« Chonchon (c’est le nom de l’espionne ou plutôt de l’espion rusé), Chonchon, qui, pour n’avoir vu mon maître qu’une seule fois chez sa maîtresse à la campagne, conservait de lui néanmoins un profond souvenir[1] ; cet enfant, dis-je, était venu toute la nuit pour prouver à mon maître son grand attachement, et l’avertir qu’il n’y avait sorte de mauvais desseins qu’on n’agitât chez madame de Salizy contre lui ; que M. de Belmont se vantait dans tous les tripots de chercher un petit freluquet de colonel dont il lui fallait les oreilles ; qui se cachait comme un lâche sous le cotillon des jolies femmes, mais qu’il saurait bien enfin déterrer et châtier ! etc.

« Qui connaît mon cher maître devine l’effet violent qu’avait dû produire sur lui cette franche confidence. Nous sommes partis sur le soir. Le lendemain de grand matin, j’étais chez notre homme, le priant de vouloir bien donner à certain colonel qui ne se cache point une heure d’audience au bois de Boulogne. J’étais en bourgeois et fort bien mis, quoiqu’en habit de voyage. M. de Belmont ayant voulu le prendre sur un certain ton, et s’échappant sur le compte de mon maître en propos peu mesurés, j’ai traité le quidam de haut en bas, et peu s’en est fallu que je n’aie fait sur l’heure, de l’autre querelle, la mienne propre. Mais à moi tant de liberté n’appartenait. « Vous paraissez fort ami de ce petit monsieur ! m’a dit le sieur Belmont d’un air massacrant. — Assez pour offrir ailleurs qu’ici cent coups de bâton à qui pense et parle de lui sans un respect que lui doivent surtout… les gens, quels qu’ils soient, qui se trouvent sous la férule de l’autorité. — C’est-à-dire, m’a-t-on répondu furieux, qu’il m’adresse un casseur de bras pour tâcher de faire diversion, et se tirer d’affaire au moyen d’un tiers qui paraît plus intrépide… — Point du tout : vous devez avoir très-bien entendu de quelle part je vous ai requis. M. le chevalier casse fort bien les bras lui-même, surtout aux bravaches. Au surplus, s’il en laissait à briser après lui, je me ferais un plaisir, monsieur, de justifier, à vos dépens, la bonne opinion que vous paraissez avoir de ma personne… » Pendant cet étrange colloque, mon homme s’habillait, servi par Chonchon, fort rudoyé, car il était en disgrâce à cause d’une absence dont, bien entendu, l’on n’avait pu lui arracher le secret, mais qu’on avait regardée comme l’étourderie d’un enfant, excusable pour la première fois en faveur de sa gentillesse.

« M. de Belmont allait être en état de sortir quand j’ai vu paraître dans la chambre une espèce de fantôme affublé d’un manteau jadis rouge, rapetassé, guenilleux, et le chef couvert d’un crasseux chapeau dont une aile était rabattue sur le visage. Quand cette figure étrange a quitté son enveloppe, quelle n’a pas été ma surprise en reconnaissant… Le croiriez-vous, madame la comtesse (il s’adressait à moi) ! la Bousinière ! l’infâme beau-père de cette mademoiselle Armande dont je sais que monsieur le chevalier vous a parlé !

« À ma fatale vue, le vieillard… n’a pu pâlir, — dès longtemps son cuir hâve et sec ne permet plus aucune transition de couleur, — mais le mouvement convulsif de ses rides a tiraillé ses sourcils et ses crins blanchis. « Te voilà donc, coquin ! a-t-il eu l’audace de me dire. Nous te tenons enfin !… Mon cher Belmont, ce malheureux est l’homme dont je t’ai parlé, cet assassin d’un de mes meilleurs amis et autant vaut d’un autre encore. C’est le même qui sert le ravisseur de ma coquine d’Armande, si sage avant de les avoir connus. »

« Je frémissais de rage. Un instant j’ai eu l’envie d’étendre à mes pieds l’atroce calomniateur sous un coup mortel de mon épine, déjà si fatale à l’exécrable Carvel. Mais je me suis contraint. Immobile, parfaitement maître de moi, j’ai préféré d’attendre comment allait se conduire son digne ami. « Quoi ! s’est écrié celui-ci, ce drôle à qui je faisais l’honneur de le prendre pour un galant homme, n’est que le valet de mon polisson ! Il n’y a pas à hésiter, mon cher la Bousinière, il faut à l’instant faire avertir un commissaire et… »

« Au regard subit de l’effrayé la Bousinière, Belmont, averti lui-même par le cri de sa conscience, a paru saisi d’effroi pour avoir inconsidérément prononcé le terrible nom du premier scrutateur des êtres de leur sorte. Leur embarras, leur muette stupeur ont mêlé pour moi d’un moment de plaisir cette scène désagréable. J’aurais donné beaucoup pour que mes vieux criminels s’enferrassent ainsi tout de bon dans le glaive de la justice… « Mais non ! a tout de suite ajouté le Belmont, ceignant enfin son épée de prévôt de salle ; le petit monsieur… m’attend ? — Et de pied ferme ! — Eh bien ! puisqu’il fait semblant d’avoir du cœur, je daignerai lui faire l’honneur de me mesurer avec lui ; quant à toi, l’ami, nous serons toujours à temps de te faire pendre… »

« J’avais un cheval à la porte. Chonchon venait de faire avancer un fiacre pour mes gredins ; je les y ai vus monter : de ce moment je n’ai plus perdu de vue la voiture, jusqu’à ce qu’elle se soit engagée dans la route au delà de la place de Louis XV. Pour lors piquant des deux, je suis venu prévenir mon cher maître, qui m’attendait à vingt pas de la porte Maillot, qu’incessamment il verrait arriver son méprisable adversaire. Il m’a remis ses pistolets, quand je lui ai dit que M. de Belmont se battrait à l’épée. »


  1. Voyez la seconde partie, chapitre XXXVIII.