Monrose ou le Libertin par fatalité/III/09

Lécrivain et Briard (p. 46-50).
Troisième partie, chapitre IX


CHAPITRE IX

DÉTAILS INTÉRESSANTS. RÉCIT DE LEBRUN


Quelle que fût notre impatience de savoir ce qui s’était passé, comment les jours de Monrose s’était trouvés en péril, quelle victime il avait immolée, toute curiosité cédait au désir d’apprendre d’abord s’il n’y avait rien à craindre pour sa vie. Eût-il eu déjà le pied dans la fosse, notre état de crainte et d’affliction n’eût pu s’exprimer plus fortement. La sensibilité, la tendresse avaient du premier saut franchi toutes les barrières : nous avions de beaucoup outrepassé le but. Monrose en personne, debout, avec toute son affabilité, tout son calme ordinaire, avait beau nous assurer qu’il n’avait presque aucun mal, son bras en écharpe et l’épaisseur que nous voyions d’un côté de son corps, démentaient jusque-là pour nous ses consolantes protestations. Le chirurgien qu’il avait amené sut mieux nous persuader, quand il jura que, de trois blessures qu’avait reçues notre ami, aucune n’était dangereuse, et qu’elles n’exigeraient même qu’à peine qu’il gardât le lit ; mais nous frémîmes, les écluses de nos yeux se rouvrirent et l’appartement retentit de nos sanglots, lorsqu’on nous apprit que, si certain coup n’avait pas heureusement porté sur une côte, Monrose l’aurait eu tout au travers du corps.

Enfin, quel avait été l’adversaire ? M. de Belmont, cet homme funeste dont tout à l’heure encore le prélat me parlait ; ce scélérat que la Providence avait exprès ramené d’Amérique, pour qu’il subît enfin un châtiment, trop honorable sans doute, qu’il avait mérité par une longue suite de déportements.

Lebrun, le fidèle et brave Lebrun, témoin du combat, toujours aussi propice que dévoué Mentor de notre précieux Télémaque, c’est Lebrun qui, prié, pressé, carressé, va nous faire enfin l’histoire intéressante de l’origine de la rixe, de la scène et de son dénoûment tragique. Lebrun a pour auditeurs, avec moi, mesdames de Garancey, d’Aiglemont, le prélat, Saint-Amand ; et quand il est près de commencer son récit, survient la jeune marquise, que j’avais fait appeler. Ce qu’il reste d’agitation à celle-ci, quoique je l’aie fait rassurer par de bien bonnes nouvelles, nous surpasse encore ; mais elle est censée dans le premier mouvement, et son trouble alors paraît assez naturel.

« Le seul défaut de mon cher maître, dit l’orateur Lebrun, c’est d’être trop aimable. (Lebrun aurait pu se dispenser de dire cela : nous le savions toutes.) Certain je ne sais quoi qu’il a (nous savions bien encore ce que c’était) fait que les femmes sont endiablées à le pourchasser. Il existe de par le monde une jolie dame à qui, par malheur, il a fait un enfant ; du moins elle lui en décerne l’honneur, quoique, lors de cette fabrication, elle eût encore un époux sur le dos duquel, ce me semble, elle devait bien, en bonne conscience, jeter le fardeau ; mais bizarre, extravagante, ou plutôt méchante alors comme un diable, elle n’en avait rien voulu faire, afin d’avoir de quoi nous tourmenter.

« L’époux est mort peu de jours après qu’on est venu s’établir ici. La veuve avait écrit sur l’heure à mon maître qu’étant née de condition, ayant été déshonorée par lui (c’était son mot) et se trouvant héritière d’une assez jolie fortune, elle ne croyait pas qu’il eût rien de mieux à faire que d’accourir pour passer l’éponge du sacrement sur une tache avouée par elle-même, non-seulement à son mari, lorsqu’il vivait encore, mais à toute sa propre famille. Cette dame était grosse alors de plus de sept mois.

« Honoré de la confiance de mon maître sur certains objets (ici je vis rougir trois ou quatre des écoutantes), je lui avais cordialement conseillé de répondre avec adresse et douceur à l’arrogante veuve ; mais il a dédaigné mon avis ; une réponse légère, où se trouvait surtout très-épigrammatiquement réfutée l’accusation d’être l’auteur d’un déshonneur dont il citait plusieurs à-comptes antérieurs à leur connaissance, cette réponse, portée par moi-même, avait fait le plus mauvais effet imaginable. Il se trouve que madame de… »

Lebrun hésitait : « De Salizy, dis-je alors. — Vous la nommez, madame la comtesse[1].

« Cette madame de Salizy se trouve être fille d’une sœur de M. de Belmont. Celui-ci, tombé des nues à Paris, et trop heureux de n’y être pas logé d’emblée aux dépens du gouvernement, était venu mettre pied à terre chez sa nièce. Bientôt, confident de la grossesse illégitime, et venant à découvrir encore, par un cercle d’informations, que le prétendu suborneur était le même que certain cavalier qu’on assurait avoir été l’amant et, qui pis est, le commensal de madame de Belmont, comme oncle et surtout comme époux, M. de Belmont avait résolu de se faire, de l’aventure de sa parente, une affaire personnelle.

« En conséquence, j’avais rapporté à mon maître, avec beaucoup d’injures très-bien écrites de la part de la nièce, des menaces grossières de la part de l’oncle protecteur. Mais il les avait signées Francœur, parce qu’à tout hasard il avait eu la précaution de quitter son nom à la barrière, ayant de longue date à Paris plusieurs de ces vigilants amis qu’on nomme créanciers, et qui, lorsqu’après une absence ils ont le bonheur de retrouver l’ami pour qui leur bourse s’est ouverte, aiment mieux gêner un peu sa liberté que de risquer d’être privés derechef de sa chère présence. Ce diable de nom d’emprunt m’empêcha absolument de savoir d’abord à qui nous avions affaire ; une croix de Saint-Louis, fourvoyée sur la poitrine d’un estafier, lui donnait à nos yeux l’air d’un homme auquel on pouvait devoir des égards. »

  1. Voyez la première partie, chapitre XXIV, page 120.