Monrose ou le Libertin par fatalité/II/39

Lécrivain et Briard (p. 224-228).
Deuxième partie, chapitre XXXIX


CHAPITRE XXXIX

REPENTIR D’ARMANDE. MORT DE BÉATIN


« Le lendemain ! de trop bonne heure pour que j’eusse encore pensé à faire quelque toilette, Lebrun introduisit chez moi deux dames méconnaissables sous de longs voiles d’une gaze noire et serrée. Mais si je fus étonné de voir madame Faussin, je le fus bien davantage de reconnaître celle qui l’accompagnait pour mademoiselle de la Bousinière.

« Celle-ci ! par sa promptitude à se prosterner devant moi, fondant en larmes dont elle arrosait humblement mes pantoufles ! ne me laissa pas le temps d’éprouver à son occasion le moindre sentiment dur et pénible. Ce fut l’attendrissement qui, le premier, s’empara de mon cœur. Lebrun lui-même ne put s’empêcher de s’écrier : « Les scélérats ! où ont-ils égaré cette pauvre créature ! » S’il n’eût craint de compromettre son caractère stoïque, il eût sans doute, ainsi que moi, mouillé ses paupières, mais il escamota ses larmes en se retirant pour l’honneur de sa fermeté.

« J’accourcis de mon mieux une scène déchirante : persuadé qu’Armande n’avait pu se résoudre à venir chez moi qu’avec des intentions louables ; convaincu que, sans cela, Juliette ne l’y eût point amenée, je dis à la malheureuse fille tout ce que je pus imaginer de consolant. Les pleurs s’essuyèrent. J’avais ordonné pour déjeuner quelque chose de plus galant qu’un simple café… Madame Faussin, qui s’était chargée des explications, me dit que dès le lendemain de notre connaissance sympathique, elle s’était rendue chez Armande, et l’avait priée de lui éclaircir toute l’affaire qui me concernait ; qu’Armande, d’avance au désespoir de la tournure que paraissait prendre cette abominable intrigue, avait juré n’y avoir d’autre part qu’une obéissance forcée par la crainte des plus cruels traitements, mais que, lasse enfin des retours trop fréquents de sa complaisance pour un père atroce, elle avait aussitôt résolu de se soustraire à sa tyrannie, de le fuir, et que, dans le cas où il voudrait s’opposer à cette retraite, elle était décidée à déposer dans le sein du ministre de la police le secret d’une infinité de crimes dont le moindre pouvait attirer d’ignominieux châtiments sur l’exécrable vieillard ; le projet d’Armande s’était exécuté la veille en présence de madame Faussin et d’un honnête curé, son parent, témoins qui en avaient imposé si bien au scélérat la Bousinière, qu’il n’avait osé faire aucun effort pour retenir sa fille. Elle avait passé la nuit dans la maison de M. Faussin. Celui-ci, mis au fait de toutes les circonstances secrètes par Armande, et ne pouvant plus faire semblant de douter que le billet ne fût un faux fabriqué par la main exercée du perfide Saint-Lubin ; M. Faussin, dis-je, avait assuré que, dès qu’on lui aurait payé ses frais, il mettrait, par la destruction du billet et de toute l’ébauche de la procédure, les intéressés respectifs hors de cour. Il ne s’agissait que de quatre louis : à la vérité, M. Faussin n’avait pas encore fait dans toute cette affaire de la besogne pour un écu ; n’importe, je promis à sa femme de passer chez lui le même jour pour le payer et faire détruire sous mes yeux jusqu’au moindre vestige de cette contestation : tout y était imposture, jusqu’à la grossesse d’Armande. Celle-ci, bien éloignée d’être dans cette fâcheuse situation, usait secrètement depuis six mois d’un breuvage, en guise de thé, dont l’effet infaillible était d’empêcher qu’elle ne pût devenir mère, ressource funeste qui menaçait de ruiner enfin la plus robuste santé. J’appris encore que Saint-Lubin, lorsqu’il m’avait introduit chez la Bousinière, n’avait pensé d’abord qu’à me faire tirer une plume de l’aile, — c’était son refrain, — mais qu’à l’occasion de la bastonnade reçue au boulevard, furieux, il avait conçu des projets plus vastes : de là cette grossesse supposée, cette promesse de mariage, ce dédit fabriqué, etc. M. Faussin, qui n’y regarde pas de si près quand il s’agit de quelque aventure où il y a de l’argent à gagner, se proposait de soumettre celle-ci à toute l’étiquette de la forme. Il avait bien recommandé au vil la Bousinière de se tenir coi jusqu’à l’échéance ; mais l’esprit brouillon du chaud vieillard et son perpétuel besoin d’argent lui avaient fait, par bonheur, prématurer les démarches : de là le message de la Prudent, sa propre visite, d’où la mienne chez M. Faussin, d’où l’heureuse connaissance de Juliette, d’où sa non moins heureuse médiation et enfin le courage d’Armande à se sacrifier en vue de tout réparer. Je devais bien à cette infortunée d’avoir soin d’elle jusqu’à ce qu’on eût imaginé des moyens de la dédommager et de la mettre à couvert des iniquités auxquelles on devait nécessairement s’attendre de la part du beau-père frustré et furieux. Je priai Juliette de pourvoir provisoirement à tout : elle m’en donna sa parole.

« Ces dames avaient encore de bonnes nouvelles à me donner du Marais. Cette même nuit. Béatin était mort de sa blessure, blasphémant contre le ciel et compromettant effroyablement, à travers mille imprécations, Carvel, complice de quelques anciennes débauches et d’un récent assassinat, Carvel, en un mot, l’assassin même du malheureux docteur. Carvel, mandé vers le soir, et qui ne s’attendait guère à cette horrible scène, était venu, non sans beaucoup de difficulté, car, sans parler de ses meurtrissures, que le vice d’un sang scorbutique faisait dégénérer presque toutes en ulcères, il souffrait depuis plusieurs jours de douleurs aiguës à la tête, où le chirurgien soupçonnait un dépôt mortel si l’on ne recourait peut-être à la terrible extrémité du trépan. Carvel, enflammé de rage par les propos de son complice expirant, troublé peut-être de remords et frappé de la punition que Béatin recevait enfin de ses propres crimes, avait eu sur-le-champ d’affreuses convulsions suivies d’une faiblesse : on l’avait rapporté chez lui dans un état qui ne permettait pas d’espérer qu’on pût lui conserver la vie. »