Monrose ou le Libertin par fatalité/II/35

Lécrivain et Briard (p. 200-207).
Deuxième partie, chapitre XXXV


CHAPITRE XXXV

VISITE AVEC MADAME FAUSSIN


« De sombres nuages qui obscurcissaient le ciel lorsque j’entrai chez le procureur, venaient de se convertir en une grosse pluie. À la porte de la maison une très-jolie personne s’impatientait vivement contre l’un des clercs. Il s’agissait d’un fiacre qu’elle avait fait appeler, mais qui, las d’attendre, s’était chargé du premier passant, et la laissait dans l’embarras. Au ton de supériorité de la grondeuse, à l’humble modération du grondé, j’eus un pressentiment que cette dame était la maîtresse de la maison. Cependant à peine vingt ans ! et M. Faussin en avait bien soixante-et-dix !

« Madame, lui dis-je, la saluant avec tout le respect qui pouvait colorer une proposition hardie que j’allais risquer, je m’estimerais bien heureux de vous être bon à quelque chose, et si vous daigniez vous servir de ma voiture… » ? Un brusque silence de la part de cette femme qui venait de débiter si rapidement une litanie d’injures au pauvre clerc, son regard fixe, étonné, curieux, tout cela me fit craindre que, mes intentions interprétées tout de travers, ou plutôt devinées, on ne songeât à me laver la tête à mon tour, pour m’apprendre à offrir, en plein jour, un vis-à-vis à une femme dont j’étais inconnu… Mais point du tout. « Je suis bien sensible à votre politesse, monsieur, me dit-elle ; ce serait vous priver… de votre voiture… — Comment ! vous laisser à pied, madame ! — Vous y seriez vous-même… Non, monsieur… je suis bien fâchée de ne pouvoir… On trouvera sans doute un autre fiacre… — Je ne souffrirai pas, madame, que vous attendiez impatiemment quand je puis… » Je sortais filant et disant à mes gens de conduire la dame partout où elle ordonnerait, « Un moment, monsieur… (En me rappelant.) Puisque vous êtes si complaisant… (Elle était d’une rougeur délicieuse.) Mais c’est que je vais très-loin… Aurez-vous bien la patience de m’y conduire ? — Fût-ce au bout de l’univers ! » Et je serrais involontairement la main qu’elle me donnait pour monter… On demandait l’ordre. « Près de l’École militaire, dit-elle ; j’avertirai quand nous serons à portée. » Je ne me sentais pas de joie, voyant que le bonheur d’avoir en face une des plus jolies mines de la capitale m’était assuré pour tout le temps d’une si longue course. Je ne savais encore quelle était ma nouvelle connaissance : cependant je tenais, avec chagrin, à l’idée que cette beauté pouvait être madame Faussin. Quel meurtre ! Le Châtelet aurait-il ainsi enlevé des appas qui auraient fait à l’Opéra la plus brillante fortune ! Voici comment, sans être indiscret, j’appris que j’avais deviné. « Je vais, me dit-on, dîner chez ma mère, avec qui M. Faussin s’est brouillé comme un sot. Il n’a pas le droit de m’y accompagner. — C’est donc à madame Faussin que j’ai l’honneur de parler ? — Je la suis par malheur ; mais, pour ceux qui savent combien la personne et le nom de mon époux me sont odieux, je ne suis que Juliette. »

« Une aversion assez vive pour qu’on ne fût pas maîtresse de le cacher, même aux gens qu’on voyait pour la première fois, me parut de bien bon augure… Rien n’est aussi parlant au monde qu’une bourgeoise de Paris.

« Mon père, huissier priseur, continua Juliette, m’a mariée par force et malgré ma mère, il y a trois ans, à son vieux coquin d’associé, parce que cette union était entre eux un mezzo termine, pour éviter des chicanes scandaleuses, à propos de quelques intérêts confondus et fort embrouillés. Par bonheur, j’ai pu m’emparer du pouvoir. Très-humble valet de sa femme, M. Faussin n’a d’un époux que le soin de gagner de l’argent et de fournir à la dépense… Mon père, afin de me consoler un peu de son injustice, m’a laissé en mourant quelques revenus secrets ignorés de mon butor : avec ce petit bien-être, et m’étant rendue libre, je viens à bout de supporter mon état, qui serait bien cruel si je n’avais pas d’un jour à l’autre à espérer qu’un vieillard cacochyme, apoplectique, qui ne dépenserait pas un écu pour se racheter la vie, crèvera subitement et me laissera ses riches dépouilles. » Cette dame pouvait avoir le cœur un peu dur, mais du moins elle avait une précieuse franchise ; au surplus, elle aimait beaucoup sa mère ; elle m’en a dit un bien infini.

« Juliette était une de ces brunes blanches à l’œil brûlant, aux vives couleurs, à la pétulante vivacité : autant de sûrs pronostics d’un impétueux penchant à la galanterie. Dans ce cas, pouvait-elle être l’épouse de M. Faussin, avoir enduré déjà trois ans de cette galère, être pourtant toujours jolie, fraîche et d’humeur gaie, sans qu’elle eût pris soin de se faire quelques petites ressources ! Il y avait donc à parier qu’elle ne manquerait pas d’indulgence si j’avais la témérité de lui proposer de convertir en partie fine le trop court tête-à-tête qu’un heureux hasard venait de me procurer.

« Nous approchions de l’École militaire ; la pluie, qui n’était que d’orage, avait cessé ; le soleil recommençait à briller de tout son éclat, « Il est de bien bonne heure pour dîner, dis-je avec un feint embarras ; le temps est devenu si beau, madame, que si vous n’étiez pas extrêmement pressée, il y aurait du plaisir à faire un tour de boulevard neuf. — Vous verrez, me répondit-elle en souriant, que je vais me montrer sur le boulevard, au grand jour, dans un vis-à-vis avec un jeune homme… (Ici la rougeur valut pour moi le plus agréable compliment.) Il faudrait que je fusse folle… — Où serait le mal ? — Le mal ! le mal ! je le sais bien, où… (Elle voulait retirer de mes mains les siennes que j’avais prises.) — Que ce M. Faussin est heureux ! — Lui ! pas trop, ou, si c’est ce que vous imaginez peut-être, pas du tout, car, grâces au ciel, il en est encore à oser me prendre le bout du doigt — Serait-il bien possible ! — Je vous le jure : d’abord, il ne lui faut plus de cela… Et puis… mais ne me regardez pas comme ça donc !… — Quoi ! n’oser pas même vous regarder !… — Il fait une chaleur dans votre voiture… Je vais descendre les stores. — Encore mieux !… » Son agitation était frappante ; aux mouvements du fichu, je reconnaissais non-seulement que Juliette était sensible, mais qu’elle devait avoir une gorge admirable… Cependant nous n’étions plus qu’à cent pas de l’endroit fatal où devait finir mon heureux tête-à-tête… « Mon Dieu, dit-elle, je n’oserai jamais entrer chez ma mère dans l’état où vous m’avez mise. — Où je vous ai mise ! est fort bon ! Que vous ai-je fait ? — Suffit !… Ma mère entendra une voiture s’arrêter, elle regardera par la fenêtre et me verra l’air d’une folle… Que n’imaginera-t-elle pas !… — Eh bien ! allons faire un tour… Au boulevard ! » criai-je en même temps.

« Il n’y avait pas un moment à perdre ; nous étions à un coin de rue, le cocher tourne rapidement… « Voilà qui est d’une extravagance ! dit Juliette ; mais j’y suis comme forcée… » Je surpris en même temps un air de soulagement intérieur, une ombre de sourire… Quand nous entrâmes dans l’allée, Juliette était rayonnante de satisfaction et de beauté. « Ah ! M. le chevalier, me dit-elle avec un gros soupir, qu’allez-vous penser de moi ? — Que vous êtes un ange, que vous avez autant de complaisance que d’agréments. Le trait de confiance et d’amitié que vous voulez bien me donner en ce moment, ajoute encore à l’amour dont m’avait pénétré le premier de vos regards. — Vous croyez donc à ces coups subits de sympathie ? — Pourrais-je n’y pas croire quand vous m’en faites éprouver un si frappant ! Ah ! que ne pouvez-vous y croire vous-même, adorable Juliette, et, vous livrant avec quelque faveur à la douceur de l’expérience, que ne fournissez-vous vous-même un exemple de plus !… — Mon Dieu, interrompit-elle, nous volons… Cette allure est trop remarquable… » J’ordonnai qu’on nous menât au petit pas. Cependant j’étais toujours le maître des plus jolies mains du Châtelet : quelle différence de ces menottes potelées, blanches comme le lys, aux horribles serres de M. Faussin, que j’avais très-bien remarquées et dont les doigts crochus avaient perdu tout à fait la faculté de se redresser ! Vous savez, chère comtesse, combien ce boulevard neuf est solitaire. Je pus y baiser impunément des mains qui m’auraient peut-être effrayé si je n’avais pas été comme sûr, d’après la confidence qu’on m’avait faite, que jamais aucun détail conjugal ne les avait déshonorées. Des jambes brûlantes, qui n’étaient plus pour le coup celles de la haridelle Flakbach, m’électrisaient… Une de mes mains ébauchait une indiscrétion… On voulut s’y opposer… Ce mouvement mit à deux doigts de ma bouche celle de la charmante Juliette : je ne pus m’empêcher d’y planter un baiser… « Ah !… dit-on tout bas, voilà ce que je craignais !… » Le baiser est parti… se fixe ; les têtes n’y sont plus… Le larcin suspendu s’achève… La main hardie qui s’était faufilée ne rencontre plus d’obstacle… Le trésor dont M. Faussin est propriétaire ad honores se trouve pillé. Je ne sais quel mal peut me vouloir de mon audace la raison de Juliette, mais son tempérament me prodigue les plus sensibles expressions de sa reconnaissance. »