Monrose ou le Libertin par fatalité/II/22

Lécrivain et Briard (p. 122-125).
Deuxième partie, chapitre XXII


CHAPITRE XXII

ALTERCATION À PROPOS DE JUPITER


« Tandis que dans l’hôtel garni les choses s’étaient passées au grand contentement de tout le monde, d’autres gens n’avaient pas été d’aussi bon accord : je veux dire les maris de nos dames. Vous vous souvenez, chère comtesse, qu’ils étaient allés chez un antiquaire ? Nicette, qui affichait le goût de s’instruire, les connaissances et même le génie, n’avait pas manqué de suivre ces messieurs. Le plénipotentiaire, en façon de Mécène, et voiturant, était aussi de cette docte partie ; d’Aspergue s’était rendu poétiquement, à pied, au lieu convenu.

« Déjà depuis quelque temps on admirait : le cicerone possesseur de tant de choses uniques vendait avec succès son baume. Moyennant de belles paroles et la dose de foi dont les assistants étaient pourvus, telle mitraille dont le chaudronnier ou peut-être un vrai connaisseur n’aurait offert que le poids du cuivre, se trouvait avoir plus de valeur que le plus riche tiroir du magasin d’un joaillier. Un malheureux Jupiter-Ammon vint là bien mal à propos montrer ses cornes[1]. Partant alors d’un grand éclat de rire, et prenant tout le monde à témoin, l’ingénieux Moisimont prétendit que ce Jupiter ressemblait à son ami Des Voutes d’une manière frappante. Il y avait en effet entre ces deux têtes quelques faibles rapports. On rit, et le bon Des Voutes lui-même, quoique du bout des dents. Cette plaisanterie pouvait n’avoir aucune suite fâcheuse, mais le minutieux Moisimont, dont le défaut, commun à tous les rimailleurs, était de tourner en cent façons une idée qui lui semblait plaisante, revint si souvent sur celle de cette conformité ; persiffla tant, proposa si maladroitement à son ami d’acheter cette médaille pour la faire porter par sa femme au cou, en guise de portrait ; bref, il fut si impertinent, que malgré sa douceur naturelle, Des Voutes, qui d’ailleurs avait du caractère, se sentit sourdement enflammer et médita de punir le petit homme.

« Au retour, il y eut dans la voiture une explication, d’abord assez tranquille, mais bientôt orageuse. Des Voutes traita son ci-devant ami de freluquet ; ajouta qu’il avait bien voulu, par égard pour la personne chez laquelle on se trouvait, ne point faire une scène, mais qu’il exigeait maintenant des excuses ou une satisfaction, sauf, en cas de refus, à se faire raison lui-même. En vain le plénipotentiaire, si poltron qu’il avait peur de sa propre épée quand elle était à son côté, s’efforçait-il d’apaiser cette querelle : Des Voutes, selon l’usage des bilieux, s’animait de plus en plus, à proportion de la peine qu’on se donnait pour tâcher de le calmer… « Eh bien ! monsieur, disait avec légèreté le petit taquin de Moisimont, au lieu de reconnaître ses véritables torts, on vous satisfera… On vous rendra raison, monsieur, mais cela n’empêchera pas que le Jupiter-Ammon ne vous ressemble à étonner. Je trouve seulement que la coiffure en volute va beaucoup mieux à l’effigie, que votre perruque actuelle à l’original ! »

« On rentrait dans ce moment. L’Excellence effarée accourut chez le comte, et ne fut pas peu surprise de nous trouver barricadés chez lui. Certain air de désordre qui régnait dans la pièce (c’était la chambre à coucher) ; ce rideau que, dans le premier moment de l’attaque, madame de Moisimont et le comte avaient fait tomber ; d’autres détails encore prêtaient beaucoup aux conjectures. Cependant il faut aller au plus pressé ; le baron, suffoqué, nous raconte l’aventure et le danger des suites. L’excellente Des Voutes, qui tout de bon a pour son époux de la franche amitié, se trouve presque mal ; mais madame de Moisimont ne prend pas la chose de même. « Je reconnais bien là, dit-elle, mon petit sot de mari ! Où est-il ce beau monsieur ? Il faut que je lui parle !… »

« Au même instant les brouillés nous sont amenés à leur tour par Nicette. Elle était demeurée d’abord avec eux pour empêcher l’effet des premiers mouvements ; mais commençant enfin à n’avoir plus d’autorité, elle désespérait de dissuader M. Des Voutes de s’armer, d’en faire faire autant à Moisimont, et de demander un fiacre pour aller se couper la gorge. Moisimont, bien éloigné d’abord d’imaginer que la chose pourrait aller aussi loin, ne s’était pas fait prier pour suivre Nicette. Des Voutes seul résistait ; ce fut bien malgré lui que nous le fîmes entrer et l’enfermâmes avec nous dans la chambre. »


  1. On sait que sous cette forme Jupiter a deux cornes de bélier tournées en spirale.