Monrose ou le Libertin par fatalité/II/20

Lécrivain et Briard (p. 111-115).
Deuxième partie, chapitre XX


CHAPITRE XX

PROPOSITION SÉDUISANTE. ACCEPTÉE


« Le lendemain je ne fus pas médiocrement étonné de voir entrer chez moi fort matin le grand-chanoine ; à l’embarras que semblait lui causer la présence de mes gens, je devinai qu’il avait quelque chose d’intéressant à me dire, et qu’il souhaitait que nous fussions seuls. J’eus pour lui cet égard.

« — Mon cher chevalier, me dit-il, je vous croyais plus raisonnable : sachez que madame Des Voutes et moi nous nous aperçûmes parfaitement hier soir de votre folie ; c’est-à-dire que de cinq témoins qu’il y avait dans cet entresol, trois étaient dans votre confidence ! Il faut être aussi cruche que l’honnête Des Voutes, malgré ses connaissances en poésie grecque et latine, aussi hanneton que l’improvisateur Moisimont, et enfin d’aussi bonne composition que Nicette, pour que vous ayez pu consommer votre petite infamie, sans causer le plus affreux scandale, et peut-être quelque catastrophe. La bonne madame Des Voutes était glacée d’effroi. — Est-il bien possible, répondis-je d’un ton un peu persiffleur, que nous ayons ainsi failli de nous compromettre pour avoir hasardé de faire une pauvre petite fois, à la dérobée, ce que vous regrettez si fort, mon cher comte, qu’on ne puisse recommencer dix fois par jour ! » Ma note ne le déconcerta point : elle fit seulement dégénérer en pourparler assez gai notre éclaircissement, qui avait débuté par une espèce de mercuriale. « Je vous entends, répliqua mon homme ; eh bien, chevalier, en me démasquant, vous venez d’avancer beaucoup une négociation qui motive la visite que j’ai l’honneur de vous faire. Nous sommes, à ce qu’il paraît, de la même étoffe, mon cher ami : je ne fais donc plus de façons avec vous, et vais vous parler à cœur ouvert. J’ai pour votre folle conquête un caprice de la dernière vivacité, qui me tracasse, qui me tue. Je serais bien malheureux si votre arrangement était une passion. D’abord, je vous prédis que vous en seriez la dupe. Je vois madame de Moisimont en suspens entre deux tourbillons dont l’un ou l’autre vous l’enlève également : ou l’ambition, une fois assise sur quelque fondement solide, fera de cette femme ardente le plastron des premiers commis, du conseil et des ministres ; ou gâtant de ce côté-là toutes ses affaires, et cédant à son tempérament, que son mari lui-même assure n’avoir point de bornes, elle sera le volant de tous les beaux, les roués, les illustres de notre capitale. Bien fou, bien sot alors qui serait attaché tout de bon à cette orgienne. Vous la possédez, mon cher, dans un moment précieux, mais qui ne peut durer : je suis un homme perdu, si vous n’êtes pas assez généreux pour me laisser incruster mon caprice dans le très-petit espace que je vois être encore à notre disposition. Que dis-je ! vous me devez peut-être ce dont je viens vous supplier, puisque c’est moi, moi seul, qui retiens depuis quinze jours l’écervelé d’époux, ridiculement en pastorale avec notre virulente Flakbach, et tout près de conclure. Il ne l’aura pas plutôt approchée, qu’il faudra fuir comme un serpent sa charmante moitié… » À cet égard, je rassurai le comte : je savais de Mimi que son plan était fait, et que le mouton, fût-il heureux ou malheureux à la loterie de madame de Flakbach, cette liaison serait désormais le prétexte de refuser net au petit volage la jouissance du privilége conjugal. « À la bonne heure ! dit le comte ; cela va nous donner un peu de marge. Mais, écoutez, chevalier : un service en vaut un autre ; si je vous disais tout net : « Oubliez un moment que vous êtes propriétaire actuel de madame de Moisimont, et tandis que j’usurperai, ne fût-ce que pour une heure, un petit coin de son cœur, je fermerai les yeux, moi, sur la confiscation que vous pourriez faire de sa succulente amie, mon dévolu, » vous seriez peut-être homme à m’objecter que le marché ne vaudrait rien pour vous ? Croyez cependant, mon cher, que les meilleures auberges ne sont pas toujours celles dont les enseignes sont le plus dorées. Je me pique d’être connaisseur, et surtout je suis de bonne foi : croyez que je ne pense point à vous attraper en vous proposant un troc de gentilhomme, où je gagnerai beaucoup, à la vérité, parce que j’ai la tête à l’envers pour votre folle, mais où je vous donne ma parole d’honneur que vous ne perdrez pas. Tout peut se passer à petit bruit chez moi, où j’ai, dans ce moment même, l’occasion de réunir ces dames, leur ayant promis de les mettre en confidence d’une collection d’estampes que je leur ai fort vantées et qu’elles meurent d’envie de voir. Les maris sont allés, sous les auspices du d’Aspergue, admirer le cabinet d’un vieux fou d’antiquaire qui les retiendra tout le matin. Laisserons-nous échapper une occasion aussi belle !… » Je n’étais pas assez fat pour promettre avec l’assurance du comte que, ne m’opposant à rien, madame de Moisimont le rendrait heureux, mais du moins j’allais pouvoir, de bonne guerre, entreprendre la savoureuse Dodon ; j’allais faire une étude de plus au sujet de mon extravagante ; il fallait voir comment elle soutiendrait cette épreuve. Au bout du compte, de quelque façon que tournât la chance, il y avait toujours du plaisir pour moi. Pressé par le comte de faire à la hâte une toilette du matin, je fus bien vite en état de le suivre : nous volâmes à son hôtel garni. »