Monrose ou le Libertin par fatalité/II/19

Lécrivain et Briard (p. 104-110).
Deuxième partie, chapitre XIX


CHAPITRE XIX

SUITE DU PRÉCÈDENT. HARDIESSE DE MIMI.
C’EST TOUJOURS MONROSE QUI PARLE


« Quand je parus à la loge, toute la société me fit accueil, excepté le baron, qu’en effet je contrariais beaucoup, sans m’en douter. Comme il n’y avait rien à gagner pour sa galanterie auprès de madame Des Voutes, qu’occupait le comte, ami craint et respecté ; comme madame de Moisimont affectait de ne compter pour quelque chose au monde que des gens en place dont elle pouvait tirer quelque parti, ou leurs alentours, la petite Excellence, tout calculé, se proposait d’en conter à Nicette. Était-ce pour elle ? était-ce pour madame de Moisimont que j’avais fait, sans doute exprès, ce voyage de Versailles ? En attendant que le jaloux baron sût à quoi s’en tenir, il prit de l’humeur, et n’eut pas assez de politique pour empêcher ses petits yeux gris de me l’apprendre. Comme j’ai peu de respect en général pour les importants et les prétentieux, je fus, de ce moment, aussi avare d’attentions avec le petit ministre, que j’en étais libéral avec tout ce qui m’entourait. Gênant à dessein pour lui seul, je m’arrangeai si bien qu’il lui fut impossible d’approcher des dames que j’avais amenées. Il n’y tint pas ; au moment du ballet, après s’être plaint que la loge fût trop pleine, qu’on y étouffait, ce que je me gardai bien d’avoir l’air d’entendre, l’Excellence sortit et fut étaler au balcon, en face de nous, la plaque brillante[1] qui décorait son modeste habit du jour.

« Cependant Mimi venait d’embaumer le sang de son mouton (c’est ainsi qu’elle nommait le cher petit mari). Celui-ci, déjà bouffi de se croire à moitié fermier général, ne savait comment remercier assez une femme si essentielle. Ne convenait-il pas de marquer par quelque fête l’époque de ce fortuné voyage, et de mettre le comble à la douceur d’un aussi beau jour ! Voici ce que M. de Moisimont imagina pour cet objet : « Il faut, dit-il, nous rabattre tous, après le spectacle, au Palais-Royal ; nous y souperons chez le meilleur restaurateur, et puisque plus on est de fous, mieux l’on rit, nous prendrons chez elle, en passant, madame la baronne de Flakbach. »

« Au nom de Flakbach, je frémis, et de même que l’infortuné Belphégor, qui ne songeait qu’à déguerpir dès que la funeste Honesta lui faisait soupçonner sa présence, j’étais prêt à faire retraite ; mais l’adroite Mimi, qui devinait également et mes raisons et celles de son époux ; Mimi, qui, sans aimer son mouton, comme on sait, et l’équipant de toutes pièces, trouvait cependant très-mauvais qu’on l’occupât ailleurs ; l’amoureuse Mimi d’un coup d’œil m’ordonne de rester, et rompant tout net en visière au trop galant Moisimont : « Point de Flakbach ! dit-elle d’un ton de maîtresse, ou je me renferme chez moi. Passe pour souffrir entre quatre murs, parce que je suis étrangère, une personne aussi décriée ; mais la soirée est belle, je voudrai me promener au jardin ; or je ne voudrais pas pour une couronne qu’on me vît en public avec cette femme-là ! — Mais, m’amour, déjà plusieurs fois… — Je n’étais pas au fait ; il n’y a qu’un cri contre cette aventurière, et je prierai votre M. d’Aspergue de choisir mieux désormais les êtres avec lesquels il croira pouvoir me faufiler. — Il y a de la prévention, mon cœur… — C’est assez ! Voyez tant que bon vous semblera, chez elle, votre madame de Flakbach, mais je vous défends de m’encanailler davantage de ce rebut de la qualité. J’ai dit ! »

« Personne, dans cette grave occasion, n’ayant pris le parti de l’illustre personne, l’exclusion que venait de trancher Mimi fit arrêt : le déconfit Moisimont, qui ne pouvait pourtant plus mal s’adresser, parut en appeler à moi seul par un petit regard furtif, en pliant les épaules, ce qui signifiait : Que les femmes sont capricieuses ! Je lui répliquai involontairement par le même geste, mais dans un sens bien différent du sien, car c’était lui-même qui me faisait compassion, et mon idée était : « Comment peut-on, après deux mois de séjour à Paris, être assez sot pour borner encore son admiration à madame de Flakbach ! »

« Je fus bien tenté d’abord d’esquiver le fatal souper, mais j’étais encore sous le charme. Ce mélange de tendresse, de folie, de cynisme, d’ambition, de prétention à l’ascendant, tout cela soutenu de la plus originale manière d’être jolie, me retenait malgré moi près de l’aimable Mimi. Cependant, à travers ma préoccupation et mon bonheur, je sentais qu’il me manquait quelque chose. Il me semblait apercevoir dans le lointain un but de satisfaction que je ne pouvais atteindre qu’en m’éloignant bientôt de madame de Moisimont, qui s’était comme exprès placée dans le centre de l’agitation et de l’intrigue, et me paraissait femme à toujours enchérir d’extravagances. Je pensais sérieusement à tout cela quand le spectacle finit.

« L’Excellent nous fit faux bond ; n’étant point prévenu, ou peut-être boudant, il fut introuvable ; au surplus, le but de M. de Moisimont fut à peu près manqué ; ce souper d’allégresse ne fut pas fort gai. Par bonheur, la très-imprudente Mimi fit naître une de ces occasions furtives où l’adresse et l’audace ajoutent infiniment au piquant du plaisir. Elle eut l’effronterie de me favoriser dans le sens que comportait son attitude d’être pour lors appuyée sur le dos du fauteuil de son mari, tandis que le comte et madame Des Voutes regardaient par une fenêtre et que le bon Des Voutes était juge, fort recueilli, d’un combat d’esprit à coups de quatrains, dans lequel M. de Moisimont avait parié de faire tête, en français, aux improvisations italiennes de Nicette : le premier des combattants qui restait muet perdait une discrétion. Nous ne fîmes nous qu’un seul impromptu, mais nous y mîmes tout le feu qui manquait surtout aux boutades guindées du petit cocu bel-esprit. À travers notre besogne, certain regard de l’ingénieuse Nicette nous fit soupçonner qu’elle se doutait de nos plaisirs. Mimi lui fit du doigt un signe badin, et tout fut dit. Ce petit incident valut, de la part de Nicette à son interlocuteur, un quatrain piquant dont voici le sens : « On voit sur le front du génie un seul rayon ; mais sur le vôtre, phénix du Parnasse, je crois en voir deux. » À quoi le fécond adversaire, à mille lieues du vrai sens, fit sur-le-champ cette plate et sotte réplique :


Pourquoi non ! je ne m’en étonne.
Objet inspiré par les dieux :
Je réfléchis, lorsque ton esprit tonne,
Le double éclair que lancent tes beaux yeux.


« — Divin ! dit en applaudissant la matoise Mimi, dont l’impromptu s’achevait en même temps ; mon mouton vient de se tirer d’affaire à merveille. Mais finissez votre lutte poétique ; c’est assez pour aujourd’hui de ses deux rayons. Quelle pyramide de lumière ne deviendrait-il pas bientôt, si chacun de ses succès l’enrichissait d’une nouvelle flammèche ! » Cette réflexion maligne, que le vaniteux Moisimont eut le bon sens de prendre pour un compliment fort délicat, valut à la panégyriste un caressant baiser ; et tout de suite nous descendîmes au jardin, où se calmèrent un peu les feux du vin, de l’imagination et du plaisir, avant que chacun de nous reprît le chemin de sa demeure. »


  1. Il y a des ordres fort subalternes dont la décoration fait plus de fracas que celle du Saint-Esprit. La Toison d’or n’a point de plaque. On connaît la plaisanterie de ce colonel qui, sachant qu’on pouvait traiter de certain ordre très-parant, l’acquit pour son tambour-major. Pourtant il n’y avait point encore alors de démocrates, mais il y eut de tout temps en France d’impertinents railleurs.