Monrose ou le Libertin par fatalité/II/06

Lécrivain et Briard (p. 29-35).
Deuxième partie, chapitre VI


CHAPITRE VI

COLOMBINE RETROUVÉE


« Cependant plus de dix jours s’étaient écoulés, et pas le moindre vent au sujet de mon adorable masque. Le dépit commençait à me gagner, et minait une impression dont je me blâmais d’avoir été trop légèrement susceptible. J’essayais de prendre au pied de la lettre ce que la rusée Colombine m’avait dit de sa laideur ; il était cependant bien difficile d’y croire ; surtout je me jetais exprès à corps perdu dans les distractions qu’une multitude de liaisons sans conséquence mettaient à ma portée. Mais au moment le moins prévu, survient un billet assaisonné de tout ce qui pouvait flatter et raviver mon amoureux caprice. Il manquait pourtant au bienfait de ce souvenir la fixation d’un rendez-vous, aliment bien nécessaire à mes feux, et le seul moyen sans doute de me prouver qu’on ne songeait point, même en écrivant, à me mystifier. Au surplus, à la suite des plus pétillantes folies, se trouvait ce que je vais vous chanter[1] :


Ce n’est point un badinage :
En tout voulant t’imiter.
Je suis en pèlerinage.
Mais sur moi tu peux compter.
Si je pressais mon voyage.
Il pourrait nous en coûter :
Reculons, pour mieux sauter (bis).


« — Je ne vois pas, dis-je alors au chanteur, que ce couplet dût beaucoup vous monter la tête. Il est déjà clair pour moi que vous aviez affaire à quelque folle instruite de vos aventures, et qui, attrapée elle-même comme vous l’aviez été, vous destinait à essuyer les plâtres[2]. Il s’agissait de filer avec vous le temps jusqu’à nouvel ordre. Sachons un peu comment tournera cette intrigue, qui jusqu’ici, ne vous en déplaise, présage plus d’épines que de roses pour vous. — Je répondis en très-vive prose, sans me piquer de riposter au couplet. — Bon cela ! je mourais de peur que vous n’eussiez un petit travers de plus. Après le ridicule de se passionner pour un objet qu’on n’a point vu[3], je ne connais rien d’aussi sot que de se marteler l’esprit pour lui rimer des sornettes. Je vous écoute : allez. — Trois semaines plus tard, il y eut un nouveau message, sans poésie pour le coup. « Chevalier, me mandait-on, si vous aviez le temps de vous promener demain matin, à cheval, sans suite, et vêtu comme la nuit du bal, vous rencontreriez, soit aux Champs-Élysées, soit au bois de Boulogne, une amazone verte et rose, chapeau noir emplumé de blanc, et montée sur un cheval isabelle. Il dépendra de vous, chevalier, de saisir cette occasion de savoir enfin ce que c’est que Colombine. »

« Je suis en tous points exact, et me trouve de bonne heure sur la route indiquée. À peine ai-je fait cent pas au-delà de la porte Maillot, dans l’allée du bois, que j’aperçois d’assez loin sept ou huit personnes à cheval. Soudain une amazone aux couleurs du billet se détache à toute bride, passe comme un trait, me rase et dit gaiement : « Des deux à ma poursuite !… » Je tourne, et, rendant la main, je m’envole avec la dame. Elle prend à gauche hors de l’enceinte, et me mène, ventre à terre, bien loin sur la route de Neuilly. J’avais reconnu sur-le-champ cette leste écuyère pour… Mais non ; je ne dois pas encore la nommer… Il convient que je dise auparavant quelque bien d’elle, de peur que la chère comtesse ne revienne sans appel à la première idée, très-désavantageuse, qu’elle a d’avance de cette beauté.

« Quand nous sommes assez loin pour ne pouvoir être atteints de longtemps par la compagnie de l’amazone, elle modère son allure, et… « Ce n’est que moi, dit-elle. Eh bien ?… (Elle a l’air d’attendre mon jugement.) — Madame, ripostai-je avec une vivacité que m’inspirait bien naturellement la vue de mille appas, je ne pouvais être dédommagé, par une surprise plus agréable, des incertitudes et du cruel délai qu’il vous a plu de me faire subir. — Tout de bon ? » Me tendant une jolie main dont elle vient d’ôter le gant. Je porte cette main avec transport à ma bouche. Le silence et mon action m’engagent mieux que les plus beaux discours. « Je respire, dit l’écuyère, élevant au ciel un doux regard. Il est tendre, il est généreux ! Convenons vite de nos faits, poursuit-elle. J’ai feint d’être emportée par mon cheval, et je savais très-bien qu’aucun de mes timides compagnons ne risquerait de courir après moi, tant ils craignent les accidents d’un exercice dont ils n’ont aucune habitude. Trop éloignés, ils ne vous auront point reconnu ; la générosité d’un cavalier si leste à me poursuivre les rassure : il m’aura secourue. Sur ce pied, tel était mon plan, chevalier : ou ma vue, réveillant un ancien préjugé, détruisait en un clin d’œil l’heureux enchantement du bal : dans ce cas, dès que vous ne m’étiez plus nécessaire, vous aviez passé ; je revenais seule vers ma société ; ou bien le cœur continuait de vous dire quelque chose en faveur de la tendre Colombine ; pour lors je vous ramenais avec moi ; vous recueilliez, au milieu de mon cortège, le tribut d’actions de grâce qu’on vous croyait dû pour un important service, et l’occasion de nous lier d’amitié naissait d’autant plus naturellement, que le hasard nous avait précédemment réunis dans une maison de connaissance. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, chevalier. Je suis tout à fait de retour : mon voyage ne s’est pas fait, à beaucoup près, aussi agréablement que le vôtre, mais, à cela près, je n’ai pas moins heureusement réussi. »

« Je le souhaite, mon cher neveu, car, sachant de quel bois se chauffe cette femme-là, qu’enfin j’ai devinée, je la vois déjà saisissant pour son objet l’occasion du premier tête-à-tête. Pardonnez-moi cependant, mon ami, si je vous fais observer quelque défaut de ressemblance entre la dame de Moisimont du souper de la consultation et celle du lundi-gras. Cette tournure, cette taille parfaite, ces traits fins, ces yeux brillants, ces formes rebelles qui décoraient, au bal, la spirituelle Colombine, rien de tout cela, si je m’en souviens bien, ne distinguait la provinciale Moisimont lorsque vous me l’avez présentée pour la première fois ! — L’observation est juste, ma chère Félicia ; de même, le Monrose du souper de la barrière Blanche n’imaginait rien de beau, de désirable, de divin au monde, que mesdames de Belmont et de Floricourt. La Mimi d’alors, pâle, verdâtre, aux joues creuses, à l’œil terne, et se montrant, avec ses accoutrements de province, à côté de deux petites-maîtresses qui m’avaient ensorcelé, cette Mimi n’était rien pour moi : je ne pus être frappé que de ses ridicules ; mais lorsqu’enfin je la revois tout à fait nouvelle, au point parfait du plaisir, animée de grâces et de goût, dardant le désir, et visiblement folle de cette folie contagieuse après laquelle courent les hommes, bien loin de l’éviter, puis-je avoir de Mimi les mêmes idées ! Puis-je la peindre des mêmes traits ! »

Monrose avait raison : c’est ainsi qu’en deux minutes j’avais vu, dans le temps, Géronimo[4], Belval, subir à mes yeux des métamorphoses incroyables. C’est donc avec son âme qu’on voit bien plus qu’avec ses yeux ! Quoi qu’il en fût de l’état vrai des appas de madame de Moisimont, je compris du moins qu’en me faisant d’elle un éloge superlatif, mon extravagant avait pour but d’enchaîner ma critique, afin d’être moins grondé des sottises que sa nouvelle aventure le mettait infailliblement dans le cas de confesser.


  1. Air du vaudeville des Noces de Figaro, nouveauté d’alors.
  2. On appelle à Paris essuyer les plâtres habiter un bâtiment neuf ou nouvellement réparé.
  3. Ici Félicia nous paraît bien sévère, elle qui s’était si bien oubliée dans un fiacre, au profit d’un polisson ! (V. sa quatrième partie, chapitre III.) Mais, maintenant elle a quelques années de plus, et beaucoup de folies de moins. (Note de l’éditeur.)
  4. Voy. Félicia, deuxième partie, ch. XXIII, et quatrième partie, ch. VIII.