Monrose ou le Libertin par fatalité/II/02

Lécrivain et Briard (p. 6-10).
Deuxième partie, chapitre II


CHAPITRE II

BLOC DE PECCADILLES EN PARTIE SURPRISES
PAR LE CONFESSEUR. MONROSE PARLE


« Moins franc, ma chère comtesse, et si vous ne m’aviez pas donné tant de preuves de votre indulgence, je n’oserais convenir devant vous de tout le plaisir que j’eus à me retrouver libre. L’homme, je veux dire l’être digne de prendre ce nom, est-il donc de sa nature tellement ennemi de toute espèce d’esclavage, qu’il ne puisse porter sans accablement même les chaînes de l’amour et de la volupté, dès qu’il sent peser comme des chaînes ce que l’imagination peut prendre pendant quelques instants pour de simples liens de fleurs !

« L’année finissait ; on touchait à l’époque bruyante où se multiplient des amusements dont j’étais privé depuis six éternelles années. Déjà l’avant-goût de mille plaisirs m’affriandait ; il me semblait que bientôt sans doute je jouerais dans le monde un rôle plus saillant que celui de souper avec des Folaise et des Adélaïde. Je m’étonnais d’avoir pu mordre à l’hameçon venimeux de l’étique Flakbach… À peine concevais-je comment je m’étais résigné à six semaines de patience dans une prison, dont il me convenait pourtant de rendre grâce au sort, à moins d’avoir à rougir de la plus noire ingratitude.

« À peine rentré dans votre hôtel, je vis accourir à l’envi Saint-Lubin et d’Aspergue ; cependant je n’avais pas ouï dire qu’ils se fussent présentés depuis mon départ supposé ; mais, pour la chasse de ces braconniers des deux sexes qui font battre infatigablement la campagne, vivent des braques de société d’aussi fin nez que d’Aspergue et Saint-Lubin !

« Le premier m’offrait l’entrée dans cent maisons de tout ordre et dans je ne sais combien de petits Parnasses. Le second, plus découvert, me présentait tout bonnement la feuille des grandes filles et de l’Opéra.

« J’essayai timidement de quelques rendez-vous dans la sphère du d’Aspergue. Excepté la seule Salizy, dont tout de bon je lui sus gré, partout ailleurs, ou l’intrigue insidieuse m’effaroucha, ou la prétentieuse pédanterie m’affadit et me fit une loi de ne plus reparaître… Je ne laissai pourtant pas d’escarmoucher dans quelques coteries avec de ces fileuses de roman qu’on a tout de suite, quand on sait les convaincre qu’elles n’ont rien à prétendre de mieux. Je voulus aussi goûter de ces dames qui, faisant imprimer du sentiment pour l’édification de la société, dérogent aussi lestement qu’on veut à leur haute morale dans le tête-à-tête. Mais j’avouerai que la moindre des Phrynés de l’Académie royale, avec lesquelles Saint-Lubin arrangeait des soupers, me faisait passer mon temps dix fois plus agréablement que les Aspasies gourgandines du cru de son hypocrite collègue. Il est vrai que le magasin ne m’adressait pas, comme les catins beaux-esprits, des poulets bons à mettre dans les journaux ou des vers du moins fidèles à la rime. Qu’importe ! j’avais le mauvais goût de préférer à ces chefs-d’œuvre l’illisible griffonnage de vingt extravagantes, sans art comme sans prétentions, qui ne savaient parler que de gaudrioles, de plaisir et d’argent… — Halte-là ! chevalier. Le voilà donc enfin échappé ce mot argent contre lequel s’était d’abord révolté votre chatouilleux amour-propre ! Vous auriez beau nier, je vous vois d’ici, docile aux adroites insinuations de votre Saint-Lubin, acceptant toutes les parties qu’il vous propose, et répandant en petite pluie votre finance à tout propos. Je vous vois tantôt écouter avec sensibilité le récit du malheur de la petite Jenny, tourmentée par un hôte inexorable, qui va faire vendre chez elle demain, si elle ne s’acquitte pas d’un double terme échu ; tantôt donner dans le conte qu’on vous fait de Fanfan, si triste à votre dernier souper, parce qu’on doit lui présenter sous trois jours une maudite lettre de change, pour le paiement de laquelle il lui manque le premier écu ! Et puis l’on vous confie qu’à l’occasion de votre fête, — mais c’est un secret qu’il vous est bien recommandé de garder, — la délicate Victorine passe toutes les nuits à vous broder un gilet délicieux : il est vrai que la veille on achètera pour vous quelque garde-boutique que vous aurez pourtant la politesse d’admirer ! Ou bien, voulez-vous avancer d’une manière très-galante la jouissance de cette charmante d’Ainville qui ne parle que de vous ? Son vis-à-vis est tout prêt, mais le sellier est intraitable. Cautionnez-la secrètement chez cet homme pour les deux mois que son Américain doit encore passer à Bordeaux ; on vous garantit de bien doux intérêts de votre prêt idéal !… Cependant, gare l’échéance et les coups du sort qui peuvent faire disparaître le payeur en titre ! Avouez de bonne foi, mon cher, qu’en dernière analyse, voilà, du plus au moins, à quoi se réduisait auprès de vous l’officieux ministère de Saint-Lubin ? Avouez encore que le plus innocemment du monde il vous faisait apercevoir à chaque instant des occasions de lui marquer votre reconnaissance de tant de soins qu’il se donnait pour vos plaisirs ? — Vous venez de peindre avec tant de vérité, ma chère comtesse, que je serais tenté de croire à quelque esprit familier qui serait venu vous révéler tous mes béjaunes. Au reste, sachez comment un singulier hasard fit perdre subitement à mons Saint-Lubin le dangereux ascendant que lui donnait sur moi son intrigue si propice à mon avide libertinage. Cette digression va me faire anticiper un peu, mais vous en avez fait naître l’à-propos, et je serai fort aise d’avoir fait ainsi passer à l’improviste un nœud difficile… »