Monrose ou le Libertin par fatalité/I/12

Lécrivain et Briard (p. 50-55).
Première partie, chapitre XII.


CHAPITRE XII

PARTIE FINE. CHANSON. PANTOMIME.
CULBUTE


C’est Monrose qui continue de parler. « Le souper fut excellent : la conversation, toujours gaie, devint, par degrés, gaillarde et bientôt grivoise à m’étonner. La demoiselle, qu’à table on avait commencé de nommer Adélaïde, n’était rien moins que réservée dans ses propos : loin de là, l’air plus que connaisseur dont elle souriait aux bons endroits des plus fortes gravelures, était un sûr indice de certaine théorie qu’on ne possède pas ordinairement à ce point sans s’être permis aussi quelque peu de pratique. Quant à M. de Saint-Lubin, on ne pouvait s’y méprendre, c’était un garnement : capable de boire comme un moine sans compromettre sa raison, il provoquait nos dames, qui n’osaient lui désobéir. J’étais un peu plus sur mes gardes. Il chanta : Bacchus fut d’abord honoré dans quelques madrigaux. Mais Vénus fut à son tour bien autrement célébrée. Une gaze si déchirée voilait les nombreuses polissonneries qui se succédèrent dans la bouche du profane abbé, que j’admirais le courage de ces dames à l’entendre. Mais je sus enfin à qui j’avais affaire quand mademoiselle Adélaïde, qui par bonheur chantait mieux qu’elle ne jouait du piano forte, se mit de la partie et nous donna des strophes !… Celles-ci ne le cédaient point, je vous jure, à celles de l’autre répertoire. Madame de Folaise était enchantée et buvait d’autant. « Avouez, chevalier, qu’ils sont charmants ! me disait-elle, jouant en même temps des pieds par-dessous la table… Ah ! j’y pense à propos, ma chère Adélaïde. Chantez-nous ce couplet de l’autre jour… où il y a… qu’un homme est fort… du regret… du plaisir… Vous entendrez cela, chevalier ?… Unique !… derrière un paravent… l’illusion est complète : » Je ne comprenais rien à ce vrai galimatias, sinon que madame de Folaise pouvait avoir assez bu pour que sa tête n’y fût plus.

« Cependant Adélaïde, en fille aguerrie, ne se le fait pas dire deux fois. Elle passe derrière le paravent ; l’abbé, d’un air folâtre, se met en devoir de l’y suivre. Elle a l’air de s’y opposer : il insiste, on croirait qu’elle va se fâcher. « Allons, l’abbé, disait madame de Folaise, en ce moment bien dupe, point de folie : laissez Adélaïde ; ne la contrariez pas. » Pourquoi donc en même temps s’éclipsent-ils tous deux ? Presque aussitôt on entend cette demoiselle, tout à l’heure si farouche, chanter avec une bien différente expression :

                                      (Monrose chante.)
Laisse-moi goûter le délire
Où me jette un si doux transport.
Souffre qu’un instant je respire :
Non… suspends… dieux ! qu’un homme est fort !

                                      (Plus tendrement.)
Je ne sais ce que je désire :
Je veux… et ne veux pas mourir.

                                      (Vif accent.)
Ah !… c’en est fait… je sens… j’expire.
Et de regret et de plaisir…

                                      (Plus lent et coupé.)
Et de regret… regret… et de plai…sir.


« Bravo ! chevalier, dis-je en l’applaudissant ; je ne vous connaissais pas à ce point la méthode et le goût dont vous venez de faire preuve.

« — Ma chère Félicia, continua le musicien d’un air modeste et glissant sur mon éloge, il est bon de vous dire qu’aussitôt tête à tête avec moi, vu l’invisibilité des deux autres personnages, madame de Folaise avait eu la gaîté de passer sur mes genoux, pour me donner plus commodément des baisers de la plus vive espèce… Ah ! c’en est fait ! était un bis ; mais au mot j’expire…

                                                      … Patatras[1]
Avec un fort grand bruit voilà le meuble à bas.

— Quel meuble ? — Le paravent qui, venant de notre côté briser une de ses feuilles sur le dossier des siéges abandonnés, nous découvre mademoiselle Adélaïde renversée avec sa chaise, les jambes en l’air et franchie par l’abbé, qui venait de culbuter par-dessus elle. M. de Saint-Lubin, dans la position heureuse d’un amant qui mettait en action ce qu’on nous avait chanté, s’était maladroitement écarté de la perpendiculaire : de ses mains opposées pour se retenir, il avait poussé le paravent, qui, trop faible pour résister à la masse de deux personnes hors d’équilibre, venait de se renverser avec elles. La chanteuse, écartée comme on conçoit qu’elle ne pouvait manquer de l’être, montrait en plein tout ce qui pouvait la compromettre,

5.  

excepté son visage, dont la vraisemblable rougeur se trouvait heureusement voilée par le linge, fort déployé, de son indécent accompagnateur.

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 53
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 53

« Quelque contrariant que devînt pour madame de Folaise elle-même cet étonnant coup de théâtre qui la forçait à retirer ses mains d’un poste dont les vapeurs du vin pouvaient seules lui avoir donné la hardiesse de s’emparer, cette bonne dame ne put s’empêcher et de rire de l’originalité du cas, et de courir aider son incontinente amie ; cachant d’abord le mieux qu’elle put l’objet pécheur que nous montrait si bien mademoiselle Adélaïde, elle lui rendit encore le service de la relever, tandis que l’abbé, pour ne pas ajouter à l’indécence du tableau, gagnait à quatre pattes le dessous de la table. Je devins utile à mon tour, en remettant sur pied le paravent invalide.

« C’est pourtant un peu fort ! dit enfin, avec un faux sérieux et s’adressant aux deux coupables, madame de Folaise, quand le dégât fut à peu près réparé ; des libertés de ce genre chez une femme de ma sorte ! et lorsque j’y reçois mon cousin ! — Monsieur le chevalier, dit pour toute justification l’abbé, qui s’apercevait chez moi de certain désordre, vous avez fait apparemment quelque effort en vous occupant de nous : vous auriez aussi besoin de vous rajuster ! » Madame de Folaise, après cette épigramme que ses douces manières m’avaient tout de bon méritée, aurait eu mauvaise grâce à jouer plus longtemps la dignité. « Allons, mademoiselle, continua Saint-Lubin avec l’effronterie d’un sous-lieutenant, allons passer l’éponge là-dessus, et nous reviendrons faire, aux pieds de madame, une humble amende honorable. » À ces mots, il disparaît avec Adélaïde, riant sous cape. Un moment après nous les revoyons aussi sereins que s’il ne leur fut rien arrivé. »


  1. Parodie d’un passage des Folies amoureuses de Regnard.
    Il y a dans l’original : voilà l’esprit à bas.