Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 587-592).
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LA MÉMOIRE DE MONGE, MALGRÉ LES DIFFICULTÉS DU TEMPS, EST L’OBJET DES PLUS HONORABLES TÉMOIGNAGES DE LA PART D’ANCIENS ÉLÈVES DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE. — RÉSUMÉ DES SERVICES RENDUS AU PAYS PAR L’ILLUSTRE GÉOMÈTRE.


M. Brisson, ingénieur des ponts et chaussées, M. Charles Dupin, ingénieur de la marine, tous deux sortis de l’École polytechnique, tous deux au début de leur carrière, tous deux amovibles, n’hésitèrent pas, en 1819 et 1820, à publier des biographies de Monge, dans lesquelles on aurait vainement cherché la plus légère concession aux passions haineuses qui, à ces tristes époques, poursuivaient encore la mémoire de l’illustre géomètre. Des compositions si bien senties, si savantes, ne me laissant plus qu’à glaner, je pouvais me croire affranchi du devoir que nos usages imposent aux secrétaires perpétuels ; mais je n’ai pas su résister à un désir de la respectable compagne de Monge ; les paroles d’une femme demandant, après un laps de trente années, que les mérites éclatants de son mari fussent proclamés dans le lieu même d’où il avait été brutalement exilé, victime de haines politiques à la fois mesquines et odieuses ; les paroles entremêlées de sanglots d’une centenaire réclamant une sorte de réparation solennelle pour l’homme de génie dont elle avait noblement partagé la bonne et la mauvaise fortune, ne laissaient aucune place aux calculs, aux préoccupations de l’amour-propre.

N’oublions pas de rappeler que, dans le cours de l’année 1818, il fut ouvert une souscription destinée à élever un monument à la mémoire de notre confrère, et, circonstance très-digne de remarque pour l’époque, que le signal était parti d’un régiment d’artillerie, de celui qui tenait garnison à Douai. Ce monument funéraire, ce témoignage de la reconnaissance, de la vénération d’un très-grand nombre d’élèves, avait le double caractère d’hommage et de protestation. Il était jadis visité, avec intérêt et recueillement, par les hommes instruits de tous les pays qui venaient passer quelques semaines dans la capitale. Aujourd’hui, le voyageur le trouve à peine dans le dédale de tombeaux de dimensions colossales que l’engouement irréfléchi du public, ou la vanité des familles, a élevés à la mémoire d’individus dont la postérité ne prendra certainement nul souci. Il est (permettez l’emploi d’un mot nouveau à qui doit parler d’une chose nouvelle), il est comme enseveli sous une multitude de réclames en pierre, en bronze, en marbre qui vont transformant nos principaux cimetières en bureaux d’adresses.

Les amis de Monge doivent-ils beaucoup s’en affliger ? Je ne le pense pas, Messieurs ; la gloire de notre confrère ne saurait dépendre de la splendeur d’un mausolée, de la nature des éléments périssables qui s’y trouvent groupés ; de l’habileté d’un architecte ; de la célébrité d’un sculpteur. Cette gloire est établie sur des bases beaucoup moins fragiles.

Le nom de Monge se présentera toujours à la mémoire des publicistes qui voudront établir que le génie, quand il est uni à la persévérance, triomphe à la longue des entraves qui lui sont suscitées par les préjugés.

Les constructeurs de toutes les professions, les architectes, les mécaniciens, les tailleurs de pierre, les charpentiers, soustraits désormais à des préceptes routiniers, à des méthodes sans démonstration, se rappelleront avec reconnaissance que s’ils savent, que s’ils parlent la « langue de l’ingénieur, c’est Monge qui l’a créée, qui l’a rendue accessible à tout le monde, qui l’a fait pénétrer dans les plus modestes ateliers. »

Les méthodes employées par Monge pour trouver les équations différentielles des surfaces dont le mode de génération est connu, conserveront aux yeux des mathématiciens le caractère qui leur fut assigné par Lagrange, le juge le plus compétent en pareille matière ; elles resteront placées parmi les conceptions analytiques qui donnent, qui assurent l’immortalité.

Monge a eu le bonheur bien rare de découvrir une des propriétés primordiales des espaces géométriques, des espaces limités par des surfaces susceptibles d’être définies rigoureusement. Archimède désira qu’en mémoire de celui de ses travaux qu’il prisait le plus on gravât sur son tombeau la sphère inscrite au cylindre. Monge aurait pu, avec non moins de raison, demander qu’une figure tracée sur sa pierre tumulaire signalât les propriétés des lignes de courbure, ces propriétés si belles, si générales, dont les mathématiques lui sont redevables.

Monge a été le fondateur de la première école du monde ; d’une école très-justement appelée un principe, et que les pays étrangers nous envient ; d’une école qui a rendu d’immenses services, tant aux sciences pures qu’aux sciences appliquées, et devant laquelle, quand on l’a crue menacée, l’opinion publique s’est toujours placée comme un bouclier.

Enfin, le rôle de Monge pendant les combats de géants qui firent triompher la République française de l’Europe coalisée et de tant d’ennemis intérieurs, plus redoutables encore, ne sera pas effacé, aux yeux de l’histoire clairvoyante et impartiale, par celui des généraux les plus renommés de cette grande époque. Il eût été certainement moins difficile, en 1793, en 1794, de précipiter nos compatriotes désarmés contre les légions étrangères, qu’il ne le fut de leur fournir les canons, les fusils, les baïonnettes et les sabres dont ils firent un si patriotique usage.

Analysez, Messieurs, avec précision et netteté, en quelques mots techniques, sans aucun artifice de langage, comme je viens de le faire à l’égard de Monge, les ouvrages des hommes de tous les pays, qu’un assentiment tacite place aujourd’hui parmi les lumières de l’esprit humain, et vous en trouverez un grand nombre qui, ne résistant pas à cette épreuve, tomberont lourdement de la haute position que le public semble leur avoir assignée. Celle de Monge me paraît, au contraire, invariablement fixée : l’importance et la variété des découvertes de notre confrère, la grandeur et l’utilité de ses travaux, lui assureront à jamais l’admiration des savants et la reconnaissance des citoyens. Nous n’avons pas à craindre que la postérité infirme les appréciations des contemporains de Monge. Nos derniers neveux ne nous démentiront point ; comme nous, ils placeront l’auteur de la Géométrie descriptive sur le premier rang, parmi les plus beaux génies dont la France puisse se glorifier.

Les biographes qui se dépouilleront de toute idée préconçue avant de jeter un regard scrutateur sur la vie privée de Monge, reconnaîtront combien le négociateur de Campo-Formio l’avait justement caractérisée, lorsque, dans une lettre au Directoire, il appelait en quelque manière notre confrère l’honneur français personnifié. Ils trouveront en lui le plus parfait modèle de délicatesse ; l’ami constant et dévoué ; l’homme au cœur bon, compatissant, charitable ; le plus tendre des pères de famille. Ses actions leur paraîtront toujours profondément empreintes de l’amour de l’humanité ; ils le verront, pendant plus d’un demi-siècle, contribuer avec ardeur, je ne dis pas assez, avec une sorte de fougue, à la propagation des sciences dans toutes les classes de la société, et surtout parmi les classes pauvres, objet constant de sa sollicitude et de ses préoccupations.

Vous me pardonnerez, Messieurs, d’avoir ajouté ces nouveaux traits à ma première esquisse. N’encourageons personne à s’imaginer que la dignité dans le caractère, l’honnêteté dans la conduite, soient, même chez l’homme de génie, de simples accessoires ; que de bons ouvrages puissent jamais tenir lieu de bonnes actions. Les qualités de l’esprit conduisent quelquefois à la gloire ; les qualités du cœur donnent des biens infiniment plus précieux : l’estime, la considération publique, et des amis.