Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 583-587).
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MONGE RAYÉ DE LA LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — SA MORT. — SES OBSÈQUES.


Pendant la première Restauration, le gouvernement voulut (c’était le terme sacramentel) épurer l’Institut. La première classe (l’Académie des sciences) perdait trois de ses membres : Monge, Carnot, Guyton de Morveau. L’ordonnance était rendue ; elle allait paraître ; mais le ministère apprit que l’Académie refuserait certainement de procéder au remplacement des trois membres exclus. On en était déjà arrivé à des menaces violentes contre l’académicien qui, par le privilége de la jeunesse, avait dû prendre l’initiative de la résistance aux aveugles rancunes du pouvoir, lorsque Napoléon débarqua à Cannes.

Après les Cent-Jours, le ministère revint à son système d’épuration ; mais il s’y prit d’une autre manière. L’Institut tout entier fut dissous et reconstitué par une ordonnance royale du 21 mars 1816, signée Vaublanc. D’après cette nouvelle organisation, Monge et Carnot cessaient d’appartenir à la section de mécanique, et étaient remplacés par deux académiciens nommés d’autorité. Ainsi, après trente-trois ans d’exercice, notre confrère se trouva brutalement exclu d’un corps où il brillait aux premiers rangs.

En dehors du cercle de sa famille, notre confrère avait concentré ses plus vives affections sur Napoléon, sur l’École polytechnique, sur l’Académie des sciences. Napoléon subissait à Sainte-Hélène la plus humiliante des tortures pour un homme de génie : il se trouvait placé sous la dépendance de la médiocrité tracassière, envieuse et jalouse. L’École polytechnique était licenciée ; le nom illustre de l’auteur de la Géométrie descriptive ne figurait plus parmi ceux des membres de l’Institut. Quelle source d’amères, de poignantes réflexions ! Monge n’y résista pas : à la noble et belle intelligence dont l’Europe tout entière avait admiré l’éclat succédèrent d’épaisses ténèbres.

Monge n’était pas, même dans le cercle restreint des membres de l’Académie des sciences, le premier homme supérieur chez qui la vie matérielle eût continué après la perte totale des facultés intellectuelles. Huygens avait éprouvé ce mystérieux accident pendant son séjour en France ; quelque temps après il se rétablit, et montra de nouveau toute la puissance, toute la fécondité d’un beau génie. Ces souvenirs entretenaient une lueur d’espérance parmi les amis de Monge. Ils se rattachaient avec bonheur à la pensée qu’un intervalle de quelques mois pourrait faire succéder la lumière aux ténèbres ; que dans le monde des idées, comme dans le monde physique, la léthargie n’est pas la mort.

Un des amis de notre confrère rappela qu’en des circonstances semblables on était parvenu à provoquer, chez divers malades, un réveil intellectuel de quelques instants, en faisant seulement retentira leurs oreilles les paroles, les questions qui les avaient le plus occupés, le plus charmés lorsqu’ils jouissaient de la plénitude de leurs facultés. Il raconta, entre autres traits singuliers, celui de l’académicien Lagny. Ce mathématicien était tombé dans un tel état d’insensibilité que, depuis plusieurs jours, on n’avait pas réussi à lui arracher une syllabe ; mais quelqu’un lui ayant demandé : Quel est le carré de 12 ? en obtint sur-le-champ la réponse : Cent quarante-quatre.

Il était naturel que ce souvenir académique suggérât aux amis de Monge la pensée d’une expérience analogue, et qu’ils espérassent s’éclairer ainsi sur la véritable nature des affections encéphaliques dont l’illustre géomètre ressentait si déplorablement les effets. D’une voix unanime, on convint que rien au monde, dans le vaste champ de la science ou de la politique, ne conduirait à un résultat plus décisif que l’hymne patriotique de la Marseillaise.

La Marseillaise laissa Monge complétement impassible, la Marseillaise ne fit éprouver aucune émotion visible au commensal du général Bonaparte à Passeriano, au commissaire organisateur de la république romaine. De ce moment, la maladie fut jugée incurable ; la famille, les amis de notre confrère n’eurent plus d’autre perspective qu’une douloureuse résignation.

Monge mourut le 18 juillet 1818. Aussitôt que ce triste événement fut connu, les élèves de l’École polytechnique sollicitèrent d’une voix unanime et à titre de faveur insigne, la permission d’accompagner jusqu’à leur dernière demeure les restes inanimés de l’homme éminent que la France venait de perdre. L’autorité repoussa brutalement cette prière. Elle s’obstina à qualifier d’intrigue politique une démarche où, en se dépouillant de toute prévention, on n’aurait vraiment trouvé que la manifestation honorable d’un sentiment filial. Il m’est pénible de l’avouer, d’anciens élèves de Monge eurent la faiblesse de croire que, dans ses préoccupations, l’autorité avait pensé à eux, et qu’un ministre restait dans la limite de ses pouvoirs en interdisant à des concitoyens de se montrer reconnaissants. Heureusement, Messieurs, un grand nombre de savants, d’hommes de lettres, de vieux militaires, d’artisans, comprirent tout autrement leurs droits et leurs devoirs. Grâce à eux, des cendres illustres reçurent un hommage public et solennel. Deux membres de cette Académie, MM. Huzard et Bosc, se signalèrent entre tous dans cette circonstance : ils feignirent d’oublier que Monge avait été destitué, qu’il n’était plus leur confrère, et se joignirent au cortége en costume de membre de l’Institut. Cette protestation significative, quoique muette, contre une mesure odieuse, fit dans le moment une vive sensation. Me serais-je trompé, en me figurant que l’acte de courage des deux membres de la section d’agriculture pouvait être l’objet d’un respectueux souvenir ? Tout ce qui honore les lettres doit, ce me semble, trouver place dans nos fastes.

Berthollet prononça sur la tombe encore entr’ouverte de son vieil ami un discours qui mettait noblement en relief les mérites transcendants de l’académicien et du professeur, les services rendus au pays par le citoyen.

Le lendemain, jour de sortie à l’École polytechnique, les élèves, bravant les colères ministérielles, se rendirent en corps au cimetière du Père Lachaise. Ils adressèrent un dernier, un touchant adieu à leur ancien professeur, et déposèrent respectueusement des couronnes sur sa tombe. Cette manifestation n’étonna personne : en France, la jeunesse s’est toujours distinguée par la noblesse et l’élévation des sentiments. Voulez-vous la trouver docile, ne lui commandez aucun acte qui blesse le sens moral. Je veux était assurément une formule très-commode, mais elle a fait son temps. L’autorité ne possédera le prestige dont il est si désirable, dans l’intérêt de tous, qu’elle soit environnée, qu’à la condition de prendre invariablement pour guide les paroles que Monge, au camp de Boulogne, entendit sortir de la bouche de Napoléon, et qu’il nous a conservées : « Vous vous trompez, Messieurs, sur ma puissance, disait le jeune souverain au moment où la vaillante armée qu’il commandait allait s’élancer des rives de l’Océan jusqu’à Austerlitz ; vous vous trompez. Dans notre siècle, on n’obtient une obéissance franche et cordiale qu’à la pointe du raisonnement. »