Monadologie (Boutroux, 1892)/La Monadologie

Texte établi par Émile BoutrouxDelagrave (p. 141-192).

La Monadologie

(principa philosophae seu theses in gratiam principis eugenii conscriptae)
1714

1. La Monade[1], dont nous parlerons ici, n’est autre chose, qu’une substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est-à-dire, sans parties (Théod., § 10)[2].

2. Et il faut qu’il y ait des substances simples[3], puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples[4].

3. Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible. Et ces Monades sont les véritables Atomes[5] de la Nature et en un mot les Éléments des choses.

4. Il n’y a aussi point de dissolution à craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement (§ 89).

5. Par la même raison il n’y en a aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.

6. Ainsi on peut dire, que les Monades ne sauraient commencer, ni finir, que tout d’un coup, c’est-à-dire, elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation ; au lieu, que ce qui est composé, commence ou finit par parties.

7. Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer, comment une Monade puisse[6] être altérée, ou changée dans son intérieur par quelque autre créature ; puisqu’on n’y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là-dedans ; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des Scolastiques[7]. Ainsi ni substance, ni accident peut[8] entrer de dehors dans une Monade.

8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, autrement ce ne seraient pas même des êtres[9]. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités ; il n’y aurait pas de moyen de s’apercevoir d’aucun changement dans les choses ; puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples ; et les Monades étant sans qualités, seraient indistinguables l’une de l’autre, puisqu’aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par conséquent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours, dans le mouvement, que l’Équivalent de ce qu’il avait eu, et un état des choses serait indiscernable de l’autre.

9. Il faut même, que chaque Monade soit différente de chaque autre. Car il n’y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque[10].

10. Je prends aussi pour accordé que tout être créé est sujet au changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.

11. Il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que les changements naturels des Monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur[11] (§ 396, § 900).

12[12]. Mais il faut aussi qu’outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.

13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l’unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste ; et par conséquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d’affections et de rapports, quoiqu’il n’y en ait point de parties.

14. L’état passager, qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception[13], qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas[14]. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls Esprits étaient des Monades et qu’il n’y avait point d’Âmes des Bêtes ni d’autres Entéléchies[15] ; et qu’ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le préjugé scolastique des âmes entièrement séparées[16], et a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes.

15. L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre, peut être appelé Appétition[17] : il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception, où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles.

16. Nous expérimentons nous-mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons, enveloppe une variété dans l’objet. Ainsi tous ceux qui reconnaissent que l’âme est une substance simple, doivent reconnaître cette multitude dans la Monade ; et Monsieur Bayle ne devait point y trouver de la difficulté, comme il a fait dans son Dictionnaire article Rorarius[18].

17. On est obligé d’ailleurs de confesser que la Perception et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire, par les figures et par les mouvements[19]. Et feignant qu’il y ait une Machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans, que des pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c’est dans la substance simple, et non dans le composé, ou dans la machine qu’il la faut chercher. Aussi n’y a-t-il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est-à-dire, les perceptions et leurs changements. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples (Préf. ***, 2, b[20]).

18. On pourrait donner le nom d’Entéléchies[21] à toutes les substances simples, ou Monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection (ἒχουσι τὸἐντελές), il y a une suffisance (αὐτάρκεια)[22] qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Automates incorporels[23] (§ 87).

19. Si nous voulons appeler Âme tout ce qui a perceptions et appétits dans le sens général, que je viens d’expliquer ; toutes les substances simples ou Monades créées pourraient être appelées Âmes ; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu’une simple perception, je consens que le nom général de Monades et d’Entéléchies suffise aux substances simples qui n’auront que cela ; et qu’on appelle Âmes seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire.

20. Car nous expérimentons en nous-mêmes un état, où nous ne nous souvenons de rien et n’avons aucune perception distinguée ; comme lorsque nous tombons en défaillance, ou quand nous sommes accablés d’un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l’âme ne diffère point sensiblement d’une simple Monade[24] ; mais comme cet état n’est point durable, et qu’elle s’en tire, elle est quelque chose de plus (§ 64).

21. Et il ne s’ensuit point qu’alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites ; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection[25], qui n’est autre chose que sa perception mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n’y a rien de distingué, on est étourdi ; comme quand on tourne continuellement d’un même sens plusieurs fois de suite, ou il vient un vertige qui peut nous faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.

22. Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent[26], tellement que le présent y est gros de l’avenir (§ 360) ;

23. Donc, puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu ; car une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d’un mouvement (§ 401-403).

24. L’on voit par là que si nous n’avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d’un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions toujours dans l’étourdissement. Et c’est l’état des Monades toutes nues.

25. Aussi voyons-nous que la Nature a donné des perceptions relevées aux animaux, par les soins qu’elle a pris de leur fournir des organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs ondulations de l’air, pour les faire avoir plus d’efficace par leur union[27]. Il y a quelque chose d’approchant dans l’odeur, dans le goût et dans l’attouchement, et peut-être dans quantité d’autres sens, qui nous sont inconnus. Et j’expliquerai tantôt[28], comment ce qui se passe dans l’âme représente ce qui se fait dans les organes.

26. La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est[29] que nous voyons que les animaux, ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple : quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu’il leur a causée et crient et fuient (Prélim.[30], § 65).

27. Et l’imagination forte qui les frappe et émeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.

28. Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’astronome qui le juge par raison.

29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences ; en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous Âme raisonnable, ou Esprit.

30. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi, et à considérer[31] que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Être, à la Substance[32], au simple et au composé, l’immatériel et à Dieu même ; en concevant que ce qui est borné en nous, est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements (Théod. Préf. *, 4, a[33]).

31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux[34] (§ 44, § 196).

32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable[35], sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues[36] (§ 44,§ 196).

33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celles de Fait[37]. Les vérités de

Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives (§ 170, 174, 189, § 280-282, § 367. Abrégé object. 3).

34. C’est ainsi que chez les Mathématiciens, les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l’analyse aux Définitions, Axiomes et Demandes.

35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition ; il y a aussi des Axiomes et Demandes, ou en un mot, des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n’en ont point besoin aussi ; et ce sont les Énonciations identiques, dont l’opposé contient une contradiction expresse (§ 36, 37, 44, 45, 49, 52, 121-122, 337, 340-344).

36. Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire, dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la division[38] des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente ; et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale[39].

37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé : et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelqu’infini qu’il pourrait être[40].

38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment[41], comme dans la source et c’est ce que nous appelons Dieu (§ 7).

39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout ; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.

40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire, n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible ; doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible[42].

41. D’où il s’ensuit que Dieu est absolument parfait ; la perfection n’étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là, où il n’y a point de bornes, c’est-à-dire, en Dieu, la perfection est absolument infinie. (§ 22. Préf., * 4, a[43]).

42. Il s’ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l’influence de Dieu, mais qu’elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d’être sans bornes. Car c’est en cela qu’elles sont distinguées de Dieu[44]. Cette imperfection originale des créatures se remarque dans l’inertie naturelle des corps[45] (§ 20, 27-30, 153, 167, 377 et suiv.).

43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité[46]. C’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible[47] (§ 20).

44. Car il faut bien que s’il y a une réalité dans les essences on possibilités, ou bien dans les vérités éternelles[48], cette réalité soit fondée en quelque chose d’existant et d’actuel ; et par conséquent dans l’existence de l’Être nécessaire, dans lequel l’essence renferme l’existence, ou dans lequel il suffit d’être possible pour être actuel (§ 184-189, 335).

45. Ainsi Dieu seul (ou l’Être nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible[49]. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquent, aucune contradiction[50], cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori[51]. Nous l’avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles[52]. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ou suffisante que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même[53].

46. Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, que les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris[54] et puis Monsieur Poiret. Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur ; au lieu, que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sont l’objet interne[55] (§ 180-184, 185, 335, 351, 380).

47. Ainsi Dieu seul est l’unité primitive, ou la substance simple originaire, dont toutes les Monades créées ou dérivatives sont des productions, et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations[56] continuelles de la Divinité de moment en moment, bornées par la réceptivité de la créature, à laquelle il est essentiel d’être limitée (§ 382-391, 398, 395).

48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur[57] (§ 7, 149-180). Et c’est ce qui répond à ce qui, dans les monades créées, fait le sujet ou la base[58], la faculté perceptive et la faculté appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits et dans les Monades créées ou dans les Entéléchies (ou perfectihabies, comme Hermolaüs Barbarus[59] traduisait ce mot) ce n’en sont que des imitations, à mesure qu’il y a de la perfection (§ 87).

49. La créature est dite agir au dehors en tant qu’elle a de la perfection, et pâtir d’une autre, en tant qu’elle est imparfaite. Ainsi l’on attribue l’action à la Monade, en tant qu’elle a des perceptions distinctes, et la passion en tant qu’elle en a de confuses (§ 32, 66, 386).

50. Et une créature est plus parfaite qu’une autre, en ce qu’on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l’autre[60], et c’est par là, qu’on dit, qu’elle agit sur l’autre.

51. Mais dans les substances simples ce n’est qu’une influence idéale d’une monade sur l’autre[61], qui ne peut avoir son effet que par l’intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une monade demande avec raison, que Dieu en réglant les autres dès le commencement des choses, ait égard à elle. Car puisqu’une monade créée ne saurait avoir une influence physique sur l’intérieur de l’autre, ce n’est que par ce moyen que l’une peut avoir de la dépendance de l’autre (§ 9, 54, 63-66, 201. Abrégé object. 3).

52. Et c’est par là, qu’entre les créatures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons, qui l’obligent à y accommoder[62] l’autre et par conséquent ce qui est actif à certains égards, est passif suivant un autre point de considération[63] : actif en tant, que ce qu’on connaît distinctement en lui, sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre ; et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui, se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre (§ 66).

53. Or, comme il y a une infinité d’univers possibles dans les Idées de Dieu et qu’il n’en peut exister qu’un seul, il faut qu’il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l’un plutôt qu’à l’autre[64] (§ 8, 10,44, 173, 196 et s. 225, 414-416).

54. Et, cette raison ne peut se trouver que dans la convenance[65], ou dans les degrés de perfection, que ces mondes contiennent[66] ; chaque possible[67] ayant droit de prétendre à l’existence à mesure[68] de la perfection[69] qu’il enveloppe[70] (§ 74, 167, 350, 201, 130, 352, 345 et s., 354).

55. Et c’est ce qui est la cause de l’existence du meilleur[71], que la sagesse fait connaître à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire[72] (§ 8, 78, 80, 84, 119, 204, 206, 208. Abrégé object, 1, object. 8).

56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers (§ 130, 360).

57. Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement ; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade.

58. Et c’est le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse, c’est-à-dire, c’est le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut[73] (§ 120, 124, 241, sqq., 214, 243, 275).

59. Aussi n’est-ce que cette hypothèse (que j’ose dire démontrée) qui relève comme il faut la grandeur de Dieu c’est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rorarius[74]) il y fit des objections, où même il fut tenté de croire, que je donnais trop à Dieu, et plus qu’il n’est possible. Mais il ne put alléguer aucune raison, pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu’elle y a, fut impossible.

60. On voit d’ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement. Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et particulièrement à chaque monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu’une partie des choses[75] ; quoiqu’il soit vrai que cette représentation n’est que confuse dans le détail de tout l’univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c’est-à-dire, dans celles qui sont ou les plus prochaines, ou les plus grandes par rapport à chacune des Monades ; autrement chaque monade serait une Divinité. Ce n’est pas dans l’objet, mais dans la modification de la connaissance de l’objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l’infini, au tout ; mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes[76].

61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples[77]. Car, comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants, à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers, dont il est touché immédiatement : il s’ensuit, que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers ; tellement que celui qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou se fera ; en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les temps, que selon les lieux : σύμπνοια[78] πάντα, disait Hippocrate. Mais une Âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d’un coup tous ses replis, car ils vont à l’infini.

62. Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’Entéléchie[79] : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière[80] (§ 400).

63. Le corps appartenant à une Monade, qui en est l’Entéléchie ou l’Âme, constitue avec l’entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un animal est toujours organique ; car toute Monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c’est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps, suivant lequel l’univers y est représenté[81] (§ 403).

64. Ainsi chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine, ou d’un automate[82] naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu’une machine faite par l’art de l’homme, n’est pas machine dans chacune de ses parties. Par exemple la dent d’une roue de laiton a des parties ou fragments qui ne nous[83] sont plus quelque chose d’artificiel et n’ont plus rien, qui marque[84] de la machine par rapport à l’usage, où la roue était destinée. Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants sont encore machines dans leurs moindres parties, jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la Nature et l’Art, c’est-à-dire, entre l’art Divin et le nôtre (§ 134, 146, 194, 483).

65. Et l’auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini comme les anciens ont reconnu[85], mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre[86], autrement il serait impossible, que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers[87] (Prélim. [Disc. d. 1. conform.], § 70. Théod. § 195).

66. Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes dans la moindre partie de la matière.

67. Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang.

68. Et quoique la terre et l’air interceptés entre les plantes du jardin, ou l’eau interceptée entre les poissons de l’étang, ne soit point plante, ni poisson ; ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible[88].

69. Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusion qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire, de poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes (Préf.*** 5, b**** 6[89]).

70. On voit par là, que chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’Âme dans l’animal mais les membres de ce corps vivant sont pleins d’autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son entéléchie, ou son âme dominante.

71. Mais il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, qui avaient mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion de la matière propre ou affectée à elle pour toujours, et qu’elle possède par conséquent d’autres vivants inférieurs, destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières[90] ; et des parties y entrent et en en sortent continuellement.

72. Ainsi l’âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu’elle n’est jamais dépouillée tout d’un coup de tous ses organes et il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais jamais Métempsychose ni transmigration des Âmes[91] : il n’y a pas non plus des Âmes tout à fait séparées, ni de Génies sans corps[92]. Dieu seul en est détaché entièrement (§ 90, 124).

73. C’est ce qui fait aussi qu’il n’y a jamais ni génération entière, ni mort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de l’âme. Et ce que nous appelons Générations sont des développements et des accroissements ; comme ce que nous appelons Morts, sont des enveloppements et des diminutions.

74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l’origine des formes, Entéléchies, ou Âmes ; mais aujourd’hui lorsqu’on s’est aperçu, par des recherches exactes faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d’un chaos ou d’une putréfaction ; mais toujours par les semences, dans lesquelles il y avait sans doute quelque préformation[93] on a jugé, que non seulement le corps organique y était déjà avant la conception, mais encore une âme dans ce corps, et en un mot l’animal même ; et que par le moyen de la conception cet animal a été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un animal d’une autre espèce. On voit même quelque chose d’approchant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent mouches, et que les chenilles deviennent papillons (§ 86, 89, Préf. ***, 5, b et pages suivantes[94], § 90, 187-188, 403, 86, 397).

75. Les animaux, dont quelques-uns sont élevés au degré de plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être appelés spermatiques ; mais ceux d’entre eux qui demeurent dans leur espèce, c’est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont détruits comme les grands animaux, et il n’y a qu’un petit nombre d’Élus, qui passe à un plus grand théâtre[95].

76. Mais ce n’était que la moitié de la vérité : j’ai donc jugé, que si l’animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus[96]  ; et que non seulement il n’y aura point de génération, mais encore point de destruction entière, ni mort prise à la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expériences s’accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori comme ci-dessus[97](§ 90).

77. Ainsi on peut dire que non seulement l’âme (miroir d’un univers indestructible[98]) est indestructible, mais encore l’animal même[99], quoique sa Machine périsse souvent en partie, et quitte ou prenne des dépouilles organiques.

78. Ces principes m’ont donné moyen d’expliquer naturellement l’union ou bien la conformité de l’âme et du corps organique. L’âme suit ses propres lois et le corps aussi les siennes[100] ; et ils se rencontrent en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu’elles sont toutes les représentations d’un même univers[101] (Préf. ***, 6[102]. § 340, 352, 353, 358).

79. Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux.

80. Des-Cartes a reconnu, que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu’il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l’âme pouvait changer la direction des corps[103]. Mais c’est parce qu’on n’a point su de son temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière[104]. S’il l’avait remarquée, il serait tombé dans mon Système de l’Harmonie préétablie[105] ( Préface ****[106]. § 22, 59, 60, 61, 62, 66, 345-346 sqq., 354-355).

81. Ce Système fait que les corps agissent comme si (par impossible) il n’y avait point d’Âmes ; et que les Âmes agissent, comme s’il n’y avait point de corps ; et que tous deux agissent comme si l’un influait sur l’autre.

82. Quant aux Esprits ou Âmes raisonnables, quoique je trouve qu’il y a dans le fond la même chose dans tous les vivants et animaux, comme nous venons de dire (savoir que l’Animal et l’Âme ne commencent qu’avec le monde, et ne finissent pas non plus que le monde[107]), il y a pourtant cela de particulier dans les Animaux raisonnables, que leurs petits Animaux spermatiques, tant qu’ils ne sont que cela, ont seulement des Âmes ordinaires ou sensitives mais dès que ceux qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception à la nature humaine, leurs Âmes sensitives sont élevées au degré de la raison et a la prérogative des Esprits (§ 91. 397).

83. Entre autres différences qu’il y a entre les Âmes ordinaires et les Esprits, dont j’en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de l’univers des créatures mais que les esprits sont encore des images de la Divinité même, ou de l’Auteur même de la nature capables de connaître le système de l’univers et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques[108] ; chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département (§ 147).

84. C’est ce qui fait que les Esprits sont capables d’entrer dans une Manière de Société avec Dieu, et qu’il est à leur égard, non seulement ce qu’un inventeur est à sa Machine (comme Dieu l’est par rapport aux autres créatures) mais encore ce qu’un Prince est à ses sujets, et même un père à ses enfants.

85. D’où il est aisé de conclure, que l’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu[109] c’est-à-dire le plus parfait État qui soit possible sous le plus parfait des Monarques (§ 146. Abrégé object.).

86. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle, est un Monde Moral, dans le monde Naturel, et ce qu’il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu et c’est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu[110] puisqu’il n’y en aurait point, si sa grandeur et sa bonté n’étaient pas connues et admirées par les esprits, c’est aussi par rapport à cette Cité divine qu’il a proprement de la Bonté[111], au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.

87. Comme nous avons établi ci-dessus une Harmonie parfaite entre deux Règnes naturels, l’un des causes Efficientes, l’autre des Finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne Physique de la Nature et le règne Moral de la Grâce[112], c’est-à-dire, entre Dieu considéré comme Architecte de la Machine de l’univers, et Dieu considéré comme Monarque de la Cité divine des Esprits (§ 62, 74, 118, 248, 112, 130, 247).

88. Cette Harmonie fait que les choses conduisent à la Grâce par les voies mêmes de la Nature, et que ce globe par exemple doit être détruit et réparé par les voies naturelles dans les moments que le demande le gouvernement des Esprits pour le châtiment des uns, et la récompense des autres (§ 18 sqq., 110, 244-245, 340).

89. On peut dire encore, que Dieu comme Architecte contente en tout Dieu, comme législateur ; et qu’ainsi les péchés doivent porter leur peine avec eux par l’ordre de la nature ; et en vertu même de la structure mécanique des choses ; et que de même les belles actions s’attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport aux corps ; quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur-le-champ.

90. Enfin sons ce gouvernement parfait il n’y aurait point de bonne Action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment et tout doit réussir[113] au bien des bons ; c’est-à-dire, de ceux qui ne sont point des mécontents dans ce grand État, qui se fient à la Providence, après avoir fait leur devoir, et qui aiment[114] et imitent, comme il faut, l’Auteur de tout bien, se plaisant dans la considération de ses perfections suivant la nature du pur amour[115] véritable, qui fait prendre plaisir à la félicité de ce qu’on aime. C’est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses à tout ce qui paraît conforme à la volonté divine présomptive, ou antécédente : et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrète, conséquente et décisive[116] ; en reconnaissant que si nous pouvions entendre assez l’ordre de l’univers, nous trouverions qu’il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu’il est impossible de le rendre meilleur qu’il est[117] ; non seulement pour le tout en général, mais encore pour nous-mêmes en particulier, si nous sommes attachés, comme il faut à l’Auteur du tout, non seulement comme à l’Architecte et à la cause efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maître et à la cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul faire notre bonheur (Préf. *, 4 a b[118]. § 278. Préf. *, 4 b[119]).

  1. Μονάς, unité. C’est dans Jordano Bruno (1550 ?-1600) que ce terme apparaît pour la première fois. Bruno appelle minima ou monades les éléments des choses. L’âme est une monade ; Dieu est monas monadum, à la fois le minimum, parce que tout vient de lui, et le maximum parce que tout est en lui. Bruno est panthéiste : il identifie, non seulement la forme, la cause motrice et la cause finale, comme avait fait Aristote, mais encore la forme et la matière. La matière, selon lui, est intérieurement disposée et préparée ; elle est en possession de tout ce qu’il lui faut pour arriver à la perfection qu’elle comporte. Quelle que soit la ressemblance que l’on croie surprendre entre la monade de Bruno et celle de Leibnitz, on ne saurait nier l’originalité de ce dernier. Nous assistons en effet, dans ses ouvrages, au travail personnel par lequel il est arrivé à sa conception de la monade. Nous voyons comment la question théologique de l’Eucharistie, dans ses rapports avec la théorie cartésienne de la matière, puis les débats provoqués, au point de vue scientifique et philosophique, par cette même doctrine, l’amènent à définir la matière par la force, puis comment, approfondissant la notion de force, il en trouve le principe dans la notion de l’âme, seule unité non seulement apparente mais réelle. Sa théorie de la monade est donc bien son œuvre. D’ailleurs la différence est grande entre la monade leibnitienne et la monade de Bruno. Celle-ci est, si l’on peut dire, une substance-chose. L’élément spirituel qu’elle renferme, c’est une forme à réaliser. La monade leibnitienne est une substance-sujet. Sa qualité distinctive, c’est la représentation, la perception ; et son essence, c’est la tendance à passer d’une perception confuse à une perception plus distincte. Leibnitz estime que, le premier, il a vraiment mis en relief le côté interne des choses. La forme, détachée de la tendance intelligente qui la réalise, est encore quelque chose d’externe. Mais se représenter l’univers, et tendre à se le représenter de la manière la plus distincte possible, voilà véritablement ce qui fait d’un être une substance et non un phénomène. C’est par cette prééminence donnée à l’élément interne que Leibnitz est vraiment le créateur du concept de monade. (Voy. sup., p. 40 ss.) — C’est en 1697, dans une lettre à Fardella, que Leibnitz a employé pour la première fois le mot monade.
  2. Nous donnons (comme a déjà fait Erdmann, mais non sans quelques inexactitudes) les renvois à la Théodicée, que l’on lit, écrits de la main de Leibnitz, dans la marge de la première copie de la Monadologie.
  3. La simplicité est, pour Leibnitz, le critérium de la substantialité et de l’existence absolue. Tout ce qui se laisse décomposer n’a qu’une existence phénoménale, et la phénoménalité consiste précisément dans la réductibilité à quelque chose de plus simple. C’est là un point de vue antique. Platon y était placé, semble-t-il, quand il plaçait l’être dans les Idées ; seulement il ne poussait pas l’analyse aussi loin que Leibnitz, qui, sous la forme, voit l’action, l’effort, la virtualité. (V. sup., p. 40 ss.) Tout autre est la définition du phénomène et de la chose en soi dans Kant. Pour celui-ci, le phénomène n’est pas seulement la chose décomposable, c’est la chose aperçue à travers une sensibilité, et l’être en soi n’est pas le simple, c’est l’être tel qu’il serait perçu par un entendement intuitif.
  4. La composition n’est, pour Leibnitz, qu’un accident tout extérieur, qui ne contribue en rien à la nature même des choses ; celle-ci est tout interne. La couleur blanche, dit-il, ne change pas de nature pour être répandue sur une étendue considérable. Leibnitz estime donc que la seule manière d’aller véritablement du composé au simple, c’est d’aller de l’externe à l’interne ; et son œil de métaphysicien ne voit encore que des limites et des contours là où nous serions tentés de voir déjà la chose. Il ne s’arrêtera comme sûr de saisir enfin l’interne véritable, que lorsqu’il aura franchi, et l’essence des corps, et même la région des formes et des idées, pour arriver à la perception et à l’appétition, c’est-à-dire au for intérieur de la conscience elle-même. Selon lui, la perception et l’appétition constituent l’action même des âmes, et sont, à ce titre, ce qu’on peut concevoir de plus reculé dans l’ordre de manifestation des choses, ce qui contient la raison dernière de l’existence actuelle (V. sup., p. 41). — La question de l’existence du simple forme le sujet de la seconde antinomie de Kant. D’une part, dit Kant, la composition n’étant qu’un accident, une dénomination tout extrinsèque, on doit pouvoir en faire abstraction sans rien retrancher de la réalité du composé ; et ainsi il existe des substances simples. D’autre part, le rapport de composition supposant l’espace, et ainsi tout composé, comme tel, étant dans l’espace, les parties du composé, si petites qu’on les suppose, seront dans l’espace, et, par suite, demeureront divisibles. Donc il n’existe pas de substances simples. Au fond de la thèse leibnitienne comme au fond de l’antinomie kantienne se trouvent les théories de Leibnitz et de Kant sur l’espace ; et, comme ces théories ont au fond quelque analogie, l’opposition est moins complète qu’il ne semble au premier abord. Déjà Leibnitz établissait qu’une substance simple corporelle est inintelligible. Mais Leibnitz ajoutait que nous pouvons et devons admettre l’existence de substances simples immatérielles, tandis que, selon Kant, cette dernière thèse suppose un usage transcendant et illégitime du principe de la régression du composé au simple.
  5. Atomes formels, atomes métaphysiques, ayant, de l’atome de Démocrite, l’unité sans l’étendue, ou plutôt ayant, au lieu de l’unité illusoire de l’atome de Démocrite, une unité véritable, et, au lieu d’une existence purement phénoménale, une existence interne et substantielle (V. sup., p. 37, 40).
  6. Quonnodo… queat, dirait-on en latin.
  7. Selon saint Thomas, il n’appartient qu’à Dieu de connaître les choses par elles-mêmes. Étant la cause première efficiente de toutes choses, Dieu contient éminemment en lui toutes leurs formes. Quant à l’âme humaine, elle connaît les accidents des choses par des espèces (ou images) sensibles ou particulières, et leur essence par des espèces intelligibles ou générales. Les espèces sensibles ne sont pas précisément, pour saint Thomas, comme jadis les εῖδωλα de Démocrite, des effluves des corps eux-mêmes, voyageant de ceux-ci jusqu’à l’âme. Ce sont des êtres immatériels représentatifs des formes accidentelles qui sont dans les corps, c’est-à-dire des êtres distincts de ces formes, en même temps qu’ayant avec elles une certaine conformité. L’objet de cette théorie était d’expliquer le rapport de l’esprit aux choses extérieures, sans méconnaître la loi suivant laquelle l’intelligence ne peut être déterminée à connaître, que par un principe qui lui soit inhérent. Au reste, il régnait sur ce point, ou un certain vague, ou une certaine diversité parmi les Scolastiques. Saint Bonaventure disait que « rien de sensible n’agit sur la sensibilité sans l’intermédiaire de la ressemblance, qui sort de l’objet comme la fleur de sa tige. » Et les Scotistes considéraient les espèces sensibles comme produites par l’objet seul, sans le concours du sujet.
  8. Sic, dans les trois manuscrits.
  9. La quantité redouble et multiplie l’être, mais ne le constitue à aucun degré. Elle le suppose. Car l’être consiste dans quelque chose de distingué, qui offre une matière à l’entendement ; et la quantité, en elle-même, ne comporte rien de tel. Seule, la qualité ou dénomination intrinsèque peut fonder l’être, ainsi défini ; et la qualité n’est vraiment telle qu’autant qu’elle consiste dans l’action spirituelle, ou tendance à la perception distincte. Que s’il existe des différences quantitatives, ces différences sont fondées sur des différences qualitatives (V. sup., p. 43). — Immédiatement après cette phrase, Leibnitz avait primitivement écrit : Et si les substances simples étaient des riens, les composés seraient réduits à rien. Il a biffé cette phrase quelque peu banale, pour y substituer le développement, tout leibnitien, que l’on lit ici.
  10. C’est ce qu’on appelle le principe de indiscernables. Leibnitz considère comme indiscernable pour l’entendement, par suite comme formant en réalité une seule et même chose, deux natures qui n’auraient entre elles que des différences quantitatives, sans une seule différence qualitative et interne. Ainsi une durée vide de cent ans ou une durée vide de mille ans ne sont qu’une seule et même durée, ou plutôt ne représentent que le concept abstrait de durée, sans aucune détermination véritable. La durée ne peut être déterminée que par les événements qui la fondent. Kant, au contraire, admettra que de simples différences quantitatives peuvent déjà fonder la distinction des êtres, par exemple dans les figures symétriques. Il partira de là pour attribuer à la quantité, à l’espace et au temps, la réalité distincte que leur refusait Leibnitz. Pour lui l’intuition et le concept seront irréductibles l’un à l’autre.
  11. Les causes externes ou mécaniques modifient les rapports des parties entre elles, c’est-à-dire les déterminations quantitatives des choses. Mais la monade, considérée du dedans, n’a pas de parties, pas de rapport à la quantité. C’est pourquoi l’objet comme le principe de l’effort qui la constitue est exclusivement interne.
  12. Ici se trouvait primitivement la proposition suivante : Et généralement on peut dire que la force n’est autre chose que le principe du changement. Cette proposition, venant après la proposition 11, montre très nettement que la force et la spontanéité interne ou tendance à des perceptions distinctes ne sont pas pour Leibnitz deux qualités différentes, mais que la seconde n’est que le fonds et la source éminente de la première. Si Leibnitz a retranché cette proposition, c’est vraisemblablement que la « force » était encore, à ses yeux, un terme trop physique et trop pauvre pour désigner le principe interne du changement. Le terme force ne représente qu’un degré vers la connaissance de ce principe ; et il se résout dans les expressions plus métaphysiques de perception et d’appétition.
  13. Perceptio nihil aliud est, quam multorum in uno expressio. (Ep. III, ad Patrem des Bosses, éd. Erdm., p. 438.) Leibnitz reprend le problème platonicien de la conciliation de l’un et du multiple. Platon, jugeant cette conciliation impossible au sein de la substance matérielle, l’avait cherchée dans l’essence générale, dans la forme ou Idée, considérée comme antérieure à l’intelligence aussi bien qu’aux choses. Son système était donc une sorte d’idéalisme objectif. Leibnitz ne se contente pas de cette solution, laquelle, à ses yeux, ne tient pas la balance égale entre l’un et le multiple, mais tend à sacrifier celui-ci à celui-là. De même que Platon avait franchi le domaine de la matière pour pénétrer dans celui de l’idée ou de la forme, de même Leibnitz franchit le domaine de l’Idée elle-même pour s’établir dans celui de l’âme, lequel est, selon lui, contrairement à l’opinion de Platon, plus reculé encore et plus intérieur. C’est dans l’action, dans l’opération du sujet pensant, c’est-à-dire dans la perception, que se trouve, selon Leibnitz, la conciliation non plus abstraite mais vivante de l’un et du multiple. L’être n’est pas forme, il est effort, tendance vers la perception distincte.
  14. Le sentiment, pour Descartes, est le résultat de l’union de l’âme ou pensée, et du corps ou étendue. Les bêtes n’ayant pas la pensée, puisqu’elles m’ont pas le langage et la perfectibilité qui en sont les marques extérieures, ne sauraient avoir le sentiment, au sens métaphysique du mot. Descartes n’eût pu voir qu’une notion obscure et une entité scolastique dans le sentiment considéré comme irréductible à la pensée et à l’étendue. Car, pour lui, deux choses seulement comportaient des notions claires et pouvaient être, telles quelles, admises dans la science : l’étendue ou essence géométrique, et la pensée, qui en démontre les propriétés (V. Pr. de Phil., I, 48).
  15. Déjà Descartes avait distingué deux sortes de pensées : les unes, où l’entendement domine, où il y a intuition pure et réflexion, et où l’esprit remarque que l’objet qui l’occupe est nouveau pour lui ; les autres, où les sens ont la plus grande part, de telle sorte que l’esprit ne remarque pas la nouveauté de l’objet. Les premières, disait Descartes, donnent lieu au souvenir, que les secondes ne comportent pas. L’homme, à l’état normal, possède les premières ; le fœtus, ou bien encore l’homme dans l’état de profond sommeil ou de léthargie, est réduit aux secondes (Voy. Rép. aux Ves obj., § 10-12 ; lettre à Arnauld, éd. Cousin, vol. X, p. 157 et s. ; lettre au P. Gibieuf, de l’Oratoire, éd. Cousin, vol. VIII, p. 574).
  16. Descartes se place au point de vue des conditions de la science. Il soutient que, pour trouver dans les choses un objet de science, il faut en écarter tout ce qui participe du sujet pensant, et les réduire à l’élément géométrique. D’autre part, selon lui, pour que le sujet pensant soit assuré de ne point déformer les choses par son regard même, il faut qu’il soit débarrassé de toutes les influences corporelles qui troublent sa vue, qu’il soit entendement pur. Descartes a construit son système de métaphysique pour démontrer qu’à réduire ainsi les choses aux déterminations de l’étendue, et l’âme a la faculté de connaître ces déterminations, la science ne sacrifie rien. Mais n’existe-t-il que cela en réalité, et les choses existent-elles ainsi ? Peu lui importe vraisemblablement, car c’est à comprendre les choses qu’il vise, non à se les représenter dans l’espace et dans le temps. Aussi l’histoire ne l’intéresse-elle pas. Lui-même, il est vrai, nous avertit qu’outre la pensée et l’étendue, il existe comme fait d’expérience, sous le nom de sentiment, une union véritable de la pensée et de l’étendue. Cet objet, intermédiaire, il appartient sans doute au moraliste de le considérer, car il est notre vie elle-même ; mais la science pure devra le dissoudre en chose à connaître, ou étendue, et chose connaissante, ou pensée (Voy. Desc., Princ. de Phil., I, 48).
  17. Ce qu’on appelle force n’est qu’une forme dérivée et déjà quelque peu phénoménale de la tendance. C’est pour avoir méconnu ce caractère de la force dans Leibnitz qu’on a demandé parfois pourquoi l’action de la monade est, selon lui, tout intérieure. En ramenant, allègue-t-on, la substance à la force, Leibnitz n’avait-il pas justement rendu possible l’action des monades les unes sur les autres ? — Mais la force, pour Leibnitz, est encore une dénomination quelque peu extrinsèque et confuse elle ne devient distincte qu’en se résolvant dans la dénomination tout interne d’appétition, ou tendance à des perceptions nouvelles, plus distinctes que les précédentes. Il est donc parfaitement conforme aux principes du système que les monades n’aient ni portes ni fenêtres (Voy. sup., p. 41).
  18. Bayle s’y exprime ainsi : « Comme il (Leibnitz) suppose avec beaucoup de raison que toutes les âmes sont simples et indivisibles, on ne saurait comprendre qu’elles puissent être comparées à une pendule ; c’est-à-dire que, par leur constitution originale, elles puissent diversifier leurs opérations, en se servant de l’activité spontanée qu’elles recevraient de leur Créateur. On conçoit fort bien qu’un être simple agira toujours uniformément, si aucune cause étrangère ne le détourne. S’il était composé de plusieurs pièces comme une machine, il agirait diversement, parce que l’activité particulière de chaque pièce pourrait changer à tout moment le cours de celle des autres mais dans une substance unique, où trouverez-vous la cause du changement d’opération ? »
  19. Leibnitz, qui trouve déjà que « la matière n’a pas naturellement l’attraction et ne va pas d’elle-même en ligne courbe, parce qu’il n’est pas possible de concevoir comment cela s’y fait, c’est-à-dire de l’expliquer mécaniquement » (Nouv. Ess. av.-propos, édit. Erdm., p. 203 a), peut encore moins admettre que la matière soit capable de penser. Cette question se ramène pour lui à celle de savoir si la pensée peut être un mécanisme, c’est-à-dire un simple déplacement de parties, sans intervention d’aucun élément qualitatif, d’aucun principe de distinction. Or, ainsi ramené à son essence, le matérialisme, selon lui, apparaît immédiatement comme insoutenable.
  20. Voy. éd. Erdm., p. 474 a.
  21. Entéléchie, ἐντελέχεια, terme créé par Aristote, et dont l’étymologie est vraisemblablement ἐντελως ἒχειν, c’est-à-dire être à l’état d’achèvement, de perfection. L’entéléchie, chez Aristote, se confond en général avec l’ἐνέργεια, qui est le contraire de la δύναμις. C’est donc l’état d’une chose qui possède actuellement la perfection, la forme, la détermination dont elle était susceptible. Quand Aristote, distingue ἐνέργεια et ἐντελέχεια, il entend par ἐνέργεια l’action ou réalisation, et par ἐντελέχεια l’état de perfection ou la réalité. Il appelle d’ailleurs ἐντελέχεια la perfection produite en un mobile par un moteur étranger, aussi bien que la perfection qu’un être se donne par lui-même (Voy. Phys., III, 3). — Leibnitz détermine à sa manière, et selon l’esprit de son système, le sens du mot entéléchie. La perfection, pour lui, c’est la quantité d’essence la richesse, la multiplicité de détails que renferme une nature. Cette perfection est elle-même, dans les choses, le principe naturel du développement et de l’existence. Les possibles prétendent à l’être proportionnellement à la richesse de détails qu’ils sont capables d’exhiber. Or chaque monade créée, ayant en soi, à l’état d’enveloppement, une telle multiplicité, tend d’elle-même à se réaliser, à se déployer, à passer par tous les états qu’elle comporte ; et c’est à cette tendance (ou suffisance) que pense Leibnitz, quand il appelle sa monade entéléchie. On voit que, tandis que chez Aristote l’entéléchie est le terme de l’action, l’opposé exact de la δύναμις ou ῦλη, chez Leibnitz elle est caractérisée par la tendance proprement dite, que ce philosophe intercale, comme sa découverte propre, entre la puissance et l’acte aristotéliciens (Voy. sup., p. 91).
  22. Leibnitz avait d’abord écrit : Elles ont en elles cette perfection ou αὐτάρκεια qui les rend, etc., identifiant ainsi perfection et suffisance.
  23. Automate, de αὐτος, soi-même, et, μάω, se précipiter, désigne un être ayant en soi le principe de son mouvement. Chez Aristote, la locution ἀπο τοῦ αὐτομάτον signifie : par hasard. Elle désigne la forme la plus imparfaite du mouvement. C’est que la spontanéité, distinguée de la raison, n’a aucun prix aux yeux des anciens. Leibnitz, de son côté, n’a garde, sans doute, de la considérer comme indépendante de la raison il en fait au contraire l’attribut de la raison elle-même. Mais il admet, en ce sens, des spontanéités individuelles et, ayant ainsi réconcilié l’automatisme avec l’intelligence, il en fait une perfection. Il y a plus : dans sa philosophie il n’y a en somme que l’être incorporel qui mérite véritablement le nom d’automate. L’automatisme d’un être matériel ne saurait être qu’une apparence illusoire, puisque toute matière est mécanisme, et que tout mécanisme est poussée extérieure. Et ainsi le mot « automate » ne saurait avoir pour Leibnitz qu’un sens métaphorique. L’action que l’automate leibnitien accomplit spontanément n’est pas un mouvement physique, c’est une perception.
  24. Leibnitz a-t-il voulu parler de perceptions absolument inconscientes, ou simplement de perceptions à peine conscientes ? C’est là une question que plusieurs se sont posée à propos de cette doctrine. On sait que Maine de Biran a soutenu, de son côté, que les sensations sont en dehors du moi. Sur le sens de la doctrine de Maine de Biran il n’y a pas de doute possible. La conscience, selon lui, suppose l’effort, la dualité du moi et du non-moi. Or dans la sensation, phénomène où l’âme est toute passive, point d’effort, point de dualité. La sensation doit donc être absolument inconsciente. En était-il de même chez Leibnitz ? M. Colsenet, dans ses Études sur la vie inconsciente de l’esprit. Introduction, soutient l’affirmative. Selon lui (p. 12), Leibnitz a professé que « la conscience s’ajoute à la perception comme une qualité nouvelle. » Mais est-il légitime de chercher dans Leibnitz la réponse catégorique à une telle question ? Sans doute, Leibnitz considère la conscience individuelle comme conditionnée, non comme irréductible. Mais il n’a aucune raison analogue à celles de Maine de Biran pour établir une solution de continuité entre l’inconscience et la conscience. Tout au contraire, son principe de continuité s’applique nécessairement ici comme partout. Entre l’inconscient et le conscient il n’y a que la différence de la perception confuse et de la perception distincte, ou, plus exactement, de la perception relativement confuse à la perception relativement distincte. C’est par une transition insensible qu’on s’élève de l’une à l’autre. Ainsi il est très vrai que, pour Leibnitz, les plantes, encore qu’elles aient des perceptions, ne pensent pas à ce qui s’appelle moi, tandis que les hommes y pensent ; mais ce qui existe dans l’homme ne diffère pas radicalement de ce qui existe dans les plantes. C’est la perception du même univers, plus étendue seulement et plus distincte. Entre les attributs que notre grossier langage représente comme des contraires, Leibnitz ne peut voir qu’une différence de degrés, de moments de développement (Voy. sup., p. 62).
  25. Leibnitz, au lieu d’affection, avait d’abord mis : variation.
  26. Chaque état psychique a sa raison suffisante dans l’état précédent, sans qu’il y ait jamais lieu de recourir à des causes externes pour expliquer ce qui se passe dans l’âme ; et cette succession des états psychiques a sa loi propre, qui est la loi des causes finales. Ainsi il y a des lois psychiques spéciales dans lesquelles n’intervient aucun élément corporel. Ce n’est pas tout : ces lois sont le fonds métaphysique et la vérité des lois mécaniques elles-mêmes, lesquelles, considérées séparément, demeurent incomplètes et inexpliquées (Voy. sup., p. 40).
  27. Ce qui existe dans le corps est le signe, non la cause, de ce qui existe dans l’âme, ainsi que Leibnitz l’expliquera au paragraphe 78, lequel traite de l’harmonie préétablie.
  28. V. inf., §§ 62 et 78.
  29. Tel est le texte des manuscrits. La traduction latine reproduite dans l’édition Dutens porte : « Videmus ideo ».
  30. C’est-à-dire : « Discours de la conformité de la Foi avec la Raison. »
  31. « À considérer » est complément de « penser ». Les constructions quelque peu embarrassées que l’on rencontre parfois chez Leibnitz résultent des additions qu’il faisait constamment lorsqu’il se relisait. Ici, par exemple, le texte primitif, que l’on lit sous les ratures dans le manuscrit autographe, est le suivant : « … qui nous font penser à ce qui s’appelle nous, et par conséquent à la substance, au simple, à l’immortalité, à Dieu même.
  32. Ailleurs (Nouv. Ess., I, 1, Erdm., p. 212 b) on lit ce texte si souvent cité : « Et je voudrais bien savoir comment nous pourrions avoir l’idée de l’être, si nous n’étions des êtres nous-mêmes et ne trouvions ainsi l’être en nous. » Quel est le rapport de ces deux textes ? Doit-on voir entre eux une contradiction, le premier faisant dépendre, à la manière cartésienne, la conscience de la raison, tandis que le second ferait dépendre la raison de la conscience, ainsi qu’il arrivera plus tard chez Maine de Biran ? Leibnitz n’a dit nulle part que nous saisissions notre moi immédiatement, sans le secours des vérités nécessaires. Il n’a pas non plus distingué la conscience de la raison avec la rigueur que l’on rencontre chez les philosophes postérieurs. Sa pensée est la suivante. Au fond de tous les êtres se trouve l’être même de Dieu ; et les créatures ne diffèrent du Créateur que par l’impossibilité où elles sont de développer à l’infini les puissances qu’elles portent en elles. Tandis que, pour Descartes, l’entendement humain renfermé dans le monde des vérités librement créées par Dieu diffère radicalement de l’entendement divin, c’est un seul et même entendement, une seule et même essence qui, chez Leibnitz, constitue l’être de Dieu et l’être des créatures : la différence ne porte que sur le degré du développement. Or le développement de l’être dans les créatures est soumis à des lois que Leibnitz a déterminées nettement. D’abord apparaissent la perception et l’appétition pures et simples, puis la perception et l’appétition accompagnées de mémoire, c’est-à-dire le sentiment, puis enfin le sentiment accompagné de raison, c’est-à-dire de la connaissance des vérités éternelles et nécessaires. Ces vérités sont des règles dont l’emploi nous permet de distinguer, au sein de nos perceptions, des détails qui, pour l’âme simplement douée de perception et même de sentiment, demeuraient insaisissables. Par exemple, pour le sens, le bruit de la mer est un ; pour la raison, il est multiple. Ce progrès dans la perception des différences détermine dans l’âme la réflexion, c’est-à-dire le retour de l’être vers sa source, qui est Dieu. Dans cette voie de retour, nous rencontrons tout d’abord le moi, ou l’être qui est en nous, en tant que borné et distinct des autres êtres, puis l’être, la substance et l’immatériel, de plus en plus voisins de l’essence divine elle-même. Et finalement nous atteignons, par la perception devenue ainsi réfléchie et consciente, l’être infini que, dès l’origine, les créatures cherchaient confusément et à leur insu. Alors le cercle se referme pour ainsi dire : la créature s’est identifiée avec le Créateur autant qu’il est en elle ; le fini a fait tout ce que comportait sa nature pour reproduire l’infini. La considération du moi est donc, chez Leibnitz, comme un degré intermédiaire entre ce qu’on pourrait appeler la raison abstraite et la raison concrète, entre la simple conception des vérités nécessaires, et l’appréhension aussi directe que possible de l’être et de Dieu. Déterminée par la connaissance des principes de l’être, elle aboutit à la connaissance de l’être lui-même. — Il y a lieu à coup sûr de comparer cette doctrine avec celle de Maine de Biran. Cette comparaison a été faite avec une grande sagacité par M. J. Gérard dans son profond et élégant ouvrage sur Maine de Biran (V. notamment p. 217-227). Bien que Maine de Biran rattache lui-même sa doctrine à celle de Leibnitz, les différences sont sensibles, et l’auteur de la théorie du fait primitif ne manque pas de les mettre en relief. Leibnitz, dit-il, part « des notions de l’être, de la substance, de la force, comme ayant leur type exclusif et primitif dans l’absolu de l’âme, substance ou force, au lieu de partir de l’idée ou du sentiment relatif du moi individuel, qui ne s’aperçoit ou n’existe pour lui-même qu’à titre de cause, ou de force agissante sur une substance étendue. Dans le premier point de vue, celui des métaphysiciens, le point de départ est une abstraction ou une notion très élaborée dans le second, c’est un fait, le fait primitif du sens intime, qui est l’origine de tout, d’où toute science doit être dérivée. » (Fragments de M. de Biran publiés par M. Gérard à la fin de son ouvrage, p. XXVIII.) Maine de Biran ne combat pas moins la théorie a priori de la connaissance que la théorie empirique. Il n’est pas éloigné de croire que la « substance » des métaphysiciens se confond, en définitive, avec la matière elle-même, parce qu’en tant que substrat objectif elle s’oppose au sujet précisément au même degré et dans le même sens que la matière proprement dite. Activité et passivité, tel est, pour lui, le sens des mots spiritualité et matérialité. Or la substance séparée des métaphysiciens est du côté de la passivité. La différence entre Leibnitz et Maine de Biran tient, semble-t-il, à cette circonstance que Leibnitz cherche une explication logique du progrès de la connaissance, tandis que Maine de Biran en cherche une explication expérimentale. Leibnitz cherche dans l’infini la raison du fini ; Maine de Biran cherche dans le fait la cause de l’idée. Les vérités nécessaires sont, pour Leibnitz, la condition d’intelligibilité du moi ; le fait de l’effort est, pour Maine de Biran, l’origine psychologique du sentiment de soi-même et des notions qui s’y rattachent.
  33. Édit. Erdm., p. 469 a.
  34. Voy. sup., p. 73. Au § 44 de la Théodicée, Leibnitz formule ainsi le principe de contradiction : « De deux propositions contradictoires l’une est vraie, l’autre fausse. » En certains endroits, notamment Nouv. Ess. I, IV, ch. ii, § 1, il paraît distinguer du principe de contradiction le principe d’identité : A = A. Mais il est clair que, pour lui, le principe d’identité rentre dans le principe de contradiction. Le rôle que Leibnitz assigne au principe de contradiction est celui-là même que lui attribue Aristote dans le traité des Catégories, VIII, 13 a, 37 et s. Parlant des termes ὂδα ὡς κατάφασις καί ἀπόφασις ἀντίκειται (mode d’opposition qui constitue la contradiction ou ἀντίφασις), Aristote dit : ἐπί μὀνων… τούτων άναγκαῖον ἀεί τό μὲν ἀληθὲς τὸ δὲ ψευδὲς αὒτῶν εἲναι. Quant à la formule même du principe, elle était, chez Aristote la suivante : Τό ἂυτὀ ἂμα ὑπὰρχειν, καὶ μὴ ὺπάρκειν, ἀδὐνατον τῶ αὐτω κατὰ τὸ αὐτό (Mét. III, 3).
  35. Leibnitz avait d’abord écrit, restreignant, semble-t-il, le principe de raison suffisante aux vérités de fait : en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver existant ; c’est après coup qu’il a ajouté : aucune énonciation véritable.
  36. Déjà Platon et Aristote avaient, du principe de contradiction, distingué le principe de la cause, αἰτία αἲτιον. Aristote subdivisait même ce principe en άρχή τἢς γνώσεως et ἀρχὴ τ῍ς γενέσεως, d’où la ratio cognoscendi et la ratio essendi des Scolastiques. Dans un sens plus précis, le principe leibnitien de raison suffisante était déjà présent à l’esprit de Démocrite lui-même, lorsque celui-ci disait que les formes des atomes sont en nombre fini parce qu’il n’y avait pas de raison pour que ce nombre fût tel et non tel autre : διὰ τό μηδεν μᾶλλον τοιοῦτον ῆ τοιοῦτον εἶναι. (Simplicius, ad Phys., fol. 7 a.) Mais il appartient à Leibnitz d’avoir ramené au principe de raison toutes les règles de la connaissance et de l’existence distinctes du principe de contradiction, et d’en avoir donné une formule précise. L’idée essentielle du principe leibnitien, c’est que la vérité d’une proposition ou l’existence d’un fait n’est pas suffisamment déterminée quand on a montré que cette vérité ou ce fait n’implique pas contradiction. Car une infinité d’autres assertions relatives au même objet, une infinité d’autres emplois de la force dont il s’agit peuvent également n’impliquer pas contradiction. S’il n’est pas contradictoire que je meuve mon bras à droite, il ne l’est pas davantage que je le meuve à gauche. L’explication n’est complète que lorsqu’on a montré pourquoi c’est tel possible plutôt que les autres, qui a été réalisé, pourquoi c’est telle assertion qu’il faut adopter, de préférence aux autres assertions compatibles avec les prémisses. Leibnitz avait commencé par donner à son principe le nom de principe de raison déterminante. Il se servit aussi du nom de principe de convenance et d’harmonie, parce que la raison de l’existence et de la détermination doit être cherchée dans l’accord de la chose en question avec les autres choses. Le terme de principe de raison suffisante, auquel il s’est arrêté dans la fin de sa vie, paraît emprunté aux mathématiques, où l’on distingue constamment entre la condition nécessaire et la condition suffisante. Le principe de contradiction énonce la condition nécessaire de la vérité ou de l’essence, mais non la condition suffisante, puisqu’il peut y être satisfait également d’une infinité de façons, et que tout ce qui satisfait ainsi au principe de contradiction n’est pas vrai ou existant. — Wolff, le célèbre disciple de Leibnitz, s’efforcera de faire rentrer le principe de raison suffisante dans le principe de contradiction.
  37. C’est la distinction aristotélicienne des propositions nécessaires et des propositions contingentes. Mais Leibnitz, suivant sa méthode générale, met sous des mots anciens des idées nouvelles. La nécessité et la contingence se ramènent chez lui au possible et au réel, à la non-contradiction interne et à l’accord avec d’autres possibles. Quel est le rapport des deux principes de nos raisonnements avec les deux sortes de vérités ? Dans les Remarques sur le livre de M. King, Leibnitz dit que l’un et l’antre principe doit avoir lieu, non seulement dans les vérités nécessaires, mais encore dans les contingentes (Erdm., p. 641 b). Dans une lettre à Clarke, 1715 (Erdm., p. 748), il dit que le seul principe de la contradiction suffit pour démonter toute l’arithmétique et la géométrie, mais que pour passer de la mathématique à la physique, il faut encore un autre principe, savoir le principe de la raison suffisante. Selon ce second texte, le principe de contradiction s’applique aux vérités contingentes comme aux vérités nécessaires, mais les vérités nécessaires proprement dites reposent tout entières sur le seul principe de contradiction. Les paragraphes 33-36 de la Monadologie nous montrent le principe de raison suffisante appliqué comme le principe de contradiction lui-même aux vérités nécessaires et en particulier aux vérités mathématiques.
  38. Division, et non pas seulement divisibilité. La divisibilité suppose encore que l’agrégation actuelle des parties à quelque réalité. Pour Leibnitz, qui n’admet d’autres substances véritables que les monades spirituelles, l’agrégation des parties n’a aucune réalité. Elle n’est autre chose qu’une vue confuse de telle portion de l’univers. Le fait qu’un corps nous apparaît comme un tout est une pure illusion de notre sensibilité. Pour un entendement comme celui de Dieu, qui voit les choses telles qu’elles sont il y a actuellement du « distingué » partout, à l’infini.
  39. La raison suffisante paraît subdivisée ici en cause efficiente et cause finale, incapables d’ailleurs, l’une comme l’autre, de constituer la raison suffisante dernière et véritable. Ailleurs la cause efficiente est rapprochée du mécanisme, lequel, à son tour, est rapproché de la géométrie et du principe de contradiction. Et toutes les fois que les causes efficientes et les causes finales sont comparées entre elles, les causes efficientes sont données comme dépendant des causes finales.
  40. C’est ainsi qu’Aristote avait établi son premier moteur immobile en dehors et au-dessus du temps, semblable à un génie placé, non à la source, mais sur la rive d’un fleuve, et dont la présence suffirait à faire couler l’eau. Cette doctrine est dominée par le principe aristotélicien : ἀνάγκη στῆναι : il faut un terme à la régression dans la recherche des conditions de l’existence, principe dont Kant contestera la légitimité au nom de la loi de causalité elle-même, que, selon lui, ce principe renverse sous prétexte de l’observer (Voy. Crit de la R. pure, Barni, t. II, p. 194. Voy. sup., p. 78).
  41. Éminemment s’oppose à formellement. « Les choses, dit Descartes (Rép. aux Sec. object.), sont dites être formellement dans les objets des idées quand elles sont en eux telles que nous les concevons et elles sont dites y être éminemment, quand elles n’y sont pas à la vérité telles, mais qu’elles sont si grandes, qu’elles peuvent suppléer à ce défaut par leur excellence. » Ces expressions viennent des Scolastiques. Saint Thomas disait (S. Th., I, q. IV, a. § c) : « Tout ce qu’il y a de perfection dans l’effet doit se trouver dans la cause, suivant la même raison, s’il s’agit d’un agent univoque (ainsi l’homme engendre l’homme), on d’une manière plus éminente, c’est-à-dire excellente, s’il est question d’un agent équivoque. » On peut rapprocher de cette acception du mot éminent la formule féodale du domaine direct ou éminent qui appartenait au seigneur et qui donnait droit à l’hommage où à une redevance, par opposition à la possession conditionnelle qui était le propre du vassal.
  42. L’expansion d’un possible ne peut être entravée que par l’antagonisme d’un autre possible, avec lequel le développement du premier ne serait pas compatible. Mais, hors du possible qui est Dieu, il n’y a pas d’autre possible qui soit sur la même ligne, et qui puisse entrer en conflit avec lui. C’est pourquoi le possible qui est Dieu réalise nécessairement tout ce qui est en lui, à savoir l’infinie perfection (Voy. sup., p. 90).
  43. Éd. Efdm., p. 469 a.
  44. Chaque créature est identique à Dieu, quant à l’essence. Elle ne diffère de lui que quant à l’existence, c’est-à-dire quant au degré de développement ou de réalisation. L’essence divine est de tout point réalisée : l’essence de la créature est en voie de réalisation et ne pourra jamais atteindre à la réalisation totale (Cf. fin du § 61). Tout autre était la doctrine de Descartes, qui tenait les essences pour des créatures de Dieu, et d’un Dieu qui crée par une liberté d’indifférence. Selon lui, l’essence de l’homme, ou son entendement, radicalement borné, était véritablement d’une autre nature que l’entendement infini de Dieu. Seule la liberté, consistant, comme il disait, dans une indivisible, était identique en l’homme et en Dieu. Sur le prolongement de la voie cartésienne, on rencontre le système kantien de l’hétérogénéité radicale d’un entendement discursif comme celui de l’homme, et d’un entendement intuitif comme serait celui de Dieu. Sur le prolongement de la voie leibnitienne se trouve le système hégélien de l’identité radicale entre l’être et la pensée, et de l’immanence de l’absolu au sein du relatif.
  45. Cette dernière phrase (à partir de cette imperfection) figure, contée par Leibnitz lui-même, dans la première copie de la Monadologie, et ne se retrouve pas dans la seconde. Comme la première copie paraît avoir été revue et augmentée par Leibnitz, même après la confection de la seconde (Voy. notre Avant-propos), cette phrase doit être admise dans le texte définitif.
  46. S’il ne s’agissait que de l’idée des possibles, la simple idée d’un Dieu capable de produire les possibles suffirait pour en rendre compte. L’idée pure et simple des possibles ne suppose pas l’existence même de la source des possibles (Voy. lettre II à M. Bourguet, édit. Erdmann, p. 719 a). Mais il n’en est pas de même de la réalité des possibles. Celle-ci doit être fondée, dit Leibnitz, dans quelque chose de réel et d’existant. Ce qu’il y a de réel dans le possible, c’est la tendance ou prétention à l’existence. Dépouillé de cette tendance, le possible n’est plus qu’une idée, une conception, et il trouve sa raison suffisante dans une cause idéale mais il n’en est pas de même d’un possible qui fait effort pour exister. L’effort qui se rencontre dans ce possible doit, à son tour, être expliqué. Or, tant qu’il s’agit d’un possible imparfait, on ne trouve pas en lui le moyen d’expliquer pourquoi il possède une telle propriété. Déjà Descartes constatait a posteriori qu’un être imparfait comme l’homme n’est pas lui-même cause de son existence, puisqu’il ne possède pas toutes les qualités dont il a l’idée, qualités qu’il n’aurait pas manqué de se donner s’il s’était donné l’être. Leibnitz proclame, a priori, que seule la perfection absolue mérite par elle même d’exister et rend compte de la tendance à exister qui peut se rencontrer dans les êtres imparfaits (Voy. Sup., p. 82).
  47. Il ne faudrait pas conclure de là que Dieu peut quelque chose sur la nature des possibles. La nature des possibles est exclusivement déterminée par le principe de contradiction, lequel est investi d’une nécessité absolue. Les possibles dépendent de Dieu en ce sens que c’est l’essence même de Dieu qu’ils expriment, chacun à sa manière, chacun dans les limites qui lui sont propres. L’infinie variété d’aspects que comporte l’essence de Dieu considérée de tel ou tel point de vue particulier, tel est le contenu des possibles. Ces essences dérivées, en nombre infini, résident de toute éternité dans l’entendement divin dont elles sont l’objet ; et la volonté divine n’intervient que pour susciter le développement des unes, de préférence aux autres (Voy. sup., p. 85 seqq.).
  48. Essences, possibilités, vérités éternelles : ces trois termes, chez Leibnitz, sont très voisins les uns des autres. Déjà Descartes avait établi un lien étroit entre les essences et les vérités éternelles. Celles-ci étaient les principes qui gouvernaient celles-là mais pour lui les essences n’étaient autre chose que le fond même des choses sensibles, tel qu’il peut être connu avec évidence par l’entendement ; elles étaient la vérité complète, sinon pour Dieu qui les a instituées et les domine, du moins pour l’homme qui, quand il les possède, possède tout ce qu’il y a d’intelligible et de substantiel dans les choses. Leibnitz maintient la relation établie par Descartes entre les essences et les vérités éternelles, de telle sorte que, comme Descartes, il peut dire à peu près indifféremment les essences, ou : les vérités éternelles. Mais il nie la coïncidence que Descartes avait admise entre les essences et les existences. Pour lui, les essences ne sont que les possibles ; et ceux-ci, loin de se confondre avec les existences, les débordent infiniment. Ils sont en nombre infini, et infiniment divers, n’étant astreints à nulle autre règle, sinon à ne se point détruire eux-mêmes par une contradiction. Mais tous ne peuvent également être réalisés, parce que, s’ils l’étaient, le monde serait un chaos indéchiffrable. Ceux-là seuls ont été réalisés par la sagesse divine, qui étaient compatibles entre eux, compossibles, comme dit Leibnitz.
  49. C’est-à-dire si son essence n’implique pas de contradiction interne. De nos jours, M. Vacherot a soutenu que le parfait était un concept contradictoire, et qu’ainsi il pouvait bien être admis comme idéal, mais non comme réalité.
  50. Sont contradictoires, disait Aristote (Cat., VIII, 13 à 37), les propositions qui sont entre elles comme l’affirmation et la négation. Mais en Dieu tout est positif, le concept de Dieu excluant toute négation. Donc nulle contradiction ne saurait trouver place dans sa nature. L’être ne peut exclure l’être. Donc Dieu est possible.
  51. Leibnitz considère l’argument de saint Anselme et de Descartes comme valable, du moment que la possibilité de Dieu, c’est-à-dire la non-contradiction interne de son concept, a été démontrée.
  52. Voy. sup., § 48-44, Platon, dans sa marche régressive, allait de l’Entendement aux Idées, qui, plus immobiles, lui paraissaient plus propres à constituer l’absolu. Saint Augustin, saint Thomas, Bossuet, Monitz vont des idées à l’entendement, qui plus personnel, répond mieux à la conception chrétienne et moderne de l’absolu. Leibnitz, en reprenant cette preuve des docteurs chrétiens, la transforme d’ailleurs, ainsi qu’il fait de tout ce qu’il emprunte.
  53. Voy. sup., § 36-39.
  54. Descartes a dit en propres termes (Lettre au P. Mesland, 1644, éd. Garnier, t. IV, p. 147) : « Dieu me peut avoir été déterminé à faire qu’il fût vrai que les contradictoires ne peuvent être ensemble et que par conséquent il a pu faire le contraire. » Et dans une lettre au P. Mersenne, 1637 (éd. Garnier, t. IV, p. 124), il dit que « Dieu a été aussi libre de faire qu’il ne fût pas vrai que toutes lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde, et qu’il est certain que ces vérités ne sont pas plus conjointes à son essence que les autres créatures ». Qu’a voulu dire Descartes ? Vraisemblablement ceci : que ce que nous appelons contradiction suppose deux affirmations, que ces deux affirmations supposent deux jugements successifs séparés l’un de l’autre par un intervalle de temps, et que, comme les parties du temps ne dépendent point les unes des autres (Princ. de Phil., I, 21), comme la conservation des essences aussi bien que des existences n’est qu’une libre création continuée, Dieu peut parfaitement changer l’ordre des choses pendant l’intervalle de temps qui sépare mon premier jugement du second. Descartes n’a pas dit d’ailleurs que toute espèce de contradiction peut être réalisée par Dieu. Il a dit au contraire que certaines contradictions, telles que l’indépendance des créatures à l’égard de Dieu, nous apparaissent comme impossibles (Lettre au P. Mesland, éd. Garnier, t. IV, p. 147). Mais il ne veut pas que nous nous représentions ces contadictions impossibles quand nous voulons connaître l’immensité de la puissance de Dieu. Enfin il conclut en disant que nous ne devons concevoir aucune préférence ou priorité entre son entendement et sa volonté (ibid., p. 148. Voy. sup., p. 86).
  55. La doctrine de Descartes et de Leibnitz à ce sujet résulte de la manière dont l’un et l’autre conçoit le rapport de l’essence de l’homme à l’essence divine. Descartes, qui tient l’entendement humain et l’entendement divin pour hétérogènes, ne soumet pas Dieu aux principes qui gouvernent l’entendement de l’homme. Leibnitz, qui ne voit, entre l’essence de la créature et celle du créateur, qu’une différence de développement, tient l’absolu humain pour identique avec l’absolu véritable, et les principes suprêmes de l’intelligence humaine pour communs à l’homme et à Dieu.
  56. « Fulgurations », c’est-à-dire émanations soudaines. Leibnitz dit ailleurs (De rerum originatione, éd. Erdm., p. 148 b) Patet ab hac fonte res existentes continue promanare ac produci productasque esse, cum non appareat cur unus status mundi magis quam alius, hesternus magis quam hodiernus ab ipso fluat. Avant la création, les choses ont déjà un commencement d’existence, à l’état de possibles, dans l’entendement divin. Non seulement ces possibles se distinguent du néant, puisqu’ils ont une essence et offrent une matière à l’intelligence, mais encore ils sont plus que de pures réceptivités. Chacun d’eux tend à exister, c’est-à-dire est déjà, bien que dans une mesure infiniment petite, en voie de développement. Mais, livrés à eux-mêmes, les possibles ne dépasseront jamais ce minimum de développement. Si l’on fait abstraction de l’estimation et du choix divins, ils se valent tous ; et, comme il est impossible que tous se développent parce qu’il en est d’incompatibles, aucun ne se développera. Un effort impuissant pour exister, telle est leur condition initiale. L’action créatrice de Dieu consiste à prêter assistance à certains possibles, de préférence aux autres, de telle façon que ceux-là se développent, s’épanouissent, réalisent ce qui était en eux à l’état de virtualité. C’est une « production », ou allongement, comme celui d’un rayon qui jaillit d’une source de lumière. C’est une sorte d’émanation, car les possibles qui préexistaient dans l’entendement divin ne s’en distinguaient pas substantiellement et tiraient de lui toute leur réalité. Il y a plus. Sans doute, cette création n’est pas brusque et miraculeusement renouvelée à chaque moment, comme dans le système cartésien de la création continuée. Car, ni les possibles, à l’origine, n’étaient indifférents à l’existence puisqu’au contraire ils l’appelaient, ni la création ne se poursuit arbitrairement dans le temps, puisqu’au contraire elle développe chaque possible suivant sa nature et ainsi obéit à des lois. La conservation est naturelle, sinon nécessaire, et première création elle-même a été l’effet d’une nécessité de convenance, sinon d’une nécessité géométrique. Il n’en reste pas moins qu’une créature ne continuerait pas d’exister, si Dieu ne continuait d’agir, et que l’action par laquelle Dieu la conserve ne saurait différer en rien de l’action par laquelle il l’a proprement créée. C’est pourquoi cette « fulguration » divine, qui fait luire et exister les formes cachées dans la nuit des possibles, se renouvelle de moment en moment et la continuité de l’existence d’une chose n’est que la série continue des actions divines au sein de cette chose même Voy. (sup., p. 85).
  57. Il y a ici un souvenir de la Trinité chrétienne ; mais ici encore Leibniz s’assimile et transforme ce qu’il emprunte. Et même le trait caractéristique de la Trinité chrétienne, l’égalité des trois personnes, semble avoir disparu. Il est difficile de ne point attribuer la prééminence à la connaissance, dans la triade leibnitienne. Car c’est elle qui contient, et les possibles que réalisera la volonté, et les raisons qui détermineront celle-ci à réaliser certains possibles de préférence aux autres.
  58. Le sujet ou la base de la monade parait ne figurer ici que par une raison de symétrie. Leibnitz n’en a pas parlé plus haut (voy. § 19). Et que serait cette base ? Une matière (ὒλη) indéterminée, une sorte de liberté d’indifférence ? Mais ce ne peut être là, pour Leibnitz, qu’une abstraction creuse. L’être a nécessairement quelque détermination, c’est-à-dire que le sujet ne se sépare pas autrement que par abstraction de la perception et de l’appétition, qui en font ceci et non cela. Il faut, a dit Leibnitz (§ 8), que les monades aient quelques qualités, autrement ce ne seraient pas même des êtres.
  59. Hermolaüs Barbarus (Ermolao Barbaro), érudit italien de la Renaissance (1454-1493), interprète d’Aristote, qu’il oppose aux Scolastiques. Il traduisit une partie des ouvrages d’Aristote et des commentaires de Thémistius. Il est de ceux qui contribuèrent le plus à faire connaître dans les Écoles la vraie doctrine du maître. On raconte qu’il demanda au diable le vrai sens du mot ἐντελέχεια chez Aristote. L’expression perfectihabia, formée de perfectum et de habeo, n’est qu’une traduction littérale qui ne nous éclaire guère. L’entéléchie d’Aristote est l’acte (ἐντελῶς ἐχειν) (Voy. sup., p. 150, n. 2) ; la monade de Leibnitz n’est qu’une tendance, intermédiaire entre la matière nue, qui n’est qu’une abstraction, et l’acte proprement dit, qui n’est réalisé qu’en Dieu.
  60. C’est-à dire que ce qui, dans l’autre, n’est aperçu que confusément, est aperçu dans celle-là d’une manière distincte. La cause et l’état sont deux perceptions ayant un même contenu, mais dont l’une présente déployé, et divers, ce que l’autre présente à l’état d’enveloppement et d’uniformité.
  61. Dans les substances composées, au contraire, c’est une influence mécanique, c’est-à-dire un déplacement de parties dans l’espace. Mais cette dernière influence est tout illusoire car l’espace, qu’elle suppose, est une conséquence, non un principe des choses. L’influence mécanique n’est qu’une représentation confuse de l’influence idéale, qui est la seule influence véritable.
  62. L’accommodation consiste à rendre distincte dans une monade la perception des choses qui sont perçues confusément dans une autre, et réciproquement ; de telle sorte que l’univers entier soit perçu distinctement par l’ensemble des monades, sans que deux monades aient exactement le même champ de perception, soit distincte, soit confuse (Voy. sup., p. 45).
  63. Leibnitz dit le plus souvent : « point de vue ». Cette locution, qui répond à l’une des idées maîtresses de son système, paraît avoir été introduite par lui dans la langue philosophique.
  64. Leibnitz fait ici, du principe de raison suffisante, cet usage que Kant appelle transcendant. Non content d’appliquer son principe aux détails du monde et de chercher la raison suffisante de ces détails dans d’autres détails analogues, l’applique à l’ensemble des choses, et cherche, comme il est dès lors inévitable, la raison du conditionné dans un inconditionné sans analogie avec ce qu’il s’agit d’expliquer.
  65. Leibnitz s’approprie la distinction qu’établissait l’École entre la nécessité morale et la contrainte. On enseignait que l’amour de Dieu pour le bien qui est lui-même, et aussi l’amour des bienheureux pour Dieu, est nécessaire, mais non contraint. De même, Leibnitz distingue entre la nécessité métaphysique et la nécessité morale. La première est fondée sur le principe de contradiction et se réalise par la seule opération de l’entendement ; elle est absolue. Ainsi Dieu ne peut pas faire que le tout soit plus petit que la partie. La seconde est fondée sur le principe de la convenance, qui est une expression du principe de raison suffisante, et implique l’intervention de la volonté. Elle incline, sans nécessiter véritablement. Si la puissance de Dieu peut réaliser un monde quelconque, sa sagesse l’incline à réaliser le meilleur monde possible, et ainsi il ne veut pas tout ce qu’il peut. C’est encore une nécessité, mais une « heureuse nécessité », par laquelle Dieu est infailliblement tout-sage et tout-bon, en même temps qu’il est tout-puissant (Voy. sup., p. 86).
  66. Il faut remarquer ici que la raison du choix de Dieu se trouve non en lui-même, si ce n’est qu’il veut nécessairement le meilleur, mais dans les choses distinctes de lui, dans les différences de perfection que présentent les possibles. La bonté intrinsèque des choses tient ici autant de place, pour le moins, que la bonté même de Dieu. Aussi reproche-t-on généralement à cette doctrine de compromettre l’indépendance et la suffisance (comme dit Leibnitz lui-même pour traduire αὐτάρκεια) de l’action divine. Pour répondre à cette objection en se plaçant au point de vue de Leibniz, on peut alléguer que les possibles, selon lui, ne diffèrent de Dieu que par le degré inférieur de leur développement, que leur essence est l’essence même de Dieu plus ou moins concentrée et enveloppée, et qu’ainsi, en considérant les possibles de ce point de vue tout interne qui est le sien, Dieu ne voit rien en eux qui soit distinct de lui.
  67. Possible. Le δυνατόν, dans Aristote, est la propriété qu’a une matière de recevoir telle ou telle forme : ἒστι δ´ἡ μὲν ὒλη δ´ύναμιςμ τό δ´εῖδος ἐντέλεχεια (De anima, II, 1, 412 a, 6). Ainsi il est possible que le marbre devienne colonne. Sans doute, toute matière n’est pas apte à recevoir toute forme, et une matière donnée a quelque disposition à recevoir telles formes plutôt que telles autres, mais la passivité radicale de l’ὔλη persiste toujours, même dans une matière déjà déterminée jusqu’à un certain point et ainsi toute matière, comme telle, comporte divers achèvements : ἐνδέχεται ἄλλως. Le possible de Leibnitz n’est pas une manière d’être, une propriété, une abstraction ; c’est une essence, c’est un être, incomplètement réalisé, il est vrai, et n’existant encore qu’à l’état d’enveloppement, mais véritablement sujet et commencement de substance. Ce qui le caractérise, c’est d’abord que les parties dont il se compose ne se contredisent pas entre elles, mais sont logiquement compatibles les unes avec les autres selon le principe de contradiction. Mais ce n’est pas tout : le possible possède, en lui-même, une tendance propre à l’existence, c’est-à-dire au déploiement de la diversité qu’il recèle. Tout cela préexiste, dans le possible, à l’action divine elle-même. Quand celle-ci intervient, tout son rôle consiste à régler le passage des possibles à l’existence, c’est-à-dire, en somme, leur développement spontané, en vue de l’harmonie universelle. Ainsi chaque possible peut être réalisé ou ne pas l’être, cela dépend de la sagesse divine mais, dans la nature interne d’un possible, rien ne peut être autre qu’il n’est : tout y est lié. Un possible doit être admis à l’existence ou rejeté dans son entier. Quelle est la raison de cette transformation de la δύναμις aristotélicienne ? Leibnitz voit dans la δύναμις aristotélicienne, laquelle ne fait qu’un avec l’ὒλη, une chose, un pur objet de représentation. Or, appliquée à un objet représenté, à une chose, la notion de puissance, intermédiaire entre l’être et le non-être, est contradictoire. Une chose est ou n’est pas : il n’y a Pas de milieu. Pourtant la métaphysique ne peut se passer de cette notion de puissance. Où donc la trouvons-nous réalisée sans contradiction ? Dans la tendance propre au sujet pensant, ou tendance à passer de représentations confuses à des représentations distinctes. C’est donc cette tendance qui doit faire le fond de tout possible véritable, et le possible ne différera de l’existence que par la moindre réalisation de la tendance qui constitue tout ce qui est. Le possible d’Aristote n’en diffère du réel, et quant à l’existence, et quant à l’essence le possible de Leibnitz n’en diffère que quant à l’existence, c’est-à-dire quant au degré de développement. — Que si l’on se place à un point de vue plus moderne encore, on remarquera que, — chez Leibnitz comme chez Aristote, la différence du possible et du réel demeure objective, c’est-à-dire indépendante du sujet connaissant. Pour les déterministes modernes au contraire, le possible ne diffère du réel que subjectivement, en tant que nous ignorons certaines des conditions de l’événement futur (Voy. sup., p. 90).
  68. C’est-à-dire : proportionnellement à, pro ratione perfectionis quam involvit, comme dit la traduction latine.
  69. C’est-à-dire : quantité d’essence ou de réalité : quantitas essentiæ seu realitatis… ; est enim perfectio nihil aliud quam essentiæ quantitas (De rerum originatione radicali, 1697. Édit. Erdm., p.l47 b).
  70. C’est-à-dire : qu’il contient à l’état d’enveloppement. Les possibles, avant le fiat divin, sont comparables à des germes, où est entièrement préformé l’être qui est susceptible d’en naître. L’existence n’est que le développement de ces germes.
  71. Ceci est l’indication de la célèbre théorie de l’optimisme. Le monde actuel est le meilleur possible, c’est-à-dire celui qui forme le plus riche composé, où la place a été le mieux ménagée, où le plus grand nombre possible d’éléments, susceptibles de réaliser par leur développement la plus parfaite harmonie, ont été appelés à l’existence. Ceci ne veut nullement dire que le monde ne contienne aucun mal, ni même que la part des maux y soit petite. Les imperfections qui préexistaient nécessairement à la création dans les possibles et par lesquelles ils se distinguaient de Dieu ne sauraient disparaître après la création : autrement celle-ci aurait pour effet de donner un sosie au Créateur, ce qui est absurde. Mais Dieu a choisi la combinaison dans laquelle la part du mal était le plus restreinte (Voy. sup., p. 109).
  72. La sagesse ou connaissance a, comme on voit, le rôle prépondérant. La bonté est déterminée par elle infailliblement, sinon fatalement et la puissance ne fait guère qu’écarter les obstacles qui arrêtaient le développement de certains possibles, en réduisant à l’impuissance les possibles jugés indignes d’exister, de manière que les possibles élus puissent réaliser le développement auquel ils aspiraient.
  73. Descartes, mathématicien par-dessus tout, ne voit dans le divers qu’un aspect extérieur des choses à travers lequel il s’agit de discerner l’homogénéité. Le divers n’a aucun prix à ses yeux : tout son effort tend à le résoudre en une essence uniforme. Doué au contraire d’un vif sentiment de la réalité et de la beauté, Leibnitz, en même temps qu’il admet, comme mathématicien, la réduction logique du divers à l’homogène et de l’obscur au clair, entreprend, comme métaphysicien, une tâche inverse, celle de montrer comment, au point de vue de l’existence, l’un et l’homogène doit engendrer le multiple, le distingué, l’infinie variété des formes compatibles avec la loi de l’harmonie. Si le divers n’existait pas, selon Leibnitz il faudrait l’inventer. Car si, au point de vue de la science, la perfection consiste dans l’homogénéité mathématique, au point de vue de l’être, elle consiste dans la richesse, dans la fécondité, dans l’activité infiniment diversifiée. Descartes cherchait simplement l’idée claire, c’est-à-dire l’idée d’une nature homogène : Leibnitz cherche en outre l’idée distincte, ou plutôt l’idée renfermant du distingué, c’est-à-dire l’idée qui présente avec distinction un grand nombre de détails. L’étendue suffisait à Descartes, à Leibnitz il faut la vie.
  74. Rorarius (Rorario, 1485-1556 ?), légat des papes Clément VII et Paul III, connu par un petit traité sur l’intelligence des animaux. Bayle, exposant et examinant, dans une note de l’article intitulé Rorarius, le système de Leibnitz sur l’âme des bêtes et l’harmonie préétablie, déclare que cette dernière hypothèse n’encourt pas moins que celle des causes occasionnelles le reproche de faire intervenir Dieu comme un Deus ex machina. « La vertu interne et active, dit-il, communiquée aux formes des corps, selon M. Leibnitz, connaît-elle la suite d’actions qu’elle doit produire ? Nullement ; car nous savons par expérience que nous ignorons si dans une heure nous aurons telles ou telles perceptions ; il faudrait donc que les formes fussent dirigées par quelque principe externe dans la production de leurs actes. Cela ne serait-il pas le Deus ex machina, tout de même que dans le système des causes occasionnelles ? » Bayle conclut que la raison pourquoi Leibnitz ne goûte pas le système cartésien n’est qu’une fausse supposition, consistant à croire que les causes occasionnelles font une plus large part au miracle que l’harmonie préétablie. Quant à la raison que Bayle allègue ensuite contre l’harmonie préétablie, c’est à peu près celle de Foucher (Erdm., 130), disant que, dans le système de Leibnitz, le corps ne sert de rien, puisque tout ce qui arrive dans l’âme y arriverait de même, si elle n’était pas jointe à un corps. « Que l’âme du chien, dit Bayle, soit construite de telle sorte qu’au moment qu’il est frappé il sentirait de la douleur, quand même on ne frapperait pas, c’est ce que je ne saurais comprendre. » Il ajoute que l’âme, étant une substance simple, ne peut avoir en elle la puissance de diversifier ses opérations (Voy. sup., p. 148, note 1).
  75. « Cujus natura cum sit representativa, nihil est quod eam scil. monadem) limitare posset ad usam tantum reram partem re præsentandam. » (Trad. lat. de Hansche.)
  76. La doctrine exposée ici par Leibniz est très remarquable : 1° Étant donnée la perception, cette perception n’est pas limitée, comme le pensait Descartes, à une partie des choses, mais elle s’étend à toutes, sans exception, sauf à n’en représenter qu’un certain nombre d’une manière distincte. 2° Étant donné un être réel doué de perception (et nous expérimentons en nous-mêmes qu’un tel être est effectivement donné), cet être ne saurait par là se distinguer radicalement des autres êtres ; au contraire tous les êtres de la nature doivent être également doués de perception. La loi de l’harmonie et de l’analogie universelle exige qu’il en soit ainsi.
  77. Symboliser, pris comme verbe neutre, est une ancienne expression, signifiant : avoir du rapport, de la conformité avec. Ce terme était employé notamment par les alchimistes. « Les éléments, dit le chirurgien Ambroise Paré à propos de leur doctrine, symbolisent tellement les uns avec les autres, qu’ils se transmuent l’un en l’autre. Leibnitz, après avoir érigé les simples en substances et fait descendre les composés au rang de simples phénomènes, se demande si entre les uns et les autres il n’existe d’autre rapport que celui de principe à conséquence, et si l’on ne pourrait pas concevoir le composé comme comportant avec le simple un rapport de ressemblance. Le composé, en ce cas, aurait, en lui-même, une certaine valeur, et serait comme l’extérieur du temple, symbole des mystères qui s’accomplissent au dedans. Or, selon Leibnitz, le composé, mon seulement en tant qu’on le résout en ses éléments simples et spirituels, mais même en tant qu’on le considère précisément comme composé, c’est-à-dire comme étendu et corporel, n’est pas dépourvu de toute conformité avec le simple. Il imite le simple à sa manière, il admet des lois qui le relèvent et lui donnent de la dignité, en faisant de lui une expression de l’esprit qui est sa substance. Par la loi des causes efficientes, par l’action et la réaction mécaniques universelles, par la communication externe des parties, faible image de l’harmonie des âmes, le composé devient, non sans doute la représentation adéquate, mais l’analogue de la substance simple. La matière est ainsi un phénomène bien fondé, non seulement en ce sens qu’elle repose sur l’esprit, mais encore en ce sens que ses propriétés mêmes sont des imitations de la nature spirituelle. (Voy. sup., p. 51, 58).
  78. Les manuscrits donnent ainsi σύμπνοια, écrit de la main même de Leibnitz, au lieu de σύμπνοα seule forme que l’on trouve dans le Thesaurus. La même citation d’Hippocrate se retrouve dans l’Avant-propos des Nouveaux Essais, éd. Erdm., p. 197, b, ainsi traduite par Leibnitz « tout est conspirant ».
  79. Lorsqu’Aristote définit l’âme ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ ξωὴν ἒχοντος δυνάμειμ τοιοῦτον δὲμ ἃν ἢ όργανικόν (De An., II, 1, 412, b, 4), il entend, nous dit-il, par l’entéléchie, non l’acte ou achèvement de la puissance, analogue à l’acte de θεωρεῖν, mais la force’ qui commence l’action, analogue à l’ἐπιστήμη, opposée à la θεωρία. L’âme donne la première impulsion à un corps organique, c’est-à-dire dont les parties sont disposées de manière à concourir à un but. Chez Leibnitz, l’âme est l’entéléchie de son corps, en ce sens qu’elle possède, à un degré de perfection,(c’est-à-dire de distinction) relative, les perceptions mêmes qui dans le corps existent à l’état confus, et qu’ainsi elle peut servir à rendre raison de ce qui se passe dans le corps.
  80. Le corps, par l’infinité de perceptions confuses relatives à l’univers entier qu’il détermine dans l’âme, est le lien qui rattache l’âme au reste du monde, c’est-à-dire qui fait communiquer les âmes entre elles.
  81. Le corps est en definitive le point de vue même de l’âme. Il détermine pour elle le champ de la perception distincte et le champ de la perception confuse.
  82. Pour : « d’automate. »
  83. Ce « nous » n’existait pas dans le texte primitif : Leibnitz l’a ajouté après coup. Cette circonstance montre que ce n’est nullement là un mot explétif. Et en effet, les parties de métal qui sont au fond de la roue sont encore, selon Leibnitz, quelque chose d’artificiel, C’est-à-dire d’hétérogène, d’organisé, de conforme à une fin, sinon à notre point de vue, du moins au point de vue de la nature. Celle-ci agit à sa manière, mettant dans les choses du distingué et de l’harmonie, jusque dans les plus secrètes profondeurs de l’être, sans que jamais on puisse rencontrer une masse brute que son art n’ait pas pénétrée.
  84. Qui porte la marque, le caractère de la machine.
  85. Aristote considérait l’indivisibilité des particules des corps comme inconciliable : 1° avec les principes des mathématiques (De Cœlo, III, 1, 298, b, 33), 2° avec l’existence du mouvement (Phys., VI, 1, 231, b. 18), 3° avec l’existence du changement qualitatif (Phys., VI, 4). Il niait de même l’existence du vide. La doctrine de la grandeur continue lui paraissait être celle qu’il fallait adopter, si l’on voulait être en mesure de réfuter les objections de Zénon d’Élée contre la réalité du mouvement.
  86. Voy. supra, p. 159, n. 1.
  87. Car l’univers se compose en réalité d’une infinité de monades sans connexion physique entre elles. La seule manière dont le monde des corps puisse imiter ce caractère du monde des âmes, c’est la division actuelle à l’infini.
  88. Ces idées ont sans doute été suggérées à Leibnitz par les découvertes dues à l’emploi du microscope, lequel ne datait guère que du commencement du siècle. Leibnitz avait été particulièrement frappé, comme nous le verrons plus bas (§ 74), de la découverte d’organismes vivants au sein de la liqueur spermatique, faite par Leuwenhœck à l’aide de cet instrument. Mais il ne faut pas oublier que sa théorie toute philosophique des petites perceptions éléments des grandes devait le prédisposer à considérer l’organisation comme subsistant indéfiniment dans les corps, si loin qu’on en pousse la résolution.
  89. Éd. Erdm., p. 475 b ; p. 477 b.
  90. Cf. κατὰ… Ἡράκλειτον… οἷον ῥεύματα κινεῖσθαι τὰ πάντα (Platon, Théét. 160. D) ; Ἡράκλειτος… ποταμοῦ ῥοῇ ἀπεικάζων τὰ ὄντα (Plat., ibid., 402. A) ; et, plus précisément encore : ταῖς Ἡρακλειτείοις δόξαις, ὡς ἀπάντων τῶν αἰσθητῶν ἀεὶ ῥεόντων (Arist., Met., I, 6).
  91. Causæ efficientes pendent a finalibus, ou, en d’autres termes, les corps dépendent des âmes. Le changement du corps n’entraîne donc pas le changement de l’âme, mais c’est au contraire le développement de l’âme ou monade centrale et dominante, toujours identique dans son fond, qui détermine le changement du corps.
  92. Une âme sans corps serait une âme absolument exempte de perfection confuse ; et, comme la perception embrasse tout ou n’existe pas (Voy. sup., § 60), comme d’ailleurs la perception est essentielle à l’âme, une âme sans corps posséderait la perception distincte de tous les détails de l’univers. Or une telle âme ne se distinguerait pas de Dieu, serait Dieu lui-même.
  93. v
  94. Édit. Erdm., p. 475 b.
  95. On retrouve ici l’idée métaphysique, propre à Leibnitz, de la disproportion entre le possible et l’être, le possible n’étant soumis qu’à la condition de l’harmonie interne, tandis que l’être est soumis en outre à la condition de l’harmonie externe on compossibilité. Beaucoup d’appelés, peu d’élus, telle pourrait être la formule de la loi leibnitienne de la création comme du système moderne de la sélection naturelle. Mais Leibnitz s’efforce de montrer que les choses sont ainsi, non parce que les forces mécaniques règnent seules dans l’univers, mais, au contraire, en vertu de l’action bienfaisante d’un Dieu qui est législateur et père en même temps qu’architecte. Et, selon lui, si tel possible se réalise de préférence aux autres, ce n’est pas seulement parce qu’il est mieux armé pour la lutte, c’est encore parce qu’il est une pièce de l’harmonie universelle.
  96. Cf. Platon, Phèdre, 245 D, dans la démonstration de l’immortalité ou plutôt de l’éternité de l’âme : ἐπειδὴ δὲ ἀγένητόν ἐστι, κωκὶ αὐτό ἀνάγκη εἶναι. Voyez aussi, dans le Phédon, la preuve tirée de la réminiscence. Comme l’âme a existé avant cette vie, ainsi que le prouve le fait de la réminiscence, de même elle doit lui survivre. On sait que Leibnitz faisait grand cas de la théorie platonicienne de la réminiscence (V. Erdm., p. 446 a).
  97. C’est l’un des traits distinctifs de la philosophie de Leibnitz d’admettre que le raisonnement a posteriori et le raisonnement a priori arrivent à se rencontrer, pourvu que l’un et l’autre soit bien conduit et poussé suffisamment loin. L’accord de la métaphysique et de l’expérience est pour lui l’une des faces de l’harmonie universelle. Au fond du mécanisme, le mathématicien qui cherche les raisons des choses doit trouver la force, et avec elle la tendance et l’âme. Aux contins du monde des âmes, le métaphysicien qui poursuit les conséquences des principes voit se former un monde extérieur, qui, par la loi des causes efficientes, s’efforce d’imiter la loi supérieure des causes finales.
  98. L’âme est perception, c’est-à-dire expression ou représentation. de plusieurs en un. Son action et son être sont donc liés à l’existence et a la nature du multiple. C’est la permanence des mêmes lois dans l’univers qui est la garantie de l’identité dans le sujet pensant. Une monade est donc loin de se suffire à elle-même. Sans doute elle tend à l’identité, mais elle ne peut réaliser cette tendance sans le secours du reste de l’univers. Or Dieu a fait l’univers harmonique, et ainsi les phénomènes du monde entier se déroulent de telle manière que la monade, en les représentant, ne fasse autre chose que développer sa propre essence, et demeure ainsi identique.
  99. Dans l’animal, lui aussi, il y a une monade dominante dont les autres sont les instruments. Cette monade demeure mais comme, pendant le temps qu’on appelle la vie, cette monade ne dépasse pas l’état empirique où l’on n’a pas conscience de soi, elle tombe, par la mort, dans cet état de sommeil sans rêves ou de léthargie, dont il n’est pas vraisemblable qu’on se réveille, quand on n’a pas antérieurement joui de la raison et de la conscience (V. sup., p. 65).
  100. Leibnitz écrit « les siens ».
  101. L’harmonie préétablie de l’âme et du corps, c’est-à-dire du monde des simples et du monde des composés, de la réalité interne et du phénomène externe, est ainsi un cas particulier, ou plutôt une conséquence de l’harmonie des monades on substances spirituelles elles-mêmes. Le lien des deux théories se trouve dans le principe suivant lequel les composés symbolisent avec les simples. Vues du dehors, les monades présentent un aspect qui a de l’analogie avec la nature interne. Les corps imitent, à leur manière, les âmes dont ils sont les enveloppes (V. sus., p. 46 sqq).
  102. Édit. Erdm., p. 476 a.
  103. Descartes refuse à l’âme, comme à toute substance créée, le pouvoir de produire du mouvement ; mais il lui accorde le pouvoir de diriger le mouvement existant (Lettre à Arnauld, éd. Cousin, t. X, p. 160). Selon une comparaison célèbre que l’on lit dans Leibnitz lui-même (Théodicée, § 60, éd. Erdm. p 519 b), l’âme, dans Descartes, serait à peu près comme un cavalier, qui, quoiqu’il ne donne point de force au cheval qu’il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui semble. C’est ce qui a lieu, selon Descartes, semble-t-il, dans l’action de l’âme sur la glande pinéale (Pass., I, 31-44). Quelle était au juste, en cela, la pensée de Descartes ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer. Il admettait certes l’influence de l’âme sur le corps et celle du corps sur l’âme ; mais il insistait pour que l’on ne se représentât pas l’action réciproque de l’âme et du corps comme analogue à l’action d’un corps sur un autre. Cette action, suivant lui, ne pouvait se comprendre qu’en partant de l’idée de l’union de l’âme et du corps, laquelle est un rapport sui generis donné par l’expérience (Lettre à Élisabeth, éd. Cousin, t. IX, p. 126).
  104. Descartes pensait qu’il se conserve dans la nature la même quantité de mouvement (mv). Leibnitz a bien vu que Descartes était dans l’erreur. Mais la loi qu’il a substituée à celle de Descartes et qui porte que la somme des forces vives (mv2) égale une quantité constante est fausse également. Ce qui est constant, c’est la somme des forces vives, des énergies potentielles, et des forces moléculaires telle que la chaleur, la lumière, l’énergie chimique, etc. Eût-elle été vraie, la loi de Leibnitz n’eût guère suffi plus que celle de Descartes à déterminer entièrement le mouvement.
  105. Leibnitz paraît donc avoir été amené à son système métaphysique de l’harmonie préétablie par la théorie mathématique de la conservation de la force. Cette théorie, sous la forme précise qu’elle a chez Leibnitz, est aujourd’hui considérée comme fausse. Mais l’hypothèse générale de la conservation, dans l’univers physique, d’une même quantité d’énergie, et de la non-intervention d’un principe spirituel dans les phénomènes de la matière, s’est confirmée de plus en plus. Les progrès de la science ont donc plutôt fortifié qu’infirmé le système de l’harmonie préétablie, si toutefois il est possible, comme l’admettait Leibnitz, de franchir par le raisonnement l’intervalle qui sépare les mathématiques dé la métaphysique. — Voy., à la fin du vol., la note de M. H. Poincaré.
  106. Éd.Erdm., p. 417 a.
  107. Par ces mots « et ne finissent pas non plus que le monde » Leibnitz ne veut pas dire l’animal et l’âme ne finissent pas, et il en est de même du monde. Il fait au contraire dépendre la condition de l’âme de la condition du monde lui-même. C’est (V. sup., § 77) en tant que miroir d’un univers indestructible, que l’âme est indestructible. Rien en effet n’existe uniquement pour soi. L’âme elle-même n’est admise à passer de la possibilité à l’existence, qu’en tant qu’elle doit concourir à l’harmonie universelle ; et ainsi sa durée est liée à celle du reste de l’univers.
  108. L’homme, par la science et la morale, s’élève au-dessus du rôle de simple miroir de l’univers. Il acquiert quelque chose de la faculté créatrice de Dieu. Il dispose ses idées et ses actions de manière à en former comme un petit monde, qui a ses lois, son harmonie, son unité. Il fait de sa vie une expression spéciale et singulière de l’harmonie universelle. « Pour ne rien dire des merveilles des songes, a dit Leibnitz (Princ. de la nat. et de la gr., § 14), où nous inventons sans peine, et sans en avoir même la volonté, des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on veille, notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires, et, découvertes sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses pondere, mensura, numero, elle imite dans son département et dans son petit monde, où il lui est permis de s’exercer, ce que Dieu fait dans le grand. » Comment s’opère cette création ? Suivant la loi même de la création divine. La raison qui est en l’homme, et qui fait de son âme un esprit, domine ses puissances inférieures, à peu près comme Dieu domine le monde. Chacune de ses puissances est une réalisation incomplète de l’essence qui, dans l’esprit, se déploie sans entrave et, sous l’influence de l’esprit, toutes ces puissances se développent, de manière à former un ensemble aussi riche et aussi harmonieux que possible. Ce petit monde dans le grand est comme un cercle intérieur et l’on est plus près du centre (V. sup., p. 117).
  109. Leibnitz reprend, en la transformant de manière à l’adapter à son système, la conception augustinienne des deux cités, la cité de Dieu et la cité du monde. Mais tandis que, chez saint Augustin, la cité de Dieu m’était autre que l’Église chrétienne, considérée dans ses antécédents, dans sa fondation et dans son développement, chez Leibnitz c’est simplement l’établissement d’un ordre moral au sein de l’ordre physique. De même que, lors de la création, une première sélection a été opérée par Dieu parmi les possibles de même, par l’action des créatures elles-mêmes, une seconde sélection s’opère, sous l’œil de Dieu, au soin du monde actuel ; les créatures les plus capables de perfection usent avec adresse et persévérance de toutes les forces dont elles disposent, pour diminuer la part du mal dans l’univers et peu à peu s’organise et se constitue un monde plus parfait que le premier, plus digne de la société du créateur. Ce monde, d’ailleurs, était en germe dans le premier. Dieu en avait proposé l’éclosion comme terme et comme récompense aux efforts des créatures raisonnables.
  110. Langage théologique, sur lequel Leibnitz, selon sa coutume, greffe un sens nouveau et philosophique. La gloire de Dieu, selon l’Écriture, outre qu’elle est quelque chose de tout surnaturel et mystérieux, apparaît comme inhérente à Dieu même, bien loin de consister dans ses ouvrages même les plus parfaits. Les élus, est-il dit, contemplent, racontent, bénissent la gloire de Dieu ; les fidèles font tout pour la gloire de Dieu ; la gloire de Dieu est manifestée par son nom, par sa majesté, par ses œuvres.
  111. Leibnitz s’approprie en la transformant la doctrine théologique de la « complaisance » de Dieu relativement à Jésus-Christ et à sou Église. Οὕτος ἐστιν ὀ υῖος μου ὀ ἀγαπητός, dit la voix qui sort de la nue pendant la transfiguration, ἐν ὢ ηὐδόκησα (Matt., xvii, 5).
  112. Leibnitz applique ici son principe de continuité aux rapports du naturel avec le surnaturel, et trouve le moyen de réconcilier la nature et la grâce en remontant au principe suprême de l’une et de l’autre. Bien que nous lisions ici que l’harmonie de la nature et de la grâce est autre que l’harmonie des causes efficientes et des causes finales, il n’en reste pas moins, selon les propres expressions du philosophe, qu’il y a analogie entre ces deux harmonies ; et il est permis de supposer que le règne de la grâce n’est autre chose, au fond, que la plus haute réalisation du règne des causes finales lui-même, comme le règne de la nature est constitué essentiellement par l’action prépondérante des causes efficientes. C’est donc, semble-t-il, l’harmonie des causes efficientes et des causes finales elles-mêmes qui se retrouve, en définitive, dans l’harmonie de la nature et de la grâce.
  113. « Réussir, » pour réissir, d’exire : avoir issue, aboutir. Pascal écrit de même : « De tous les corps réunis, on ne saurait faire réussir une petite pensée. »
  114. La « patience forcée » des Stoïciens elle-même n’est pas assez. « Notre-Seigneur, dit Leibnitz (Théod., Préf., éd. Erdm., p. 470 b), inspire des pensées plus sublimes, et nous apprend même le moyen d’avoir du contentement, lorsqu’il nous assure que Dieu, parfaitement bon et sage, ayant soin de tout, jusqu’à ne point négliger un cheveu de notre tête, notre confiance en lui doit être entière ; de sorte que nous verrions, si nous étions capables de le comprendre, qu’il n’y a même pas de moyen de souhaiter rien de meilleur (tant absolument que pour nous) que ce qu’il fait. C’est comme si l’on disait aux hommes : faites votre devoir et soyez contents de ce qui en arrivera, non seulement parce que vous ne sauriez résister à la Providence divine ou à la nature des choses (ce qui peut suffire pour être tranquille, et non pas pour être content), mais encore parce que vous avez à faire à un bon maître.
  115. Leibnitz pense ici à la contestation qui régnait de son temps sur l’amour désintéressé et l’amour mercenaire. Il estime qu’une bonne définition suffit à la vider. « Amare, dit-il (De notionibus juris et justitiæ, éd. Erdm., p. 118 b), sive diligere est felicitate alterius delectari, vel, quod eodem redit, felicitatem alienam asciscere in suam. » D’après cette définition, on voit aisément que l’amour désintéressé est possible, et en quel sens. Du moment que le bonheur d’un autre est ressenti comme sien, on s’en réjouit immédiatement et non pour quelque avantage extrinsèque. Et il est naturel que nous aimions Dieu d’un tel amour. Car, dit Leibnitz (Princ. de la Nat. et de la Gr., § 17 sqq.), bien qu’il ne tombe pas sous nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable et de nous donner un très grand plaisir. Ne voyons-nous pas que les honneurs, quoiqu’ils ne consistent pas dans les qualités des sens extérieurs, font plaisir aux hommes ? Il en est de même de la musique, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte, dont nous ne nous apercevons pas et que l’âme ne laisse pas de faire des battements ou vibrations des corps sonnants. De même encore, les plaisirs de la vue reposent en définitive sur les proportions, dont seule l’intelligence est juge. Toutes ces choses, sans nous procurer aucun profit, nous remplissent d’admiration et d’enchantement. Supposez maintenant que l’objet beau soit en outre capable lui-même de félicité ; et le sentiment qu’il nous inspirera deviendra le véritable amour (De notion. juris et justitiæ, 115 b). Or qui plus que Dieu est beau, parfait et capable de félicité ? (V. sup., p. 123).
  116. Saint Thomas divisait (De veritate, q., XXIII, a, 8 c. S. Th. q. XIX, a. 6 ad 1) la volonté de bon plaisir en antécédente et conséquente. « Cette distinction, disait-il, n’est pas fondée sur la votonté divine elle-même, car, en elle, il n’y a ni avant ni après ; mais elle est fondée sur les objets de son vouloir. Une chose peut être considérée, soit en elle-même, absolument, soit avec telle circonstance particulière, ce qui forme une considération subséquente. Par exemple, il est bon en soi que l’homme vive et c’est une chose mauvaise qu’il périsse, à considérer la chose absolument ; mais si l’on ajoute, au sujet d’un homme en particulier, que c’est un homicide ou que sa vie est un danger pour une foule de personnes, dans ce cas il sera bon que cet homme périsse, et mauvais qu’il conserve plus longtemps la vie. C’est pourquoi on peut dire que le juge veut d’une volonté antécédente que tout homme conserve la vie, mais il veut d’une volonté conséquente que l’homicide soit pendu. Là est l’origine de la doctrine de Leibnitz mais ici encore Leibnitz transforme ce qu’il emprunte (V. Théodicée, I, § 22). La volonté antécédente, dit-il, regarde chaque bien à part en tant que bien. Il y a une infinité de volontés antécédentes diverses, comme, dans un mobile composé d’un grand nombres de parties, il y a un grand nombre de tendances diverses. Or de même que, dans le mobile, du conflit de ces tendances résulte le mouvement composé, qui donne satisfaction à toutes autant qu’il est possible, de même, du conflit des volontés antécédentes résulte une volonté conséquente et totale qui va à la plus grande somme de bien réalisable. Et ainsi Dieu veut antécédemment le bien, et conséquemment le meilleur. C’est cette volonté seule qui est décisive. Elle est secrète, c’est-à-dire plus intérieure encore que les volontés antécédentes, parce qu’elle se forme dans cette région la plus reculée de la volonté divine, ou les volontés particulières sont comparées entre elles au point de vue de l’harmonie. Nous retrouvons ici, appliquée à la volonté même de Dieu, cette théorie du possible et de l’existence, qui est l’une des plus importantes de la philosophie de Leibnitz. — Cependant la volonté, même conséquente, de Dieu ne donne pas immédiatement aux choses toute la perfection qu’elles comportent. Dieu a en quelque sorte réservé à l’action même des créatures une part dans l’avènement de son règne. Et c’est pourquoi celles-ci ne doivent pas perdre de vue cette volonté antécédente de Dieu, qui allait exclusivement au bien sans faire encore aucune place au mal. S’il doit être à tout jamais impossible de réaliser entièrement une telle volonté, qui n’irait à rien moins qu’à recréer Dieu lui-même, il est du moins possible de se rapprocher de plus en plus de cet idéale et Dieu tend, dans le développement du monde, à mettre sa volonté conséquente dans une harmonie toujours plus étroite avec sa volonté antécédente. L’homme sage a donc confiance ; et, en disant Fiat voluntas tua, il ne cède pas à la force, il sait qu’il travaille l’avènement du royaume de Dieu.
  117. Cette formule, dans la pensée de Leibnitz, n’exclut pas l’idée du progrès, qu’il a toujours considéré au moins comme une hypothèse possible (V. notamment lettre 4 à M. Bourguet. Erdm., p. 733. — V. sup., p. 110). En tout cas, Leibnitz admet bien évidemment la formation progressive d’une cité de Dieu ou monde moral proprement dit au sein du monde naturel, comme on vient de le voir dans les paragraphes précédents.
  118. Édit. Erdm., p. 469.
  119. Édit. Erdm., 469 b.