Monadologie (Boutroux, 1892)/Note sur les principes de la mécanique dans Descartes et dans Leibnitz

La Monadologie, Texte établi par Émile BoutrouxDelagrave (p. 225-231).

Note
sur les principes de la mécanique
dans Descartes et dans Leibnitz

Par Henri Poincaré
Ingénieur des mines, professeur à la Faculté des sciences de Paris.


Les principes généraux qui servaient de fondement à la mécanique de Descartes sont absolument différents de ceux qui étaient admis par Leibnitz et qui le sont encore aujourd’hui.

Descartes croyait que dans un système de corps soustrait à toute action extérieure, la quantité de mouvement reste constante.

« D’où il suit que, puisqu’il a mû en plusieurs façons différentes les parties de la matière lorsqu’il les a créées, et qu’il les maintient toutes en la même façon et avec les mêmes lois qu’il leur a fait observer en leur création, il conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement. » (Principes de philosophie, IIe partie § 36).

Leibnitz a fait voir au contraire que, dans un système matériel soustrait à toute action extérieure, ce n’est pas la quantité de mouvement qui reste invariable, mais la quantité d’action motrice (que l’on appelle aujourd’hui énergie), et, d’autre part, la quantité de progrès, ou quantitas progressus (que les mécaniciens modernes appellent projection de la quantité de mouvement). « … Ainsi les actions sont comme les quarrés des vitesses… il s’ensuit qu’il se conserve aussi la même quantité de l’action motrice dans le monde… » (Lettre à Bayle, 1702, Erdm. 192).

« Et quidem demonstro non tantum eamdem conservari vim absolutam, seu quantitatem actionis in mundo, sed etiam eamdem vim directivam eamdemque quantitatem directionis ad easdem partes, seu eamdem quantitatem progressus, sed progressu in partibus computato, ducta celeritate in molem, non quadrato celeritatis. Haec tamen quantitas progressûs in eo differt a quantitate motus, quod, duobus corporibus in contrarium tendentibus, pro habenda quantitate motus totali (sensu Cartesiano) debent addi quantitates motus singulorum (seu facta ex celeritate in molem) ; sed, pro habenda quantitate progressus, debent a se invicem detrahi ; differentia enim quantitatum motus in tali casu erit quantitas progressus » (Lettre à Bernouilli, 28 janvier 1696).

Expliquons en quelques mots ce que Descartes et Leibnitz entendaient par quantité de mouvement, quantité d’action motrice, quantité de progrès.

Les mécaniciens représentent d’ordinaire la vitesse d’un point matériel par une droite , dont la longueur est proportionnelle à cette vitesse et dont la direction est la

même que celle de la tangente à la trajectoire du point matériel (figure 1). Dans une vitesse, nous devons en effet envisager trois éléments, sa grandeur, sa direction et son sens, et ces trois éléments sont complètement définis par la droite . Supposons que l’on considère une droite quelconque définissant une direction dans l’espace. Projetons le segment sur en abaissant sur cette droite du point et du point deux perpendiculaires et . Le segment s’appellera : la projection de la vitesse du point sur la direction , ou bien la composante de cette vitesse suivant la direction . Dans cette composante, il faut considérer deux choses sa grandeur absolue, mesurée par la longueur du segment , et son signe. La composante sera, par exemple, regardée comme positive si le point est à droite de , et comme négative si ce point est à gauche de . La droite , et par conséquent la vitesse du point , sera complètement définie, en grandeur, direction et sens, quand on connaîtra en grandeur et en signe ses composantes suivant trois directions rectangulaires, , ,  ; soient , , ces trois composantes la longueur absolue de la droite , sera d’après un théorème de géométrie bien connu :

Soit la masse du point matériel  ;

Sa quantité de mouvement sera :

c’est-à-dire la masse multipliée par la vitesse ;

Sa force vive sera :

c’est-à-dire la masse multipliée par le carré de la vitesse ;

Sa quantité de progrès suivant la direction sera : c’est à-dire la masse multipliée par la composante de la vitesse suivant la direction .

La quantité de mouvement et la force vive sont essentiellement positives ; la quantité de progrès peut être positive ou négative ; elle sera affectée du signe si la composante est elle même positive, et du signe si cette composante est négative. Si, au lieu d’un point matériel unique, on considère un système de points matériels, la quantité de mouvement et la force vive du système seront la somme arithmétique des quantités de mouvement et des forces vives de tous les points du système. La quantité de progrès du système sera la somme algébrique des quantités de progrès de tous les points du système.

Par exemple, supposons deux points matériels et (figure 2) de masse égale à l’unité et s’avançant l’un vers l’autre, suivant la droite , le premier avec une vitesse 2, le second avec une vitesse 1. La composante de la vitesse du point suivant la direction sera et celle de la vitesse du point sera .

Les composantes de ces vitesses suivant une direction perpendiculaire à seront nulles.


La quantité de mouvement du point sera

La quantité de mouvement du point sera

La quantité de mouvement du système sera

La force vive du point sera

La force vive du point sera

La quantité de progrès suivant la direction , du point sera

La quantité de progrès suivant la direction , du point sera

La quantité de progrès suivant la direction , du système sera

Prenons un deuxième exemple ; supposons deux droites rectangulaires et  ; deux points matériels et de masse 1 se dirigeant vers avec une vitesse 1 (fig. 3).

La composante suivant de la vitesse du point sera 1, celle de la vitesse du point sera nulle.

La composante de la vitesse du point sera 1, celle de la vitesse du point sera nulle.

La quantité de mouvement du point sera
La quantité de mouvement du point sera
La quantité de mouvement du système sera
La force vive du point sera
La force vive du point sera
La force vive du système sera
La quantité de progrès suivant du point sera
La quantité de progrès suivant du point sera
La quantité de progrès suivant du système sera
La quantité de progrès du point suivant sera
La quantité de progrès du point sera
La quantité de progrès du système sera

L’énergie totale d’un système se compose de trois parties :

1e L’énergie cinétique, c’est à dire la force qui vient d’être définie.

2e L’énergie potentielle, par exemple la puissance mécanique qui est emmagasinée dans un poids maintenu à une certaine hauteur, ou dans un ressort tendu.

3e L’énergie moléculaire, c’est-à-dire la chaleur, l’énergie électrique, l’énergie chimique, etc.

C’est l’énergie totale, et non telle ou telle de ses parties, qui est une constante ; il peut y avoir transformation d’une certaine quantité d’énergie cinétique, en énergie potentielle ou en énergie moléculaire, mais il ne peut y avoir ni création ni destruction d’énergie.

Par exemple, la poudre contient, par suite des affinités mutuelles des corps oxydants et combustibles qui la composent, une certaine quantité d’énergie chimique ; quand elle brûle, il se développe, des gaz à une pression considérable où est emmagasinée une puissance mécanique énorme l’énergie chimique est transformée en énergie potentielle ; les gaz se détendent et lancent le projectile : l’énergie potentielle est devenue cinétique la balle est arrêtée par le but et s’échauffe au point de devenir brûlante : la force vive ou énergie cinétique s’est transformée en chaleur.

Ne soupçonnant pas la théorie mécanique de la chaleur, Leibnitz ne pouvait se rendre un compte exact du sens et de la portée de la loi qu’il avait découverte. Toutefois il énonçait cette loi aussi clairement et aussi complètement qu’on pouvait le faire de son temps :

« Et aucune partie de la force n’étant absorbée par la friction, par le milieu ou par les parties insensibles des corps, je jugeois qu’il falloit que tous ensemble fussent capables par leur impétuosité d’élever un même poids à une même hauteur, ou de bander des ressorts, déterminés à certains degrés ou de donner certaines vélocités à certains corps » (Lettre à Bayle 1702).

De la loi de la conservation de l’énergie, Leibnitz déduisait celle de la conservation de la quantité de progrès, sans doute parce qu’il supposait que l’énergie, invariable dans le mouvement absolu, devait être invariable dans le Mouvement relatif.

« Deinde sciendum est, a me distingui vim absolutam a directiva, quanquam et directivam ex sola consideratione potentiæ absolutæ deducere et demonstrare possim. » (Lettre à Bernouilli, 28 janv. 1696).

Il est aisé de voir quelle est la différence essentielle entre la loi de Descartes et celles de Leibnitz. Si l’on considère un système quelconque d’atomes, la vitesse de l’un d’entre eux peut, selon Descartes, être altérée en direction, pourvu qu’elle reste constante en grandeur, sans que la quantité de mouvement du système ait varié. Dans l’hypothèse cartésienne, une molécule quelconque peut éprouver dans son mouvement une perturbation, sans exercer aucune influence sur les molécules voisines.

Avec les lois de Leibnitz, au contraire, dès que la vitesse d’un point quelconque varie, soit en grandeur, soit en direction, la quantité de progrès serait augmentée ou diminuée s’il n’y avait aucune autre modification dans le système. Pour que cette quantité ne soit pas altérée, ainsi que l’exige la loi leibnitienne, il faut que tout changement dans le mouvement d’un atome soit accompagné d’un changement contraire dans le mouvement d’un ou plusieurs autres atomes. Il faut donc qu’il y ait une certaine harmonie dans les phénomènes mécaniques qui affectent les différentes parties d’un système.

C’est ce qui explique pourquoi Leibnitz a dit, au paragraphe 80 de la Monadologie, que si Descartes avait connu les véritables lois de la mécanique, il serait tombé dans le système de l’Harmonie préétablie.

Fin