Revue L’Oiseau bleu (p. 34-40).

AUX CHUTES DU NIAGARA



22 mai. — L’une des joies les plus rares et les plus exquises que puissent procurer les voyages, c’est de rencontrer sur sa route ce que la plupart des voyageurs ne savent pas voir ; c’est de s’intéresser à ce que peu de gens sont préparés à comprendre ; c’est de trouver ce que les autres ne cherchent pas. Telle est la réflexion que mon père faisait partager à ses compagnons de route, lorsque nous fûmes parvenus aux fameuses chutes du Niagara. En effet, des centaines de mille personnes vont chaque année visiter le Niagara sans se préoccuper de plus que du spectacle qui s’offre à leurs yeux étonnés ; ils en tirent beaucoup de satisfaction, mais je doute qu’ils y trouvent autant d’agrément que nous en avons éprouvé en étudiant ce « tonnerre des eaux. »

À l’origine, le fleuve du Niagara se précipitait dans le lac Ontario, vis à vis l’endroit où se trouve la ville de Queenstown. Mais la chute a graduellement reculé vers le sud. La roche qui compose le lit du fleuve n’offre pas une bien grande résistance ; elle se laisse user par l’eau torrentueuse. Il y a plus : les lits de roche inférieurs sont plus tendres que ceux de la surface, — ce sont des grès, — de sorte que les eaux détruisent davantage par le bas ; de ce fait, la roche se sculpte en manière de tablette, et cette tablette finit par être précipitée en bas, ce qui fait que, chaque année, la chute change de physionomie. J’ai noté le chiffre que l’ingénieur de la mission, M. Séverin a mentionné comme étant celui du recul de la chute du Niagara : 4 pieds et deux dixièmes par an.

Parce que l’on a mesuré la distance qui sépare Queenstown de la chute actuelle et que l’on croit savoir à quelle allure cette chute recule, on a pu calculer depuis combien d’années elle dure : environ 7,000 ans… N’est-ce pas que le monde est joliment vieux ?

Et quelle est la hauteur de cette chute ? Le Père Hennepin, qui la visitait en 1678, lui assignait près de 600 pieds. Pierre Kalm, naturaliste suédois, qui parcourut les colonies anglaises et françaises d’Amérique en 1749, croyait avec les ingénieurs du temps qu’elle mesurait 137 pieds. La vérité est que la hauteur verticale de la célèbre cataracte varie entre 158 et 175 pieds, selon les points où on la mesure.

Les chutes du Niagara ont été décrites par des centaines de voyageurs ; elles ne cessent pas d’être contemplées et photographiées, dans la belle saison, par ces centaines de mille touristes. Chacun en emporte un agréable souvenir, que diminue sans doute un peu la vue d’une multitude de trop voyantes réclames, en immenses panneaux, dont les abords sont comme, criblés. On comprend sans peine que le spectacle devait revêtir une plus sauvage grandeur, avant que la civilisation, avec ses hôtels et ses usines immenses, eut séparé les routes qui conduisent à la cataracte. Les descriptions des voyageurs de jadis offrent à cet égard un intérêt particulier. Lisons celle que fit Chateaubriand dans son Atala.

« Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte, qui s’annonçait par d’affreux mugissements. Elle est formée par la rivière Niagara, qui sort du lac Érié et se jette dans le lac Ontario ; sa hauteur perpendiculaire est de cent quarante-quatre pieds. Depuis le lac Érié jusqu’au saut, le fleuve accourt par une pente rapide, et au moment de la chute c’est moins un fleuve qu’une mer, dont les torrents se pressent à la bouche béante d’un gouffre. La cataracte se divise en deux branches et se courbe en fer à cheval. Entre les deux chutes s’avance une île creusée en dessous, qui pend avec tous ses arbres sur le chaos des ondes. La masse du fleuve, qui se précipite au midi, s’arrondit en un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige et brille au soleil de toutes les couleurs. Celle qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante, on dirait une colonne d’eau du déluge. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l’abîme. Frappant le roc ébranlé, l’eau rejaillit en tourbillons d’écume qui s’élèvent au-dessus des forêts, comme les fumées d’un vaste embrasement. Des pins, des noyers sauvages, des rochers taillés en forme de fantômes, décorent la scène. Des aigles, entraînés par le courant d’air, descendent en tournoyant au fond du gouffre ; et des carcajoux se suspendent, par leurs queues flexibles, au bout d’une branche abaissée, pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours. »

À l’exemple de tant d’autres touristes, nous avons voulu prendre passage sur un petit navire qui s’avance hardiment jusqu’à quelques centaines de pieds de ces eaux « qui tombent de cette horrible précipice écumant et tourbillonnant de la façon la plus hideuse, faisant un bruit plus terrible que le tonnerre », ainsi que l’écrivait le Père Hennepin.

22 mai. — Nous voici à Port-Colborne, où commence le canal de Welland, avec ses écluses longues de 500 pieds. La construction du canal s’imposait, afin que la navigation ne fut pas entravée par la chute du Niagara. Quant aux dimensions si considérables de ce canal, j’allais bientôt en comprendre les raisons, puisque je devais visiter diverses villes, tant du Canada que des États-Unis, et qui sont construites aux bords des grands lacs. Entre ces villes, entre les régions si variées qui empruntent la voie d’eau ; il y a des lignes de navigation tout aussi importantes que certaines lignes qui franchissent les océans. L’après-midi, nous nous mettons en route pour l’ouest. Et le train parcourt un pays bien différent de ce que j’avais vu entre Ottawa et Kingston. Après avoir réjoui mon regard sur les vergers en fleurs, les vignobles, les jardins maraîchers, j’ai appris de mes compagnons de voyage que nous traversions l’Ontario méridional et que la fertilité particulière de ce pays tient du sol et du climat, qui est beaucoup plus tempéré qu’ailleurs, à cause de la présence du lac Érié.