Revue L’Oiseau bleu (p. 24-31).

D’OTTAWA À TORONTO



17 mai. — Ottawa, où nous venons d’arriver, est une ville au nom baroque, mais qui n’a pas du tout l’air baroque.

La noble architecture de l’hôtel du gouvernement et des édifices qui l’avoisinent convient bien au siège de la capitale d’un jeune pays, brillant par ses réalisations et plein de confiance dans son avenir. C’est ainsi que mon père a résumé les impressions que lui a laissées notre visite dans la capitale fédérale du Canada.

J’ai trouvé sans doute remarquable la salle du Sénat et celle des Communes, ou siègent les vénérables sénateurs et les députés besogneux ; mais ce qui m’a plus intéressé, c’est la bibliothèque, où se trouvent réunis la plupart des livres qui ont été écrits sur notre pays. Pas moins captivante a été la visite du musée Victoria, où nous avons pu voir tous les animaux et toutes les plantes qui vivent sur la terre canadienne. J’ai été à même de caresser l’ours polaire, qui pèse plus de 2000 livres ; j’ai vu le morse aux longues défenses d’ivoire, et quantité de bêtes, variées de taille et au pelage précieux. Chacune d’elles a son histoire dans la nature et dans l’économie de notre pays. En entendant discourir mes sages compagnons, je me suis promis d’étudier ces choses, lorsque je serai de retour au foyer.

Quelle que soit la beauté des édifices de la capitale, il faut dire que son site est riche de souvenirs. Là où se trouve le canal Rideau il passait une rivière qui faisait, en tombant l’Outaouais, une chute en forme de rideau, d’où le joli nom français qu’elle conserve. Et Champlain, en se rendant chez les Algonquins de l’île aux Allumettes, en 1611, a noté agréablement cette belle chute, en arrière de laquelle on pouvait passer sans se mouiller. Le grand voyageur a surtout admiré le promontoire sur lequel se dressent aujourd’hui les édifices parlementaires.

Avant de devenir notre capitale fédérale, Ottawa ne fut longtemps qu’un bien modeste village, lieu de rendez-vous pour les gens qui s’en allaient faire chantier dans les « hauts », c’est-à-dire sur les tributaires de l’Outaouais. Au milieu de la ville passe un canal qui met la grande rivière en communication avec la ville de Kingston, au bord du lac Ontario. C’est le canal Rideau qui a été construit par un ingénieur de l’armée anglaise, le colonel By, en 1824. Et le village, qui se réduisait à quelques auberges, à quelques magasins, c’était Bytown. Il est devenu une ville parce qu’on se mit à construire des moulins où l’on travaillait le bois, au pied des chûtes qui Barrent la rivière Outaouais : ce sont les chûtes de la Chaudière. Une autre ville d’industrie s’est édifiée de l’autre côté de la rivière, à Hull ; elle est aujourd’hui habitée en majeure partie par des Canadiens français.

Nous sommes allés visiter ce centre industriel du bois, en traversant sur le pont qui le relie à la capitale. M. Bernard, qui connaît une foule d’anecdotes sur le passé de nos compatriotes, nous a raconté en route une des prouesses accomplie vers 1840 par un célèbre hercule canadien, Jos Montferrand. Ce gaillard là, dont la douceur était aussi grande que l’adresse et la force physique, se trouvant un jour sur ce pont, entre deux groupes d’Irlandais armés de cailloux et de bâtons, et qui étaient résolus à lui faire un mauvais parti, réussit à les mettre en fuite, en s’emparant du plus robuste d’entre eux, qu’il saisit par les pieds, et avec lequel il balaya le pont, et qu’il précipita ensuite dans la rivière.

Des deux villages qu’étaient autrefois Hull et Bytown, l’un s’est développé grâce à la présence des formidables chûtes qui favorisent l’industrie du papier et des allumettes, tandis que l’autre allait connaître une destinée plus glorieuse. En 1867 la reine Victoria changeait le nom de Bytown en celui d’Ottawa et en faisait la capitale de la confédération canadienne.

J’ai noté cette remarque, faite par mon père, au cours de nos visites. En Amérique les capitales ne sont pas ordinairement les plus grandes villes. Il est excellent qu’il en soit ainsi, ajouta-t-il, afin que, grâce à l’isolement, le travail des législateurs s’accomplisse dans une paix relative. Le nouveau monde a donné cet exemple, parce qu’il était à même de faire une si heureuse innovation.

19 mai — Aujourd’hui, nous nous dirigeons sur une ville historique : Kingston, l’ancien fort Cataracouy, au bord du lac Ontario. Pour nous y rendre nous traversons un pays encore peu habité, mais couvert de belles forêts, ce qui est le meilleur signe qu’il ne manque pas de fertilité.

Cataracouy, construit en 1672, sur l’ordre de l’énergique gouverneur de Frontenac, était destiné à protéger la Nouvelle-France contre les incursions des Iroquois. Il fut fortifié par Cavelier de la Salle, en 1675, lorsqu’il se rendit par les grands lacs, avec le Père Marquette, à la découverte du Mississipi. Après avoir été longtemps abandonné, sans garnison, le fort fut relevé pendant la guerre de Sept ans, et il subit un rude siège du général Bradstreet, en 1758. Ce n’étaient plus que des ruines encore, lorsque les premiers habitants anglais de l’Ontario, les Loyalistes, entreprirent d’y élever la ville de Kingston, en 1798. Il y a ici un évêché catholique, une université et une fameuse école, où se forment les officiers et les ingénieurs de l’armée canadienne.

D’ici, nous prenons un bateau le lendemain, pour aller visiter les Mille Îles, — un archipel dans un fleuve, — qui se trouvent au point précis où le Saint Laurent s’échappe du lac Ontario. M. Lebrun n’a pas manqué de faire plusieurs croquis des sites vraiment admirables qui ont passé sous nos yeux, pendant une journée pleine de soleil et des douces effluves du printemps. Il préférait de beaucoup les îlots portant des villas, plutôt que les grands, les somptueux hôtels, les chalets aux mines princières, que portent les plus grandes unités de cet archipel, qui représente en somme un endroit de plaisance et de villégiature sans rival en Amérique. Entre ces amas de roches, densément peuplés pendant la douce saison, mais désertés en hiver, le fleuve s’écoule, peuplé, lui aussi, de navires couverts de touristes.

20 mai. — En reprenant notre route vers l’ouest nous avons sillonné le lac Ontario, le moins étendu des grands lacs. Il est cependant assez vaste pour que, tout en restant en vue de son rivage nord, qui est tout jalonné de petites villes industrielles, nous ne puissions voir le rivage américain, vers le sud.

Le soir venu, au soleil couchant, nous entrions à Toronto, capitale de la province d’Ontario. J’ai noté son port vaste et sûr, ses rues larges, ses avenues bordées de doubles rangées d’arbres, et le nombre considérable de ses édifices d’architecture imposante : en bas, tout proche du port, les gares (aujourd’hui fusionnées en une seule) ; plus loin, l’hôtel de ville, qui est en granit rose, bon nombre d’institutions financières, et, sur un niveau supérieur, les hôpitaux, l’université Trinité, l’hôtel du gouvernement, la bibliothèque et l’évêché catholique. Par sa population qui dépasse 700.000 âmes, Toronto grandit à la suite de Montréal ; elle se place aussi au second rang parmi les centres canadiens de l’industrie et du commerce.

Demain, nous irons voir les célèbres chûtes du Niagara, dont M. Bernard vient de me raconter la curieuse origine.