P. Brunet (p. 269-272).


XXXI


René à Mélite
Fontainebleau.
Ma chère Mélite,

La fièvre est tombée et j’ai pu lire dans un commencement de calme les pages pour lesquelles tu offriras à madame Anne tout ce que tu trouveras de plus profondément reconnaissant.

J’ai repris mon travail, j’ai commencé des promenades dans la forêt et j’éloigne de mon esprit tout souvenir irritant. Mon ami me laisse pendant quelques jours la jouissance de son petit cottage et cherche à me persuader d’accepter une place de commis dans le bureau d’un de ses parents. À mon âge, ce genre d’occupation m’enfouit à jamais dans les positions subalternes ; c’est la mort de tous mes rêves d’avenir. Et puis-je accepter la vie isolée à Paris dans de pareilles conditions ? ce serait y végéter toujours. Depuis hier j’ai des tentations de plier bagage et de partir pour Damper-Coat. Avec un peu de bonne volonté je pourrai trouver une petite étude de notaire dans les environs et je ne vivrai pas séparé de tout ce qui m’est cher.

Je commence donc à porter la main sur mes pauvres espérances, j’espère arriver à leur arracher les ailes, à les étouffer, mais, ma sœur, dans ce travail de destruction, il me semble que c’est mon être lui-même que je dépèce, et je souffre d’intimes angoisses que rien ne peut te peindre.

C’est une agonie que de mutiler ainsi son intelligence, ses aptitudes. Je sens que ma force est dans l’industrie et non pas ailleurs. Au plus intéressant de la lecture, qu’en prévision de ma position à venir, je me condamne à faire dans un livre de droit, ma pensée fuit, s’échauffe, je vois se mouvoir les machines puissantes dont j’ai tant aimé à découvrir les secrets ressorts, dont j’ai essayé de modifier les mouvements. Dans ces moments, les combinaisons les plus difficiles semblent se simplifier, je résous les problèmes les plus ardus. Il me semble que le succès est assuré, que la fortune est là sous ma main, avec tout ce qui en découle pour moi, pour les êtres qui me sont chers, pour les causes auxquelles appartiennent mon cœur et mon bras, et il faut que je foule tout cela sous les pieds, il faut que j’éteigne ces éclairs, que j’étouffe ces élans et qu’entre mes mains frémissantes je reprenne, ô dérision ! le Manuel du notariat.

Mais pourquoi t’initier à ces souffrances viriles, ma chère Mélite. Je sais que tu en auras l’intuition, mais n’est-ce pas t’attrister inutilement. Je joins à ta lettre une missive d’affaire pour mon oncle. Avant de quitter Paris je désire savoir si je trouverai de quoi m’occuper dans notre chez nous. Ici on fait n’importe quoi, en attendant, surtout quand on n’a plus d’espérances, plus d’aspirations, et qu’on a brisé en soi, cette corde dont les vibrations rendent tout autre son monotone.

Donc, j’attends sa réponse avant d’accepter de devenir pour un temps une machine à chiffres dans le premier comptoir venu. Ton affection dévouée me reste, ma chère Mélite, et je serais bien malheureux si ma pensée ne pouvait se poser sur ce coin de terre où respirent des êtres dont mes déceptions cruelles ne feront que redoubler l’amour.

On me trouvera bien changé physiquement, je crois que cette dernière épreuve m’a honoré de quelques cheveux blancs.

Adieu ou plutôt au revoir, ma sœur. S’il me faut végéter et mener une existence antipathique à mes goûts, je ne la comprends que sur le sol fleuri de nos bruyères ou sur les bords de notre mer qui pousse elle aussi, d’éternels gémissements.

Je t’embrasse cordialement,
René.

P. S. — Charles Després s’est marié hier à Versailles, le malheur de mademoiselle Berthe est consommé et je ne me relèverai jamais de dessous cette calomnie.