P. Brunet (p. 258-268).


XXX


Mélite à René.


Je te plains, cher René, je te plains de tout mon cœur, mais, je t’en conjure, n’écoute pas ces voix, ces voix terribles qui te prêchent une révolte insensée. Le mauvais conseiller a fait son œuvre, mon vaillant frère se décourage tout de bon. Non, toutes les vies ne finissent pas par un cri d’ennui et de suprême dégoût. Tu ne me gronderas pas, mais ayant été surprise par madame Anne, pleurant, ta lettre à la main, je lui ai parlé du mauvais effet que la solitude produisait sur toi, je lui ai parlé de cette page qui t’a donné une fièvre de découragement et de rébellion. Voici comment elle a répondu à ma confiance. Elle m’a écrit le billet suivant : « Je connais le livre où M. René a entendu ce cri de désespoir qui serait sublime s’il était chrétien, c’est-à-dire s’il se changeait en un cri d’espérance. J’ose lui envoyer ces pages qui m’ont toujours paru une sorte de contre-partie des pages qu’il a lues. Ceci n’est pas une question de style, mais une question d’éternel avenir. Qu’il réfléchisse, qu’il prie, qu’il espère surtout. »

Je te transcris ces pages. Voici ce qu’on peut appeler la partie lumineuse.

« Mon enfance ne me rappelle que de frais souvenirs, et ma jeunesse fut une aurore. Je vivais avec des parents affectionnés, mais insouciants, et beaucoup plus avec moi-même qu’avec eux ; je vivais à la campagne, j’absorbais, sans qu’ils s’en doutassent, la poésie, la vitalité, le rayonnement, la sève de la nature. Oiseau et fleur je ne fus pas autre chose jusqu’à seize ans. Personne ne m’enseignait la vie, ses obligations, ses devoirs, ses mystères, sa responsabilité ; aucune souffrance ne m’avait encore approchée. Mon monde à moi, mon univers c’étaient les grands prés de velours, les champs ensoleillés, les landes sauvages, les sentiers invisibles tracés sous les hautes futaies, les creux dans les masses rocheuses, les eaux vives, le ciel avec ses beaux aspects changeants. J’aimais vaguement toutes choses et j’aimais surtout ma famille, mon chien, mon cheval, les pauvres, les enfants. Un jour enfin j’aimai Dieu. Ce jour-là, j’étais assise sous une touffe d’aulnes, tout au bord de la rivière limpide, écoutant en même temps que son harmonieux murmure le chuchottement mystérieux et un peu confus des voix intérieures qui commençaient à parler en moi. Je ne sais quel souffle de tristesse étrange passa soudain sur mon âme joyeuse, tout se voila, se ternit autour de moi. Cette angoisse sans nom que je pourrais appeler la première aspiration de l’idéal, à la poursuite duquel nous usons toutes nos forces dans la partie éclairée de la vie, ne dura que quelques secondes. Je relevai ma tête enfantine qui s’était courbée instinctivement, je regardai ardemment le ciel et un élan de mon cœur me porta jusqu’à Dieu, jusqu’au Dieu de ma première communion. Je fus singulièrement raisonnable et pensive pendant huit jours. Alors s’ouvrirent les exercices de l’adoration dans ma petite paroisse et je pris la résolution de les suivre exactement. Je les suivis, renonçant pour la première fois de mon plein gré à ma chère indépendance, remplaçant par une capote de crêpe bleu le commode chapeau sous lequel mes grandes nattes s’arrangeaient d’elles-mêmes, laissant là mes lignes de pêche, mes flûtes de sureau, mes bâtons de saule enjolivés de dessins, oubliant presque mon cheval et mon chien. Pendant cette semaine de recueillement, la vie surnaturelle me fut en quelque sorte de nouveau révélée et j’en vécus deux ans, les deux plus ravissantes années de ma vie. Il me semblait qu’unie à Dieu, j’avais complété l’harmonie de mon être, et que rien ne me manquait. La poésie qui s’éveillait en mon cœur débordait en sentiments et en enthousiasmes religieux. J’avais des ailes aux pieds et probablement des rayons dans les yeux le jour où après avoir reçu mon Dieu sous l’apparence eucharistique, je revenais seule à pied, aussi parfaitement heureuse qu’on peut l’être sans souffrir. Ma solitude me devenait extrêmement chère. Dieu l’habitait. Je chantais toute la journée dans la maison comme par les chemins creux et je chantais des cantiques, ce qui transformait mon chant en une nouvelle prière. J’avais aussi mes heures recueillies, sérieuses. Quand ma campagne prenait ses grands airs et revêtait ses éblouissants aspects ; quand l’orage, avec ses éclairs fulgurants et ses tonnerres lointains, éclatait ; quand le soleil couchant me jetait ses splendeurs ; quand le vent, les arbres et l’eau avaient leurs solennels murmures, je me blottissais contre les haies ou je restais debout dans la lande et je finissais par tomber à genoux sous le choc d’une émotion puissante, éprouvant impérieusement le besoin d’adorer le Créateur de ces merveilles. Mon rêve, ces deux années furent un rêve, mon rêve finit. La vie réelle me saisit entre ses bras de fer, et mes divins élans et ma pauvre poésie furent momentanément étouffés sous ses étreintes, mais je gardai tout au fond de mon être ces purs, ces délicats souvenirs et un jour vint où je dus y rafraîchir, ma pensée. »

Ce chant printanier ne te rappelle-t-il pas notre propre enfance, mon cher René. Pour moi, je me retrouve quelque peu dans cette petite fille sauvage et rêveuse dont l’âme frissonne sous le premier appel de l’idéal, sous la première touche de la grâce. Seulement je n’étais pas, il faut bien le dire, ni aussi poétique, ni aussi hardie et je n’étais pas abandonnée. J’avais un compagnon, un fort et joyeux garçon, qui avait l’air de commander et qui souvent obéissait. Mais ne nous perdons pas dans nos propres souvenirs et revenons au journal. L’enfant a fait place à la femme, l’aurore et le bonheur ont fui à tire d’ailes. Écoute ces accents désolés :

« L’heure sonne pour moi, l’heure fatale ; le poids douloureux de la vie tombe comme un manteau de plomb sur mes épaules et s’y attache. Les êtres qui m’étaient chers se sont fanés sous mes yeux, dans leur fleur, la terre les a impitoyablement engloutis.

La main brutale de la Mort m’a dépouillée en un jour de mes tendresses les plus pures, de mes illusions les plus profondes. Dans cette phase sérieuse de la vie qui est la phase de la moisson, je me suis trouvée devant un champ nu, dévasté ; j’ai vu tomber pièce à pièce, comme démoli par un bras invisible, le fragile édifice que j’avais baptisé du nom de bonheur, et, devant ces décombres, ces ruines, j’ai senti, misère suprême, l’ennui de la vie me prendre à la gorge. Mon œil s’est promené éperdu sur un monde désormais vide, tout s’est teint de néant autour de moi, les larmes ont affaibli ma force, aucune main délicate, compatissante ne ressaisissait encore mon âme blessée, le ciel même s’est voilé de deuil sur mon front et est devenu sombre, sombre comme mon cœur. Je ne pensais plus, je n’espérais plus, je n’aimais plus, je souffrais. Je me sentais pleine d’une ironie amère contre les pauvres heureux de ce monde, tant ce monde me paraissait usé, débile, faux, frappé de mort. La mort était dans tout, dans ce que j’avais connu et ce que j’avais ignoré, dans ce dont j’avais joui et dans ce dont je n’avais pas voulu jouir. Toute chaleur, toute lumière semblaient éteintes en moi. Les ténèbres se condensaient autour de mon âme qui agonisait dans un corps sain, vivant, mon cœur me semblait réduit en poussière comme celui des êtres chéris qui n’étaient plus.

C’était la nuit enfin, déjà la nuit, la nuit au milieu du jour. On compare la vie à une journée et chacun sait que l’heure où les derniers rayons lumineux s’effacent graduellement sur un ciel noir, pesant, livide, est l’heure écrasante du jour. C’est l’heure des souvenirs mélancoliques, des secrets découragements, l’heure redoutable pour tout ce qui souffre dans la nature. Mais l’imagination peut soulever le voile et on peut voir apparaître radieuse l’aurore du lendemain. Pour la vie, le crépuscule, c’est le crépuscule ; les ténèbres, ce sont les ténèbres ; la nuit, c’est la nuit. Nuit sans lendemain, sans aurore. On vit dans la mort, on voit avec des yeux jeunes la fin de tout, le vide de tout, le néant de tout. Les grandes douleurs, celles qui pénètrent jusqu’aux mystérieuses profondeurs de l’âme vous jettent dans le néant. J’y étais donc. Ai-je été mortellement découragée ? Oui. Désespérée ? Jamais. Je croyais en Dieu, j’ai crié vers Dieu.

Un jour dans mon austère solitude, j’ai saisi le livre de ma vie arrivée à son milieu, il s’est ouvert à la page sur laquelle s’étendait la teinte de néant, j’ai tourné les feuillets, et je suis revenue aux premières pages. Pages embaumées où s’étaient fixées mes pures extases, mes élans consolateurs. Et ma pensée s’est arrêtée là et j’ai dit : « Il était alors, il est aujourd’hui, il sera demain. Mille ans devant lui sont comme un jour et un jour comme mille ans. Ma vie n’est-elle pas un rayon de ce soleil et ce rayon ne peut-il se rattacher plus directement à l’astre immuable ? serait-ce là le divin secret de mon épreuve ? Mais comment remonter là ? Comment en suis-je insensiblement descendue ?

Par la facilité de mon esprit, par la dispersion des forces de mon cœur, par la trop grande concentration de mon être en moi-même et en mes affections choisies. Il faut cependant, à tout prix, gravir cette montagne et pour cela se simplifier, se concentrer, embrasser la vie pratique du dévouement, du sacrifice, ne plus traîner la croix, la charger sur ses épaules et marcher comme un soldat, comme un ouvrier de Dieu. J’allai prier devant lui, à l’église. J’y retrouvai le silence d’autrefois, la paix d’autrefois. Ce n’était plus l’extase, mais c’était la paix dans la souffrance acceptée et comprise.

Et je m’aperçus que s’il n’y a pas de levier pour soulever le monde, il y en a un pour soulever l’ennui de la vie. Tout m’avait échappé, il me restait la foi, la foi vivante en un Dieu incarné mort sur la croix : c’était assez, j’avais enfin senti la véritable valeur de la vie. Dans le vide de mon cœur, dans la désolation profonde de mon âme, la foi grandit comme grandit dans le désert aride l’ombre du palmier solitaire qui offre, au voyageur épuisé, le rafraîchissement et la force ; comme grandit dans l’admirable firmament quand l’éclair a brillé et que le vent disperse les nuages chargés de foudre, l’étoile fixe momentanément éclipsée par ces puissants agents de désordre. L’amour est venu sur les pas de la foi et alors plus de solitude, plus de vide. Dieu remplit le monde, je vois Dieu resplendir en chaque créature ; Dieu même, comment le dire sans trembler, peut habiter en moi. Le jour, j’agis en son admirable présence, la nuit, quand je me réveille, je l’adore dans le silence qui m’enveloppe, silence plein d’indicibles angoisses pour les âmes sombres, muettes, délaissées, douloureusement repliées sur elles-mêmes. À ce maître aimé, à ce Père invisible, à cet ami éternellement vivant, éternellement fidèle, j’offre la larme qui brûle ma paupière, le sanglot qui gonfle ma poitrine, la goutte de sang que distille mon cœur, et le sang et les larmes se transforment en un baume mystérieux, et le sanglot s’achève en un cri d’espérance.

Le matin, comme le conseille le saint père de Ravignan, au premier réveil de la raison, je jette vers Dieu mon esprit et mon cœur et je commence vaillamment ma journée invisiblement soutenue dans mes défaillances, invisiblement protégée et sentant que, chaque jour l’ennui de la vie fait place à la résignation de la vie. »

Ces pages comparées ne sont-elles pas tout un enseignement, mon cher René. Mme  Anne m’a permis d’établir la comparaison en me donnant à lire les pages qui t’ont découragé. Quels tableaux ! Ici une âme qui agonise, là une âme qui ressuscite. C’est un drame intime, vivant, qui a bien son intérêt en ce moment, n’est-ce pas ?

Je le livre à tes réflexions, mon cher frère, et je fais les vœux les plus ardents pour que cet accès de faiblesse passe bien vite. La calomnie est lourde à supporter, je le sens ; je le sens, cette épreuve est dure, mais ne doit pas dépasser nos forces. Mon frère, écris-moi, parle-moi de l’état de ton âme, je souffre pour toi, avec toi.

Ton amie et ta sœur,
Mélite.