Mon second voyage autour du monde/14

Traduction par Wilhelm de Suckau Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 377-408).




CHAPITRE xiv.


Crescent-City. — Excursion chez les Indiens de Rogue-River. — Une nuit passée dans un wig-wam. — Dangereuse situation de mon compagnon. — Irascibilité des Indiens. — San-José. — Acapulco. — Panama.

Ma seconde excursion fut, comme je l’ai déjà dit, à la nouvelle petite ville de Crescent-City, située au nord près de la frontière de l’Oregon, et chez les Indiens de Rogue-River.

La traversée de Crescent-City n’est que de 300 milles : le prix du passage est de cinquante écus. Mais les Américains ne sont pas aussi avares que les Anglais de cartes de passage. Je n’eus souvent besoin que de dire mon nom, et on m’accorda le passage gratuit ; dans cette occasion encore, on me donna des cartes d’aller et retour pour Crescent-City.

Le 3 novembre, je m’embarquai sur le vapeur Thomas Hunt.

Nous longeâmes toujours la côte, qui se compose la plupart du temps de collines pointues et à pic formant de longues chaînes et offrant peu de place pour des établissements. Tout avait l’air inhabité. Les montagnes et les collines sont couvertes par places de forêts de pins : néanmoins le terrain sablonneux dominé encore. Nous traversâmes la baie d’Humboldt.

Le 5 novembre, de très-grand matin, nous entrâmes dans la baie ou dans le port de Trinidad. Cette baie est extrêmement petite et mignonne ; je ne crois pas qu’elle ait un quart de mille de diamètre. Elle est entourée de collines de rochers à pic, de 15 à 20 mètres de haut ; l’ouverture est juste suffisante pour laisser pénétrer un bateau. Au milieu s’élève un grand rocher noir, qui resserre encore l’espace déjà si restreint. On pourrait prendre l’ensemble de cette baie pour un cratère éteint. De la petite ville, on aperçoit quelques groupes de maisons de bois sur la lisière de la montagne. Une belle forêt de pins termine dans le fond ce tableau en miniature.

La petite ville de Trinidad est élevée depuis deux ans, mais elle est déjà près de sa ruine. Le commerce n’y prend pas d’essor, comme on l’avait cru dans le principe ; on ne s’y livre pas encore à l’agriculture, et beaucoup de colons sont déjà partis.

À partir de Trinidad, les chaînes de montagnes de la côte sont plus basses, moins escarpées et couvertes de forêts de pins plus serrées.

Nous arrivâmes, dans l’après-midi, à Crescent-City, par une pluie violente et par une mer très-agitée. Il fut excessivement difficile d’aborder, parce que la rade est très-peu sûre, et qu’elle est exposée au vent et à la tempête. Du mois d’avril au mois de novembre, elle offre bien quelque abri contre le vent du nord, qui domine à cette époque ; mais en hiver, elle est exposée à tous les vents.

La position de la ville est tout à fait digne d’une idylle. Une partie des maisons de bois sont placées en une seule ligne sur le bord de la mer ; les autres sont disséminées au milieu des arbres : le tout est ombragé de hautes forêts de pins. Au sud-ouest s’élèvent des montagnes richement boisées. Il y a aussi de belles plaines ; et, au milieu de la mer, on aperçoit de petits groupes d’îles et des rochers dont les uns sont nus et les autres couverts de bois.

Crescent-City n’a été élevé que cette année, au mois de février. On a été obligé d’éclaircir la forêt et de construire un blockhaus ; car, tout autour, il y avait déjà quatrevingt-dix maisons de bâties, vingt magasins d’ouverts et plusieurs hôtels d’élevés. L’exploitation des mines, situées sur la rivière de Smith, était en grande activité. Chaque jour, je voyais partir pour les mines beaucoup de mulets chargés de comestibles et de provisions.

Si l’on reconnaît que ce point est le plus sûr et le meilleur pour le commerce de l’intérieur, la ville ne tardera pas à prendre de l’extension. On s’était établi à Trinidad avec cette espérance, qui ne s’est pas réalisée. La cherté est encore plus grande ici qu’à San-Francisco, d’où l’on fait tout venir.

M. Grubler, Suisse de naissance, eut la complaisance de me recevoir chez lui. C’est un des premiers colons, et c’est lui qui a bâti le blockhaus. Il est, en outre, président et principal fondateur d’une société louable et utile qui a pour but de former des orateurs.

Les membres de cette société se réunissent un soir par semaine dans la salle de l’école. On donne des sujets politiques, on plaide des procès fictifs, on lit des nouvelles et des histoires, et de cette manière la soirée est pour tous les assistants-un divertissement utile.

J’étais d’autant plus étonnée d’entendre les orateurs s’exprimer en bons termes et avec facilité, que la plupart avaient l’air de matelots et de mineurs. Ils portaient des jaquettes, des chemises rouges et autres vêtements du même genre ; le beau sexe portait aussi des robes de maison fort simples, en indienne. La salle d’école n’avait rien non plus de bien élégant, et laissait malheureusement entrer le vent de tous côtés ; on avait la plus grande peine du monde à empêcher les chandelles de s’éteindre. Dans quelque temps, peut-être, tout cela sera changé, et la magnificence et le luxe prendront là place de la simplicité champêtre ! S’amusera-t-on davantage pour cela ?

Quoique Crescent-City ne soit que de quatre degrés plus au nord que San-Francisco, il y a néanmoins dans le climat et la température une différence beaucoup plus sensible qu’on ne saurait l’imaginer. Le ciel était tout couvert de nuages ; il y avait fréquemment des pluies abondantes, et l’on sentait un froid très-vif.

Le but principal de mon voyage était de visiter les Indiens, qui se trouvent encore en assez grand nombre dans cette partie de la Californie. Depuis que les blancs sont venus s’établir sur la côte, ils se sont un peu retirés dans l’intérieur du pays, et l’on est obligé, si l’on veut voir des wig-wams un peu considérables, de pénétrer au moins à 10 ou 20 milles.

Une demi-douzaine de familles indiennes étaient encore établies aux environs de la petite ville. C’était absolument le même caractère que dans les familles de Mary’s-Ville. Rien ne me parut plus comique que les accoutrements singuliers de ces Indiens ; car, ici aussi, ils ramassent tous les vieux habits usés que les Européens ont jetés. C’est ainsi que je vis un de ces Indiens qui portait un pantalon, un mantelet en mauvais état et un chapeau de femme déformé. Un autre n’avait qu’un frac, dont il avait orné tout le revers de verroteries. Un troisième n’avait qu’un gilet, avec un vieux chapeau d’homme qu’il avait percé pour le remplir de plumes d’oiseau. Les femmes étaient habillées dans le même goût.

Pour pénétrer dans le pays jusque chez les Indiens de Rogue-River, sur les bords du Smith, on était obligé, me dit-on, de se faire accompagner d’une escorte armée, parce que les Indiens sont très-sauvages et très-rusés. On me promit de réunir huit ou dix messieurs pour m’accompagner ; mais il ne s’en trouva pas autant, et l’on ne voulut pas entreprendre le voyage en plus petit nombre.

Heureusement, un matelot allemand, Charles Braun, qui était établi ici depuis quelques mois, entendit parler de mon désir. Il eut la bonté de venir me voir et me dit qu’il avait l’intention d’aller chez les Indiens de Rogue-River, qu’il avait beaucoup de rapports avec eux, qu’il leur achetait du poisson en échange de perles de verre, qu’il savait leur langue ; qu’enfin, si je voulais y aller, je pouvais partir avec lui. Je fus enchantée de cette rencontre inattendue. Le voyage fut décidé, et, aussitôt que la pluie eut cessé, nous nous mîmes en route.

Le premier jour, 7 novembre, nous fîmes environ 16 milles sur le bord de la mer, tantôt sur un sable mou, tantôt sur les pierres. Les chemins étaient assez bons dans les forêts. Vers midi, nous nous dirigeâmes vers l’intérieur, et nous ne tardâmes pas à arriver près du Smith, sur les bords duquel il n’y avait encore que du sable ; mais, en avançant d’un demi-mille à peine dans le pays, on trouvait de magnifiques forêts de sapins. Les arbres sont très-hauts et très-élancés, et fournissent d’excellents bois de construction. Je vis peu de plantes grimpantes ; mais il y avait d’épaisses broussailles, avec des framboises, du raisin de bois et d’autres petites baies. Les tiges des raisins de bois deviennent beaucoup plus grandes ici qu’en Europe, et atteignent une hauteur de 1m, 20.

Nous passâmes à côté de plusieurs wig-wams, mais nous ne nous y arrêtâmes que peu de temps, afin de gagner notre gîte avant la pluie, qui menaçait. Ces wig-wams étaient petits et se composaient tout au plus de six à huit huttes ou cavernes semblables à celles de Mary’s-Ville, avec cette différence toutefois que les toits de bois, au lieu d’être couverts avec de la terre, étaient revêtus de feuilles et de branches.

Nous passâmes le Smith dans un tronc d’arbre creusé ; les Indiens se servaient en guise de rames de planchettes très-étroites.

Plus nous nous éloignions des établissements des blancs, moins les indigènes étaient vêtus : enfin nous les vîmes en état de nature. Les femmes seules portaient autour des jambes de petits tabliers bouffants, formés de brins d’herbe ou de peaux d’élan. On coupe la peau en bandes fort étroites, et on ne la laisse entière que sur une longueur de 8 ou 10 centimètres dans le haut. Elles la tournent deux fois autour de leur corps, et cela ressemble assez à une fourrure velue. Je vis de ces tabliers à de toutes petites filles qui pouvaient à peine marcher. Quant aux chefs, j’en vis par-ci par-là quelques-uns qui avaient une peau de bête jetée sur les épaules.

Le soir, nous arrivâmes à un grand wig-wam dont les habitants s’appelaient Huna-Indiens. Mon compagnon n’avait pas encore été aussi loin dans ses courses ; mais il connaissait parmi ces Indiens un jeune homme qu’il avait rencontré dans d’autres wig-wams, et à qui il avait acheté du poisson contre des perles de verre. Nous résolûmes de passer la nuit dans cet endroit. Il recommençait à pleuvoir, le froid devenait intolérable, et je dus m’estimer encore heureuse de trouver une petite place dans une de ces cavernes de terre, au milieu des indigènes dégoûtants et nus. Nous nous établîmes près du feu, qui pétillait gaiement au milieu de la hutte, et autour duquel étaient déjà accroupis cinq ou six Indiens. Bientôt la hutte se remplit tellement de curieux que la chaleur et les émanations devinrent étouffantes. Si, à moitié désespérée, je sortais pour prendre l’air, j’avais encore beaucoup plus à souffrir, non-seulement du froid et de la pluie, mais des habitants de tout le wig-wam, qui se pressaient autour de moi, et formaient un cercle si serré que je pouvais à peine bouger. Ils me tiraient de tous côtés, touchaient chaque pièce de mon habillement, depuis le chapeau jusqu’aux souliers. Une fois même, ils m’entraînèrent assez loin, jusqu’aux huttes les plus éloignées dans la forêt, et j’eus ensuite toutes les peines du monde à retrouver le toit de mon hôte.

Mon compagnon de voyage avait sur lui du sucre, du café et du pain. J’avais aussi un morceau de fromage et du pain. Il fit chauffer du café dans une bouillotte de ferblanc qu’il avait toujours avec lui. Le café était si faible que l’eau avait à peine une légère teinte brune. Néanmoins les indigènes trouvèrent cette eau chaude si délicieuse que le café fut bientôt bu, et qu’ils en voulurent une seconde édition ; car ils voyaient bien que le matelot avait encore de cette poudre brune, et tout le monde voulait en avoir. Ils se jetèrent dessus pour la manger, et ils n’eurent pas de cesse que tout ne fût dévoré. Mon guide ne put rien garder de ses provisions pour le lendemain. Ils ne mettaient pas le sucre dans le café : ils le dévoraient avidement, ainsi que le pain. Après ce repas, ils commencèrent leur cuisine. Ils apportèrent de grands et beaux saumons, dont les fleuves de la Californie abondent, coupèrent les têtes et les queues, fendirent les corps, les maintinrent écartés à l’aide de petits morceaux de bois, les placèrent sur des morceaux de bois plus grands et les firent rôtir au feu. Avec les têtes et les queues, ils se préparèrent une espèce de soupe. Ils remplirent un panier d’eau et jetèrent dedans des pierres rougies au feu, qu’ils remplaçaient à mesure qu’elles se refroidissaient, lorsque l’eau commença à bouillir, ils y jetèrent les têtes et les queues, et les laissèrent cuire quelque temps, beaucoup moins que nous ne faisons sur nos fourneaux économiques. La soupe avait l’air grisâtre et épaisse, parce qu’il s’était mêlé un peu de cendre aux pierres qu’on avait jetées dans la corbeille ; mais ils n’y regardent pas de si près. Ils prirent la soupe avec des coquillages et la burent. Quand le poisson fut rôti, ils le coupèrent avec leurs ongles en morceaux qu’ils placèrent sur des paniers plats qui leur servaient d’assiettes. Ensuite ils firent griller des glands dans la cendre chaude. C’était leur dessert, avec des racines d’herbes étroites et longues.

Les racines ne furent pas seulement mangées crues, mais sans être lavées, et avec la terre qui y était collée. Elles avaient un goût excessivement fin et délicat : elles fondaient dans la bouche. Ce repas aurait été assez bon et assez appétissant, s’il ne lui avait pas manqué deux assaisonnements indispensables, la propreté et le sel, deux choses inconnues chez ces hommes.

Après le dîner, les hommes et les jeunes gens se peignirent le visage d’une manière horrible, en brun, en rouge, en bleu ou en noir. Ils commencèrent par se frotter la figure avec de la graisse de poisson, puis ils étendirent la couleur avec leurs mains ; et, pour faire différents dessins, ils passèrent leurs doigts sur la couleur de manière à l’enlever par place. Je n’ai pas besoin de dire que leur laideur naturelle en devint encore beaucoup plus repoussante. Après cette opération, ils se mirent à chanter. Leur chant me parut plus mélodieux et mieux conduit que je ne l’aurais attendu d’un peuple aussi sauvage. La conversation se prolongea assez avant dans la nuit. On eut ensuite la galanterie de m’abandonner une hutte de terre, c’est-à-dire que les hommes s’éloignèrent et que les femmes seules restèrent auprès de moi : une d’elles se serra tellement contre moi que je pouvais à peine me tourner. J’avais de l’autre côté de grandes corbeilles remplies de poissons fumés, et au-dessus de nos têtes étaient suspendus les poissons à fumer. On peut se faire une idée de l’agrément que j’eus à passer la nuit dans un pareil gîte, couchée sur le sol humide, sans coussin ni couverture. J’avais pris peu de part au repas, pensant bien me dédommager la nuit, quand tout dormirait, avec un peu de fromage et de pain. Tant que les femmes furent éveillées, je n’osai pas tirer ces précieuses reliques de ma poche : chacune aurait voulu y goûter, et à la fin il ne me serait plus rien resté à moi-même. Lorsqu’elles furent endormies, c’est-à-dire lorsque je les entendis ronfler, je me relevai un peu et je tirai mon trésor avec précaution, mais le sommeil de ma voisine était bien léger ou n’était qu’une feinte. Elle se réveilla aussitôt, me demanda ce que je faisais, et me signifia de me recoucher et de ne plus remuer. Elle attisa le feu jusqu’à ce que je me fusse étendue de nouveau à terre, en faisant semblant de dormir, puis elle se replaça à mon côté. Évidemment, on se méfiait de moi.

Le matin, la vie et le mouvement commencèrent bien avant le jour. L’on fit cuire énormément de provisions, et l’on fit un repas formidable. Pendant qu’on apprêtait le repas, j’allai à la pêche avec un Indien. Il prit une perche de 6 mètres de long, à laquelle était attachée par une longue corde une pique formée de petits os. Il lançait sa pique, et, suivant la force et la grosseur du poisson, laissait aller sa perche ou la tenait à la main : jamais il ne manquait son coup. La corde était faite de boyaux d’élan, très-artistement travaillée, et semblable à une forte corde d’instrument de musique.

novembre. Après le déjeuner, nous nous remîmes en route. Nous fîmes encore 16 ou 18 milles, constamment au milieu de bois magnifiques. Au bout de quelques milles, nous entrâmes sur le territoire de l’Oregon, et nous ne tardâmes pas à rencontrer des tribus d’Indiens de Rogue-River. Nous entrâmes dans plusieurs wig-wams. Mon guide, qui n’avait pas encore trouvé de poissons, cherchait à faire des échanges.

J’entrai, comme la veille, dans plusieurs huttes, pour étudier les mœurs et les habitudes des indigènes.

Les Indiens du nord de la Californie, et surtout ceux de cette contrée, sont au plus bas degré de la civilisation. Ils n’ont, dit-on, aucune notion de religion, aucune idée d’une vie future. Dans plusieurs wig-wams, on trouve une sorte de sorcier, d’homme merveilleux qui guérit, dit-on, les maladies, et, en cas de vol, indique le voleur et la place où l’on a caché les objets.

Les Indiens de la Californie et de l’Oregon ne scalpent pas et ne font pas de prisonniers : ils tuent les hommes, jamais les femmes. Si, pendant qu’ils se battent, une femme ou un enfant viennent à portée des traits, ils les avertissent de se retirer, parce qu’ils ne veulent combattre que des hommes, et non des êtres faibles et sans défense.

Je trouvai les habitants de ce pays-ci un peu plus grands et un peu plus forts que ceux du sud de la Californie, mais pas plus beaux. Les femmes n’étaient pas tatouées seulement sur le menton, mais aussi un peu sur les mains et sur les bras, et il y en avait quelques-unes extraordinairement grasses et massives. Les hommes, les femmes et les jeunes filles portaient leurs cheveux relevés en gros chignons. Comme ils ne connaissent pas les peignes, ils se passent les mains dans les cheveux, les lissent, les tordent de chaque côté de la tête, et les entourent d’une bande de peau d’animal ou de tout autre lien. Les jeunes filles portent le même genre de coiffure ; seulement elles ont les cheveux un peu coupés sur le devant de la tête : les hommes n’ont qu’un chignon sur la nuque. Ils se passent à travers les lobules des oreilles des ronds de bois et de laiton ; les hommes et les enfants s’attachent aussi différents ornements de perles aux narines. Les deux sexes se parent avec passion de perles de verre et de plumes d’oiseau. En fait d’armes, ils n’ont que des arcs et des flèches. Depuis que les blancs se sont établis partout, ils ont aussi des couteaux. Ils prennent les élans dans des filets.

Ils sont excessivement sales. Ils se cherchent mutuellement les insectes sur la tête, et, dès qu’ils en trouvent, ils es donnent au possesseur, qui s’empresse de les dévorer. Les hommes, cependant, vont souvent se baigner le matin ; mais ils ne font que se tremper une seule fois dans l’eau, et, comme les Malais, sortent du bain aussi sales qu’en y entrant. Malgré cela, je vis beaucoup moins de maladies de peau chez ce peuple que chez les Malais et les Dayaks. Il faut, à mon avis, attribuer ce fait aux bains d’étuve ; ils en prennent souvent, et chaque wig-wam en a au moins un établissement. C’est une petite cabane dans le genre de celles qui leur servent d’habitation, seulement plus petite. Ils ferment la porte, font un bon feu et restent accroupis jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait en transpiration.

Dans toutes ces tribus, il y avait aussi extrêmement peu d’enfants, quoique les habitants eussent l’air bien portants et vigoureux. On place les petits enfants dans des paniers étroits et longs, qu’on ferme avec un couvercle et que les mères portent sur leurs épaules. Ce fardeau n’empêche pas les femmes de s’occuper des travaux, qui, comme chez la plupart des peuples sauvages, leur incombent en grande partie, mais du reste ne sont pas considérables. Elles ont à faire la cuisine, à tresser les paniers et à ramasser les glands. Cette dernière occupation est la plus pénible : il faut souvent qu’elles aillent chercher les glands à plusieurs milles, et elles en rapportent de grosses charges ; car, lors même que leur mari les accompagne, il ne porte rien, ou ne prend qu’un tout petit fardeau.

Dans beaucoup de huttes, je trouvai les hommes occupés à jouer. Ils étaient assis en cercle autour d’un petit feu et tenaient à la main de petits bâtons étroits, dont la plupart étaient blancs, et dont quelques-uns seulement étaient noirs. Chacun jetait son bâton devant lui, de manière que tous les bâtons noirs tombassent bien loin du cercle des blancs. On ramassait de nouveau les petits bâtons, on les faisait passer derrière son dos de la main gauche dans la main droite, et on recommençait à les jeter. Il y avait beaucoup d’assistants, et deux musiciens qui avaient attaché des pinces d’écrevisse séchées sur un petit bâton et en frappaient sur une petite planche. Un autre jeu consiste à deviner au moyen de petites boules d’argile. On joue des coquillages, seule monnaie que les Indiens connaissent et qui ait une valeur pour eux. Ils achètent aussi leurs femmes avec cette monnaie. Quand ils jouent, ils le font ordinairement dans la hutte du chef. Les femmes sont exclues de la hutte pendant toute la durée du jeu. La passion de ces sauvages pour le jeu est si forte qu’ils jouent souvent plusieurs jours et plusieurs nuits de suite. Cette malheureuse habitude fut cause que mon compagnon ne put trouver de poisson.

Nous passâmes la nuit dans un des wig-wams. Je couchai dans une hutte avec plusieurs femmes. Il manqua cette nuit-là arriver malheur à mon compagnon : il fut près d’être assassiné. Un pressentiment, comme il me dit le lendemain, l’avertit de se tenir sur ses gardes : il ne se fiait pas aux indigènes, et il avait demandé une hutte pour y dormir seul. Le sentiment de son peu de sûreté l’empêcha de dormir : ce fut son salut. Au milieu de la nuit, en effet, il entendit, dans les branches avec lesquelles il avait fermé l’entrée de la hutte, un bruissement léger ; il regarda : un Indien s’était glissé à quatre pattes dans la hutte, et était sur le point de se redresser et de tirer un couteau. Le matelot s’élança aussitôt, lui présenta un pistolet et le menaça de le tuer. L’Indien s’en alla, l’assurant qu’il était venu seulement pour voir si l’étranger avait assez de bois pour entretenir son feu.

On dit que les Indiens sont fourbes, astucieux, avides de vengeance et lâches, et qu’ils ne cherchent à tuer les blancs que quand ils les trouvent isolés. Mais comment ces pauvres gens pourraient-ils se venger autrement des blancs bien armés, de cette race orgueilleuse dont ils ont tant à souffrir ? La vengeance est dans la nature de l’homme. Que ferait un blanc si on le traitait comme il traite les pauvres sauvages ? Dans cette petite étendue de terre que je parcourus, je vis plusieurs wig-wams détruits et brûlés ; les Indiens en avaient été chassés avec violence par des colons blancs, parce qu’ils ne voulaient pas abandonner de bon gré leur sol natal. Les blancs séduisent leurs femmes et leurs filles, et, s’ils n’y réussissent pas, les enlèvent de force. Pendant que j’étais à Crescent-City, il se passa un fait semblable. À trois milles de la ville, quelques Américains s’étaient établis comme farmers (fermiers). Un indigène, qui se rendait à la ville, vint à passer avec sa femme devant leur maison. Les Américains sortirent aussitôt, enlevèrent la femme des côtés de son mari, l’entraînèrent dans la demeure et fermèrent la porte. Le pauvre sauvage cria, hurla, frappa à la porte, redemanda sa femme ; au lieu de la lui rendre, les hommes sortirent, lui donnèrent des coups de bâton et le chassèrent. Le malheureux, tout meurtri, vint porter plainte à la ville. Et que fit-on aux lâches malfaiteurs blancs ? On les condamna à s’arranger avec le sauvage, c’est-à-dire à lui donner quelques perles de verre et autres bagatelles sans valeur. On se raconte naturellement ces cruautés de tribu en tribu, et il arrive souvent que, quand des blancs isolés vont chez les Indiens, la force étant du côté de ces derniers, ils font payer l’innocent pour les coupables. Beaucoup d’hommes, au-dessus des préjugés, me déclarèrent que les indigènes étaient inoffensifs partout où on les traitait avec amitié et bonté.

novembre. Nous quittâmes le dangereux wig-wam dans la matinée, et nous pensâmes au retour. Mon compagnon n’osait pas aller plus loin. Nous prîmes une autre direction, et nous arrivâmes sur le midi à un petit établissement formé par une douzaine de blancs. Ici encore, la première chose que je vis fut un grand wig-wam réduit en cendres. Les farmers vivaient, à cause des femmes, en guerre continuelle avec les Indiens. Ces derniers se vengeaient comme ils pouvaient, et ils avaient fini par tuer un des blancs. Alors les farmers mirent le feu au wig-wam et en chassèrent les habitants. Depuis, ils ne vont jamais travailler sans armes bien chargées, d’autant plus qu’il y a peu de temps, on s’aperçut de l’absence de quatre colons voisins. On trouva bientôt deux des corps à des endroits différents de la forêt, un troisième à une très grande distance de l’habitation des farmers, dans le petit fleuve, à l’endroit où ils vont prendre leur eau. Les colons nous dirent que, quand ils trouvèrent par hasard ce corps à moitié pourri, ils en furent malades de dégoût. Ils n’avaient pas encore découvert le quatrième cadavre.

Nous allâmes chez les farmers. Ils habitaient deux petites cabanes semblables à des blockhaus, mais avaient déjà commenté la construction de quelques maisons. Ils vivaient très bien, avaient de très belles oies sauvages qu’ils tuaient eux-mêmes à la chasse, de magnifiques poissons qu’ils échangeaient avec les indigènes contre de petites bagatelles, des pommes de terre, du pain, du thé et du café ; bref, nous fîmes, le soir et le lendemain matin, d’excellents repas.

Le froid était excessivement vif : le thermomètre descendit pendant la nuit à un degré au-dessous de zéro (Réaumur). Le matin, tout était couvert de gelée blanche. Cependant le pays est toujours vert. La neige tombe très rarement, et, quand il en tombe, elle n’arrive presque jamais jusqu’au sol et fond en tombant. Les farmers que la terre promettait une très-belle récolte. Ils n’étaient établis que depuis peu de temps et avaient déjà défriché une portion de champ. Dans les environs de Crescent-City, je vis dans cette saison avancée de l’année toute espèce de légumes venir en plein champ, aussi beaux et aussi gros que ceux de l’exposition de M. Warren, à San-Francisco.

Je crois que la plus grande partie de la Californie, et la partie nord surtout, offre beaucoup d’avantages aux colons européens. Le climat est sain, le sol très productif, même dans les endroits où il a l’air sablonneux, et ses magnifiques forêts témoignent de sa fertilité. C’est un sol vierge, et qui n’a, par conséquent, pas encore besoin d’être arrosé ni fumé.

Dans les environs du territoire de l’Oregon, le gouvernement vend l’acre de terre un dollar ; dans le pays de l’Oregon, il le donne encore pour rien, afin d’attirer les colons blancs. Mieux vaut encore aller dans ces contrées pour cultiver la terre que pour chercher de l’or. Les farmers peuvent, avec un peu de persévérance et d’industrie, se faire, au bout de quelque temps, une vie douce et agréable. Parmi les chercheurs d’or, au contraire, un petit nombre seulement s’enrichit, et l’on petit dire de presque tous : aussitôt riche, aussitôt pauvre.

Au bout de quatre jours, le 10 novembre, je terminai mon excursion et revins à Crescent-City, plaignant amèrement le sort du malheureux Indien qu’on dépouille. Il faut avouer que le gouvernement s’occupe des Indiens ; mais son soin principal est de les repousser dans des contrées éloignées, de leur donner quelques dédommagements pour leurs terres, et de recommander aux colons de les bien traiter. Chaque année, on envoie des commissaires dans leurs nouveaux établissements, pour leur apporter quelques présents et s’assurer qu’ils ne meurent pas de faim. Mais la grande faute du gouvernement c’est sa trop grande indulgence pour les colons, grossiers pour la plupart, moins bons que les sauvages eux-mêmes, et qui ne savent qu’abuser de cette indulgence. Tant qu’il n’y aura pas plus de tribunaux dans le pays, que l’indigène ne pourra pas s’y faire entendre facilement, et que les colons seront traités avec aussi peu de sévérité, le pauvre Indien sera toujours le jouet de l’orgueil des blancs.

Je trouvai le pays, comme je l’ai déjà dit, non-seulement fertile, mais aussi pittoresque. La belle chaîne du Siskiyon, située à l’ouest de Mary’s-Ville, s’étend jusqu’ici, forme plusieurs petites chaînes, et est coupée de vallées fertiles et de plaines. Les sommets les plus élevés étaient, à cette époque de l’année, couverts de neige, la première que j’eusse vue depuis que j’avais quitté mon pays.

En arrivant à Crescent-City, je trouvai le bateau à vapeur, avec lequel j’avais fait le trajet de San-Francisco, prêt à lever l’ancre le soir même. Le temps, qui avait été menaçant toute la journée, devint si mauvais, que nous ne pûmes monter à bord que le 11 novembre, et avec peine. Nous eûmes, pendant tout le trajet, du mauvais temps et du brouillard, et nous ne pûmes pas entrer à Trinidad. Comme dédommagement de ce temps détestable, je vis un très bel arc-en-ciel formé par le brouillard.

Ma troisième excursion, à San-José, était plus courte (60 milles) ; je la dus à l’aimable invitation du consul autrichien, M. Vischer. C’était une très grande gracieuseté de sa part, si l’on songe à la valeur du temps, et au prix que coûte la plus petite distraction.

22 novembre. Nous fîmes le voyage par terre. Nous nous mîmes sur le haut de l’omnibus, pour pouvoir bien jouir de la beauté du paysage, qu’on nous avait dépeint comme très-remarquable.

La plaine dans laquelle est situé San-José s’étend, d’un côté, jusqu’à San-Francisco, et de l’autre jusqu’à Monterey ; elle a 120 milles de long sur 10 ou 15 de large. Sa grande fertilité l’a déjà fait nommer le grenier de la Californie septentrionale.

Le premier tiers de la route ne peut pas s’appeler beau. Le pays est ondulé et sans végétation ; çà et là on voit des arbrisseaux rabougris, dont le feuillage penche tout d’un côté. Ce phénomène étrange est causé par les vents violents qui soufflent continuellement du nord-est, et qui rendent le climat de San-Francisco si désagréable. Le sol est encore peu cultivé, et ne présente presque partout que de maigres pâturages, où les pauvres animaux ne trouvent une nourriture suffisante qu’au printemps. On prétend, néanmoins, que le terrain est excellent, et qu’il ne lui manque que la culture.

À 3 milles de San-Francisco se trouve une station de mission appelée Dolores, dans laquelle Mme Morton m’avait déjà introduite. Le cloître, l’église et les quelques demeures des Espagnols[1] qui habitent encore là, sont construits en briques non cuites ; les portes et les fenêtres sont toutes si basses, et les maisons elles-mêmes si misérables, que je les aurais plutôt prises, sans en excepter le cloître, pour des granges que pour des habitations. Il y a dans l’église un beau tableau d’autel que je serais tentée d’attribuer à l’ancienne école espagnole.

À 20 milles de là, sur le territoire de San-Mateo, le pays commence à devenir plus beau. Le mont Diavolo, haut de plus de 1 000 mètres, domine les montagnes environnantes. De grands et gros arbres, où le chêne domine, forment comme des futaies de parc ; des villas, des hôtelleries, des habitations de farmers, animent le paysage. Le sol n’est composé, il est vrai, que de sable et de poussière, où les chevaux enfoncent souvent jusqu’au jarret. Cependant je comprenais facilement que quand, après le temps des pluies, au printemps, les champs se couvrent de verdure, les fleurs s’épanouissent, le gazon perce de tous côtés, les arbres revêtent leur frais feuillage, cette contrée peut être réellement belle et agréable, et paraître magnifique au citadin peu su par le spectacle se beautés de la nature.

San-Clara, qui se trouvait sur notre route, est un gentil petit endroit, avec une jolie église et un collège de Jésuites pour les garçons. La particule San, devant les noms de villes et de villages, prouve que la Californie faisait d’abord partie du Mexique catholique. Dans la plupart des grands villages on trouve de jolies églises et des écoles.

Une avenue d’arbres de 4 milles, plantée par les prêtres, va de Clara à San-José. Cette dernière ville est un peu plus considérable que San-Clara, et contient quelques centaines de petites maisons, dont la plupart sont nouvellement construites et habitées par des colons établis là depuis peu.

Nous poussâmes 4 milles plus loin, jusqu’à la grande ferme de M. Vischer. Cette ferme a 750 acres, et serait certainement comptée chez nous parmi les plus grandes. Ici, on ne la met pas tout à fait au nombre des petites ; mais il y a des propriétaires qui remontent au temps du gouvernement mexicain, où le sol n’avait pour ainsi dire pas de valeur, et qui ont des terrains de 7 à 10 leguas[2] de long, sur 4 ou 6 de large. Le prix de ces propriétés augmente de jour en jour : des propriétaires, dont la terre valait à peine 50 000 dollars avant la découverte des mines d’or, sont aujourd’hui millionnaires. Ce qui élève beaucoup le prix des propriétés, c’est que le possesseur doit faire enclore son terrain, et cela, pour deux raisons : la première, c’est que tous les bestiaux, les chevaux, les mulets, les porcs, peuvent paître dans les endroits qui ne sont pas clos ; la seconde, c’est que les nouveaux colons peuvent bâtir des tentes ou des maisons, et faire des plantations dans les terres ouvertes sans demander la permission à personne. Le propriétaire, d’après les lois américaines, n’a pas le droit de faire sortir les intrus de sa propriété si elle n’était pas close, et, même quand il la fait entourer plus tard, l’expulsion est très difficile, et ne s’exécute souvent qu’après des procès dispendieux, ou par la violence. Dans plusieurs endroits on se frappait et on se tirait des coups de fusil comme à la guerre. On ne peut se faire une idée de l’arbitraire et des violences des colons : plusieurs poussent la licence au point de prendre possession des huttes et des maisons qu’on cesse un moment d’occuper.

Ces enclos coûtent beaucoup dans un pays où la maind’œuvre est si chère. M. Vischer, par exemple, avait besoin, pour entourer sa propriété, de trente mille pieux de 2 mètres et demi de haut. Le prix de mille pieux était de 50 dollars pour les couper dans la forêt, de 30 pour les transporter et les épointer, de 20 pour les ficher en terre ; si bien que l’enclos revenait à 3 000 dollars.

À 12 milles de San-José se trouve une mine considérable de vif-argent ; nous devions la visiter : la voiture était déjà devant la porte ; mais une pluie violente et continue fit tomber, dans le sens propre du mot, notre partie dans l’eau : les chemins étaient impraticables, et il fallut me contenter de la description que me fit M. Vischer.

L’entrée des galeries se trouve sur une montagne de 450 mètres de haut, et à 250 mètres de profondeur on revoit la lumière du jour. Le minerai contient de trente-cinq à quarante-cinq pour cent. La mine appartient à une société mexicaine, dont le capital d’exploitation est d’un million d’écus.

Cette mine est si riche, qu’elle pourrait suffire aux besoins du monde entier. Depuis qu’on l’exploite, c’est-à-dire depuis dix ou douze ans, le prix du vif-argent est tombé dans le Pérou de 80 à 50 dollars.

Le temps ne s’éclaircit pas encore le lendemain, et il ne nous resta autre chose à faire qu’à renoncer à la partie la plus intéressante du voyage, la visite des mines, pour retourner à la ville dans des omnibus bien fermés.

Quelques jours avant mon départ de San-Francisco, les journaux apportaient une nouvelle fort extraordinaire de la Basse-Californie, qui fait encore partie du Mexique.

Une cinquantaine d’Américains étaient partis de San-Francisco, sur une chaloupe, et avaient abordé à Felipe, dans le district de Sonora, y avaient planté un drapeau, et avaient pris formellement possession du pays. Le petit peuple libre, qui ne s’attendait pas à une semblable invasion de pirates, n’avait pas d’armes : Guaymas ne se défendit presque pas, d’autant plus que les pirates avaient dit n’être que l’avant-garde de forces considérables. Les cinquante Américains restèrent donc victorieux, et déclarèrent un pays qui avait une population de 10 000 âmes indépendant du Mexique.

La cause de cette expédition illégale était la soif de l’or : car le bruit s’était répandu à San-Francisco qu’il y avait dans ce pays des mines très considérables d’or et d’argent.

Et que dit-on à San-Francisco de cette piraterie ? Les uns prirent le parti des pirates, les autres virent là un coup de génie !

La veille même de mon départ, le 15 décembre, sans obstacle de la part du gouvernement, une bande de deux cent cinquante-six pirates partit pour aller aider la première à Sonora. Comme je l’appris plus tard, cette expédition ne réussit pas. Le gouvernement mexicain envoya des troupes contre ces aventuriers, avec ordre de les tuer partout où on les trouverait, et quelques-uns seulement purent échapper.

La compagnie des lignes de bateaux à vapeur allant à Panama me donna, sur la simple demande de M. Mathes, un de ses employés, une carte de libre passage de San-Francisco à Panama.

Le 16 décembre dans l’après-midi, je me rendis, accompagnée de la famille Morton, qui m’était devenue très chère, à bord du magnifique vapeur Golden Gate, commandé par le capitaine Isham, et à quatre heures on leva l’ancre.

De ma vie je n’ai vu un plus beau vaisseau. Il était de la force de 8 000 chevaux, ou de la capacité de 2 500 tonneaux, et contenait facilement huit cents, et, en cas de besoin, mille passagers. Il brûlait quinze tonnes de charbon par jour, et avait une vitesse de douze milles à l’heure. Sa longueur était de 90 mètres, sa plus grande largeur de 22. Le salon principal avait 10 mètres de long. On pouvait comparer ce vapeur à un grand palais. Il avait quatre étages, dont deux au-dessus de l’eau.

Il y avait le long du bord de larges galeries sur lesquelles s’ouvraient de grandes portes et de grandes fenêtres. Les premières plates étaient parfaitement organisées, sous tous les rapports, ainsi que les secondes ; les troisièmes elles-mêmes étaient parfaitement bien dans leur genre. La table, qui était la même pour les premières et les secondes, était fort bien servie : les mets étaient très bien apprêtés. Deux fois par jour nous avions du pain frais. Mais si le vaisseau se distinguait par sa commodité et sa magnificence, le capitaine et les officiers du vaisseau ne se distinguaient pas moins par leurs manières prévenantes et polies envers les passagers, et ce fut avec joie qu’à notre arrivée à Panama, nous rendîmes à ces messieurs un témoignage public de reconnaissance.

17 décembre. Nous longeâmes les îles San-Catarina, Saint-Clément, San-Barbara et San-Anacapa. Il y avait quinze jours, le beau vapeur Winfield-Scott, de 2 500 tonneaux, avait échoué contre cette dernière île. La nuit était très sombre et chargée de brouillards : le capitaine commit la grande imprudence de ne pas tourner les îles, mais de passer entre elles et la terre, malgré le temps qui eût dû l’en dissuader. Heureusement aucun homme de l’équipage ne périt ; mais le vaisseau coula si rapidement, qu’on n’eut le temps de rien sauver des bagages, et qu’on put à peine enlever les lingots d’or et la moitié des dépêches.

Nous passâmes aussi par la passe étroite ; mais la lune nous éclairait de tous ses rayons, et la mer était si tranquille, qu’on eût dit qu’elle dormait, ou rêvait tout au plus des malheurs qu’elle cause de temps à autre.

18 décembre. Le matin, nous nous arrêtâmes une demiheure à San-Diego pour déposer quelques voyageurs ; mais nous étions si éloignés de la côte que je n’aperçus qu’une petite partie de la nouvelle ville bâtie par les Américains, et que je ne pus rien distinguer du tout de l’ancienne ville des Mexicains, qui se trouve à 4 milles plus loin dans les terres.

Dans le voisinage de San-Diego s’élève une haute chaîne de montagnes, dont les cimes atteignent la région des neiges. La côte, que nous n’avions pas encore perdue de vue, et les montagnes sont couvertes d’une végétation peu abondante.

19 décembre. Nous nous éloignâmes du continent, et nous nous rapprochâmes au contraire de l’île considérable de Cerroo et de la petite île de Bonnitos. La première a 26 milles de long, paraît belle et fertile, mais est encore inhabitée, parce que, dit-on, elle manque d’eau. Bonnitos est un rocher à plusieurs pointes, qui n’a ni arbres ni verdure, mais seulement une herbe rare.

20 décembre. Nous naviguâmes en pleine mer une grande partie de la journée ; nous passâmes le cap Lazaro, et nous entrâmes dans la baie de Madeleine.

21 et 22 décembre. Nous voguâmes toujours en pleine mer.

Depuis quelques jours déjà le mauvais temps de la Californie commençait à céder à l’influence de la chaleur. À chaque tour de la roue on sentait l’approche des contrées tropicales. On quitta successivement tous ses vêtements d’hiver. Le soir, le pont formait un beau lieu de réunion : on s’y rassemblait, on s’y promenait en long et en large ; des groupes plus ou moins nombreux se formaient, les enfants sautaient et jouaient. Toute la scène était richement éclairée par la pleine lune et par des milliers d’étoiles.

Certes, je me souviendrai toujours avec beaucoup de plaisir de mon voyage sur ce palais d’eau.

La société se composait principalement d’Américains, et je dois dire encore une fois que ces messieurs étaient en général très polis et très complaisants envers les personnes de mon sexe. Dans aucun pays je ne vis rien de semblable. Les hommes du peuple, les enfants de dix ans, se conduisaient comme l’Européen le mieux élevé. Tout se faisait de la manière la plus convenable. Personne ne venait au salon avec un cigare allumé, ne mâchait du tabac ni ne crachait par terre ; nul ne donnait le moindre sujet de plainte. Cette conduite me surprenait d’autant plus que l’on ne peut pas trouver de société plus mélangée que celle des voyageurs qui vont en Californie ou qui en reviennent. C’était surtout à table qu’on pouvait facilement remarquer ce mélange. Le mineur enrichi, l’artisan, le mercier étaient assis à côté du négociant et du spéculateur en grand. Ces hommes mettaient leurs coudes sur la table au dessert, portaient aux plats des mains qu’on aurait reconnues à cent pas pour être habituées à manier seulement la pelle et la pioche. J’avoue franchement que je me trouvais beaucoup plus à l’aise que sur les bateaux anglais qui vont d’Europe aux Indes, et où il y avait dans les premières un luxe de toilette plus grand encore que celui des dames dans les petits voyages de San-Francisco à Sacramento et à Mary’s-Ville, si bien qu’on se fût dit absolument au bal. Ici, les dames étaient convenablement mais simplement mises. L’Américain ne fait pas encore attention si l’on mange avec sa fourchette ou avec son couteau, si on s’assied, si on marche, si on se tient autrement que lui. Il n’a pas ce travers et cette petitesse de l’Anglais, qui regarde comme grossière et mal élevée une personne qui ne fait pas tout absolument comme lui.

23 décembre. Nous entrâmes dans la jolie baie d’Acapulco. Les montagnes qui l’entourent ne sont ni élevées, ni couvertes d’une aussi riche verdure que dans l’archipel Indien ; mais elles sont magnifiques en comparaison des dunes de sable désertes de la Californie. Le cocotier au feuillage élevé, le mangoustan aux larges feuilles, le bananier aux fruits délicats, et d’autres arbres ou arbustes bordent une partie de la mer et couvrent les montagnes.

Ici, pour la première et probablement la dernière fois, je mis le pied sur le sol mexicain.

La petite ville d’Acapulco est située dans un fond accidenté, au coin de la baie, et tellement cachée qu’on l’aperçoit à peine du bateau. En revanche, le fort se présente d’une manière magnifique à la pointe d’une colline qui s’avance beaucoup dans la mer. La petite ville a 1 500 habitants et un aspect très misérable. Les maisons sont faites de bois, d’argile ou de briques séchées au soleil, et n’ont qu’un rez-de-chaussée avec des fenêtres bien barricadées. L’intérieur a une apparence un peu plus agréable. Les chambres sont grandes, aérées, et la cour est entourée de vérandas, dans lesquelles les habitants prennent leurs repas et passent la plus grande partie de la journée.

Sur la place qui sert de marché, et qui est défigurée par une grande quantité de pauvres baraques, s’élève une assez jolie petite église catholique couverte de tuiles séchées au soleil. Les Espagnols semblent aimer ce genre de matériaux : toutes leurs constructions en sont faites.

Le village entier avait l’air d’être en ruine : un violent tremblement de terre avait plus ou moins endommagé les constructions, le 4 décembre de l’année précédente. Plusieurs des maisons de brique s’étaient en partie écroulées. Heureusement cet accident arriva à neuf heures du soir : tout le monde était encore éveillé, et l’on put se sauver sans que personne pérît. Le fort, où je montai pour avoir la vue de la baie et du pays, avait beaucoup souffert : ses remparts de pierre et ses murs étaient en partie lézardés et écroulés.

Acapulco est célèbre pour ses perles, qu’on va chercher dans les différentes îles des environs, à une distance de 20 à 30 milles. La pêche des perles se fait de la manière la plus simple. Les pêcheurs se munissent d’un couteau et d’un panier, plongent dans la mer à une profondeur qui varie souvent de 15 à 25 mètres, détachent ces coquillages qui appartiennent à l’espèce de l’huître, et que l’on mange, et remontent au bout d’une ou deux minutes à la surface de l’eau avec ou sans butin. Le seul danger qu’ils courent est d’être attaqués par les requins qui infestent la côte ; mais ils savent leur échapper avec assez d’adresse. Ils portent toujours avec eux, comme ils me le dirent eux-mêmes, un long morceau de bois arrondi qu’ils plongent dans la gueule béante du requin, quand ils ne peuvent lui échapper en nageant ou en plongeant : pendant que l’animal se débarrasse de ce bâillon, le plongeur a le temps de s’éloigner de son dangereux voisin.

On ouvre l’huître et l’on trouve la perle dans l’animal, et non, comme beaucoup de personnes le croient faussement, dans la coquille ; celle-ci ne renferme que ce qu’on appelle la nacre. Dans beaucoup de coquillages il y a des excroissances qui ressemblent à des perles mal formées. Ces excroissances, comme celles des feuilles et des plantes, proviennent d’animaux étrangers. Quoique chaque huître renferme de la matière à perle, et contienne quelquefois jusqu’à huit ou neuf perles, il faut un grand nombre d’huîtres pour que le pêcheur ait le bonheur de trouver une perle bien formée et pure. Plus les huîtres renferment de perles, moins elles valent. On pense que les perles sont produites par une maladie de l’animal : quand une huître en contient plusieurs, on ne la mange pas, parce qu’on la croit nuisible à la santé.

Les perles des côtes du Mexique et de la Grenade se distinguent par la pureté de leur eau. On les vend très cher, même sur le lieu de la pêche.

Je vis aussi à Acapulco de très belles fleurs artificielles faites avec de tout petits coquillages, et de gracieuses petites figures en cire très exactes, représentant les Mexicains dans leur costume et occupés aux travaux de la maison. Les figures de cire viennent de la ville de Mexico.

On ne peut rattacher les habitants d’Acapulco à aucune race : ils sont formés du mélange des Aborigènes et des nègres avec les Espagnols qui se sont emparés du pays il y a plus de trois cents ans. Suivant qu’ils se rapprochent plus ou moins par le mélange de l’une ou de l’autre de ces nations, leur couleur est brune, blanche ou noire. On observe la même variété dans les physionomies.

Nous nous arrêtâmes six heures dans le pays et nous remontâmes à bord, où nous causâmes longtemps avec les jeunes plongeurs qui entouraient le bateau de tous côtés et criaient aux voyageurs de jeter de l’argent à la mer : ils montraient une grande habileté à le saisir. Les enfants se familiarisent de bonne heure avec la mer pour devenir habiles à la pêche aux perles.

Depuis Acapulco nous nous tînmes toujours en pleine mer, et nous ne revîmes la terre que peu de temps avant d’arriver à Panama.

24 décembre. Nous passâmes la sainte soirée aussi tranquillement que les autres : le jour de Noël on porta beaucoup de toasts à table avec du champagne et d’autres vins.

28 décembre. Aujourd’hui nous aperçûmes de nouveau la terre : elle se montra d’abord sous la forme de hautes montagnes qui s’affaissèrent bientôt pour faire place à de vastes plaines. Ici encore la végétation n’était pas des plus luxuriantes : les plaines étaient nues par endroits. À neuf heures du soir nous arrivâmes devant Panama. Nous avions fait les 3 300 milles de San-Francisco à Panama, sans y comprendre notre temps d’arrêt, en douze jours et dix-neuf heures.

29 décembre. Dès quatre heures du matin, la vie et le mouvement commencèrent sur notre palais d’eau. Chacun se dépéchait d’aller à terre, afin de choisir les meilleurs mulets pour le passage de l’isthme. Je descendis aussi de bonne heure, quoique je n’eusse pas l’intention de passer l’isthme ; mais la terre est toujours la terre : on préfère un sol ferme au meilleur navire.

J’eus le bonheur de trouver chez le docteur Autenrieth une réception cordiale.

La première course que je fis fut d’aller à la place, où je trouvai tous les passagers réunis et se préparant à partir. Tout le monde arrivait en hâte ; on se pressait les uns contre les autres ; la place était encombrée de voyageurs, de mulets, de chevaux, de porteurs et de bagages. Les personnes aisées étaient montées sur des chevaux, les petits enfants étaient portés sur les bras, les pauvres suivaient à pied, le bagage était chargé sur des mulets.

La largeur de l’isthme est d’un peu plus de 100 milles ; on en fait 23 sur des mulets, 40 environ en bateau, et le reste par un chemin de fer nouvellement établi. Ce petit voyage, comme tout dans ce pays-là, revient à un prix fort élevé, parce que la grande affluence rend tout très cher. Ainsi, par exemple, le trajet de 3 milles pour aller du vapeur à terre coûtait deux dollars par tête ; il fallait payer un demi-dollar pour se faire porter à terre depuis la chaloupe, qui ne pouvait pas arriver jusqu’au rivage à cause de la marée basse, et autant pour le transport du bagage. C’est encore pis lorsqu’on veut aller à bord d’un vaisseau : on vous demande souvent le double et le triple. C’est un grand tort de la part de l’administration des vapeurs de ne pas prendre des mesures pour faire cesser ce pillage.

La location d’un mulet pour les 23 milles coûtait, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de voyageurs, dix-huit écus : quand les voyageurs sont plus nombreux, elle coûte jusqu’à vingt écus et plus. Une place sur le bateau coûte cinq écus, le chemin de fer perçoit huit écus, le bagage est coté à vingt cents par livre, si bien que ce petit voyage, sans la nourriture et le coucher, ne revient pas à moins de quarante écus.

La position de Panama[3] est belle, les campagnes d’alentour sont riches et fertiles. De petites Îles et des rochers, entre autres Taboga, Taboguilla, sortent de tous côtés de la mer : une chaîne de montagnes, dont le point le plus élevé, l’Anéon, a 175 mètres de haut, s’avancé jusqu’au bord de la mer. La chaîne de montagnes du Mexique et de la Nouvelle-Grenade est déjà ici très abaissée ; on l’aperçoit dans de lointain.

La ville compte, avec les faubourgs et les environs, à peu près 10 000 âmes. Elle a des fortifications considérables, qui, du côté de la mer, sont défendues par une demi-douzaine de canons et quelques mortiers. Il y a trois places : la place principale se distingue par sa grandeur, sa propreté, et par la cathédrale qui a une jolie façade. Ce qui me faisait beaucoup de plaisir, c’était de voir les rues débarrassées des vieux vêtements, des chiffons, des chaussures, des chiens morts, des rats, des chats et autres saletés qu’on rencontrait à chaque pas à San-Francisco. Les habitations me plurent beaucoup, quoiqu’elles n’eussent ni beaux ameublements, ni tapis, ni autres décorations : on pouvait y respirer librement et s’y mouvoir.

La ville abonde en églises et en chapelles ; on en compte plus d’une douzaine qui servent et une grande quantité qui tombent en ruine. Si les églises suffisaient pour rendre les hommes bons, les habitants de ce pays devraient être parfaits.

La plus grande église est la cathédrale : la plus ornée est celle qu’on appelle l’église des nègres. On a mis beaucoup d’ornements d’argent dans cette dernière ; mais tout cela est sans goût et sans élégance. Les statues de bois des saints sont sculptées et peintes d’une manière affreuse ; elles ont sur la tête des cheveux d’hommes, et sont si bizarrement accoutrées de soie, de velours et de dentelles, qu’on en est tout stupéfait.

Le dimanche, pendant la grand’messe, il y eut beaucoup de musique et de chants, mais qui écorchaient tellement les oreilles, qu’après cette exécution musicale, la musique malaise m’aurait certainement plu ; aussi je rétracte mon jugement trop sévère sur cette dernière. Les mélodies de la procession étaient si gaies que je me serais plutôt crue au théâtre qu’à l’église.

Déjà, dans mes précédents voyages au Chili et au Brésil, j’avais remarqué que beaucoup de prêtres de ces pays sont placés si bas par l’instruction, et trop souvent même par le caractère, qu’on devrait leur confier toute autre chose que le culte de Dieu et l’éducation du peuple. Ils ne jouissent d’aucune considération, d’aucun respect. Mais allez à Batavia ou à Padang, vous y trouverez des hommes qui s’acquittent de leurs fonctions d’une manière véritablement digne, et qui jouissent de la considération générale. Si le-nombre des bons prêtres n’était pas si petit dans l’Amérique espagnole et portugaise, l’éducation et la moralité du peuple ne seraient pas aussi pris qu’elles le sont malheureusement.

Les plus belles ruines sont l’ancien collège, avec sa chapelle, et l’église Saint-Domingue : tous deux fourniraient de beaux dessins. Ils ne sont pas encore tellement détruits qu’on ne puisse distinguer en partie la beauté de leur forme, la hardiesse des coupoles et la hauteur des portiques. De gracieuses plantes grimpantes montent le long des murs à moitié écroulés ; des bananiers, des buissons, des fleurs, couvrent le sol et poussent entre les fenêtres et les portes délabrées. Dans les ruines de l’église Saint-Domingue, il y a un arc de voûte remarquable par sa construction particulière, et qui attire l’attention de tous les connaisseurs. Sa courbure est si faible, que sur 9 mètres de long il a tout au plus 1 mètre de haut.

Le peuple de Panama est formé du même mélange d’Espagnols, d’Indiens et de nègres, que celui d’Acapulco. Parmi les métis, il y a beaucoup de jolis hommes avec de beaux cheveux, de beaux yeux et de belles dents. On vante aussi leurs petites mains et leurs petits pieds. Ils sont petits, il est vrai, mais rarement beaux : les os ressortent trop, comme chez les Malais ; les formes arrondies manquent, et les doigts sont un peu trop longs. Depuis qu’une si grande foule de voyageurs traverse l’isthme, le peuple réalise des gains si considérables qu’il ne manquerait de rien s’il voulait travailler : mais il est indolent et paresseux comme dans tous les pays chauds ; il préfère la pauvreté et la malpropreté au travail. Sa principale nourriture consiste en riz et en fruits. Il aime beaucoup le porc frais et le bœuf séché. Ce dernier vient surtout de Buenos-Ayres. On le coupe en bandes longues et étroites et on le vend à l’aune.

Le costume du peuple est le costume européen. L’homme porte la culotte et la jaquette, la femme une longue robe traînante, fort échancrés, avec une ou deux garnitures si hautes qu’elles descendent bien au-dessous de la poitrine. Ce costume irait assez bien s’il était propre et soigné ; mais la robe est attachée d’une façon si lâche, qu’elle glisse souvent de dessus une épaule qu’elle laisse à découvert ainsi que la poitrine, tandis qu’elle couvre presque le cou du côté opposé. Les femmes se servent de leurs larges falbalas pour essuyer la sueur de leur figure, se moucher et épousseter partout. Les deux sexes portent de petits chapeaux de paille ronds, posés avec beaucoup de coquetterie. Ils ne vont pas très bien aux femmes, parce qu’ils sont trop petits et tiennent à peine sur leurs nattes.

Les femmes et les jeunes filles aiment à mettre des fleurs dans leurs cheveux : lorsqu’elles n’ont pas de fleurs fraiches, elles les remplacent par des fleurs artificielles. Hommes et femmes ont une grande passion pour le cigare : on voit des enfants de dix ans le cigare à la bouche. Une particularité assez remarquable, c’est que, lorsqu’ils sont occupés à travailler, ils mettent la partie allumée du cigare dans la bouche : c’est un moyen de le faire durer plus longtemps. Je n’aurais pas fait attention à cette singularité, si le docteur Autenrieth ne me l’eût signalée.

Le divertissement favori du peuple est, dit-on, les combats de coqs : cependant le goût ne m’en parut pas poussé bien loin, puisque je ne vis ni coqs dressés, ni combats.

Des établissements publics de Panama je ne visitai que les hôpitaux : il y en a deux, l’un pour les indigènes, l’autre pour les étrangers. Le premier a été fondé par le gouvernement, et le second par les Européens. L’hôpital des indigènes est au-dessous de toute critique. Il ne se compose, à proprement parler, que d’un long et large corridor, tout ouvert d’un côté, dans lequel l’homme attaqué d’une maladie contagieuse est placé à côté d’un homme légèrement malade. La malpropreté et la misère sont les caractères distinctifs de ce lieu, qui ressemble plutôt à une prison qu’à une maison de santé. Son aspect seul suffirait pour tuer toute autre personne que l’indigène, qui est accoutumé à la plus grande saleté et à la plus profonde misère. Je vis là une douzaine d’hommes qui avaient, la plupart, les yeux malades, des ulcères épouvantables et des maladies de peau. Ils étaient pansés de la manière la plus dégoûtante, et se blottissaient sur un sol non parqueté.

L’hôpital des étrangers offre un tout autre aspect. On n’a employé pour le construire qu’une carcasse de vaisseau ; mais tout est beau, propre, bien tenu, et les malades y sont parfaitement soignés.

Dans mes courses aux environs de Panama, je fus grandement récompensée d’une excursion au mont Anéon. On peut arriver très facilement à son sommet en une heure, et l’on y jouit de la vue la plus ravissante : on pourrait y rester en contemplation pendant des heures entières. On domine toute la ville, dont une partie s’avance beaucoup dans la mer : au fond du tableau s’étend une grande vallée riche et fertile, coupée par un cours d’eau. Malheureusement des bois et des buissons couvrent encore la plus grande partie du fond. D’un côté le vaste Océan avec ses îles et ses îlots sans nombre, et de l’autre des chaînes de collines et de montagnes, présentent l’aspect à la fois le plus agréable et le plus imposant. Je n’ai jamais joui en Californie d’un semblable spectacle, quoique j’y aie parcouru des étendues considérables.

Il est fâcheux que Panama soit si malsain et que le climat y soit si chaud. L’étranger y est facilement pris de fièvres tenaces et malignes, qui souvent lui donnent la mort. On les attribue au peu de culture du pays ; en effet, la plus grande partie de cette vaste et belle vallée n’est qu’un fond marécageux.



  1. On appelle ainsi tous les indigènes qui ne sont ni nègres pur sang ni indiens.
  2. Une legua équivaut à trois milles anglais.
  3. Panama est la ville la plus importante et le port de mer le plus considérable du district du même nom, dans la république de la Nouvelle-Grenade, qui compte plus de 2 millions d’habitants, et dont la capitale, Bogota, est située dans l’intérieur des terres.