Mon second voyage autour du monde/13

Traduction par Wilhelm de Suckau Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 348-376).




CHAPITRE xiii.


Voyage de Batavia en Californie. — Arrivée à San-Francisco. — La ville des merveilles. — Prix élevés. — Les maisons de jeu. — Justice américaine. — La plaza. — Sacramento. — Compagnons de voyage américains. — Visite au général Sutter. — Villa Mary. — Brown’s Valley. — Lavage d’or dans le Yuba. — Les Indiens.

Pour aller de Batavia à San-Francisco on fait le tour de presque la moitié du monde : 150 milles à travers la mer de Java, 2000 à travers la mer de Chine, près de 8000  à travers l’océan Pacifique ; en tout, 10 150 milles.

Le 6 juillet dans l’après-midi, mes amis, M. et Mme Steuerwald, m’accompagnèrent jusqu’à la barque qui me conduisit à bord du trois-mâts Seneca Baltimore, commandé par le capitaine Feenhagen.

J’allais dans un nouveau pays, chez un nouveau peuple. Jusqu’alors la fortune m’avait été fidèle. Elle m’avait accompagnée dans toutes mes grandes et longues pérégrinations. J’espérais qu’elle me ferait trouver un aussi bon accueil chez les Américains, et qu’elle me ramènerait sans encombre dans ma patrie éloignée et dans les bras de mes amis.

Le 7 juillet, de très-bonne heure, on leva les ancres : le 9 et le 10 nous longeâmes les îles de Banda et nous entrâmes dans le détroit de Gaspard, qui est formé par les îles de Leat et de Lepa, et qui conduit à la mer de Chine. Toutes les armes furent mises en bon état, parce que cette mer est souvent infestée de pirates.

Le 12 juillet nous passâmes l’équateur. La mer était si tranquille que le capitaine d’un vaisseau qui faisait route à côté de nous vint à notre bord. À peine nous avait-il quittés qu’il s’éleva subitement une bourrasque ; nous craignions qu’il ne pût rejoindre son navire : il n’y parvint en effet qu’avec peine.

Le 22 juillet dans l’après-midi, il y eut une tempête terrible : nous fûmes obligés de carguer toutes les voiles et nous redoutions un typhon.

Le lendemain, par une tempête continue, nous pénétrâmes dans l’océan Pacifique, entre Luzon et la hauteur de Formosa. Depuis lors nous ne vîmes, pendant deux mois d’une longueur interminable, que le ciel et l’eau. Les seules créatures vivantes que nous aperçûmes de temps en temps étaient quelques mouettes qui voltigeaient autour de nos voiles.

Dans cette traversée je fus prise de nouveau de fièvres intermittentes, que je ne pouvais cependant attribuer ni à la nourriture ni à aucune autre cause que je connusse. La nourriture était si bonne, que je ne fus obligée qu’une seule fois dans tout le voyage de manger de la viande salée. Ma cabine était aussi spacieuse qu’une petite chambre, et le bon et complaisant capitaine veillait à tous mes besoins avec la plus grande amabilité. Quelle différence entre ce voyage et celui de Londres au cap de Bonne-Espérance, sur le vaisseau du capitaine Brodie ! Encore aujourd’hui je ne pense à cette dernière traversée qu’avec effroi.

26 septembre. Enfin retentit le cri si longtemps désiré : « Terre, terre ! » Le soir, la côte de la Californie s’étendait devant nos yeux. Et cependant, quoique j’eusse passé près de trois mois dans ma prison de bois, la vue de cette côte, loin de me produire un effet agréable, ne fit sur moi qu’une impression pénible. Elle était au delà de toute expression déserte et morne. Des collines de sable s’élevaient de tous côtés, nues et escarpées. Aucun arbre, aucune broussaille, pas le moindre brin d’herbe ne venait interrompre les teintes uniformes de ce triste désert. « C’est ici, pensaisje, que des hommes s’exilent volontairement ; pourquoi ? pour trouver un peu d’or. Comment faudrait-il donc que fût une contrée pour que les blancs avides n’y vinssent pas, s’ils savaient y trouver le mammon tant désiré ? »

27 septembre. Le matin, le pilote vint à bord et nous conduisit par la porte d’or (ainsi se nomme l’entrée) dans la baie de San-Francisco. Cette baie, quoique offrant à peu près le même caractère que la côte que nous avions vue d’abord, peut passer pour belle. Elle est entourée d’une quantité de montagnes, de collines et de rochers qui tantôt avancent dans la mer, tantôt rentrent dans les terres en formant les groupes les plus variés. Elle renferme en outre beaucoup de petites îles et présente des baies, des bassins et des détroits, si bien que le regard est toujours occupé : sa longueur est de 45 milles, sa plus grande largeur de 12. Nous passâmes à côté des petites îles aux Chèvres et aux Oiseaux, et enfin nous jetâmes l’ancre devant la ville elle-même, qui est située à 12 milles de l’entrée de la baie et occupe une grande étendue de collines de sable. On ne reconnaît pas encore aux maisons disséminées dans les environs le droit de compter comme faisant partie de la ville. Mais comme la ville augmente très-vite et va certainement s’étendre de plusieurs milles dans toutes Les directions, ces maisons en feront bientôt partie. La ville proprement dite ne comprend que la partie qui touche au rivage, où se trouvent les quais de bois et les magasins. Toute la population, y compris celle des faubourgs, est évaluée à plus de 60 000 âmes.

Les maisons des faubourgs et des environs sont très-petites et construites en bois ; elles sont placées sans ordre ni symétrie, l’une dans un fond, l’autre sur de hautes dunes de sable à pic, ce qui offre un aspect excessivement misérable. La ville, au contraire, contient déjà plusieurs grandes maisons de pierre de deux à trois étages, dont quelques-unes sont construites dans des endroits que la mer couvrait il n’y a pas encore bien longtemps, et où elle avait même une profondeur assez considérable pour que les plus forts vaisseaux pussent y mouiller. Comme les dunes s’élevaient de tous côtés presque à pic au-dessus de la mer, on fut obligé de les enlever en partie, de refouler la mer avec le sable que l’on retira, et de former ainsi un emplacement artificiel pour les établissements de commerce. Ce travail, les quais de bois et les chantiers, me parurent plus admirables que les grandes maisons. On ne peut pas s’empêcher de considérer ces travaux comme gigantesques, si l’on songe combien il y a peu de temps que les Américains[1] et les Européens ont pris possession du pays, de quelle distance il leur a fallu faire venir le bois des quais et des chantiers, et combien les ouvriers et les artisans sont chers encore aujourd’hui. Les quais et les chantiers, mis en ligne à la suite les uns des autres, auraient certainement une longueur de plusieurs milles. La mer est si profonde sur la côte que des vaisseaux de 2 à 3000 tonneaux peuvent aborder contre le quai.

La Californie ou le Nouveau-Mexique faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les Américains soumirent le pays après une guerre qui dura un an, et, le 7 juillet de la même année, l’incorporèrent solennellement, à Monterey, aux États de l’Amérique du Nord. À cette époque, le nouvel État pouvait compter 150 000 habitants, dont la plus grande partie étaient Indiens ; aujourd’hui’hui on évalue sa population à 300 000 âmes.

La première mine d’or fut découverte à Coloma, dans le district d’Eldorado, en juillet 1848, par le général Sutter, qui faisait creuser un puits. La pelle d’un ouvrier heurta un objet très-dur, que dans le premier moment on aurait presque jeté de côté sans le regarder. Sa pesanteur particulière attira pourtant l’attention : on l’examina de plus près, et l’on reconnut que c’était un bloc d’or pur. L’exportation de l’or produisit jusqu’à la fin de 1849 environ 20 millions de dollars, en 1850, 40 millions, et depuis cette époque on compte par mois une moyenne de 5 millions, somme énorme aux États-Unis comme en Europe.

Revenons pourtant à mon arrivée à San-Francisco.

Je n’avais pas de lettres de recommandation : je ne pouvais par conséquent m’adresser à personne, et je ne savais que trop bien que cet endroit était excessivement cher et convenait bien à des commerçants, mais non à des voyageurs dont la bourse va toujours se vidant sans jamais se remplir. Je passai tout le premier jour, depuis le matin de très-bonne heure jusqu’au soir très-tard, à chercher un logement qui fût relativement bon marché. Fatiguée, n’ayant pas réussi dans mes recherches, je retournai au vaisseau, où le bon capitaine Feenhagen m’avait offert de me garder tout le temps qu’il resterait dans le port. Mais le soir même je reçus une lettre d’invitation très-aimable, pour tout le temps de mon séjour, de la maison anglaise Colquhonn Smith et Morion, qui m’était tout à fait inconnue. On me connaissait déjà ici par mes précédents voyages, et à peine eut-on vu mon nom parmi ceux des passagers, qu’on m’envoya l’invitation à bord. Je n’ai pas besoin de beaucoup de paroles pour dire la manière aimable dont je fus reçue, et l’empressement qu’on mit à m’aider en toutes choses. Je quittai peu de familles avec autant de regret que celle-là ! Le consul autrichien, M. Édouard Vischer, eut aussi beaucoup de complaisances pour moi. Il faisait une heureuse exception parmi la plupart des consuls autrichiens que j’avais rencontrés jusque-là dans mon voyage. Je souhaiterais du fond du cœur que plusieurs de ces messieurs lui ressemblassent. M. Vischer a d’ailleurs la réputation d’un homme très-bon et très-aimable.

La vue des maisons étroites et basses qu’on habite ici m’oppressait, m’étouffait. Les plus grandes pièces sont si exiguës, qu’on serait certainement très-embarrassé si l’on avait dix ou douze personnes à table. Je ne parle pas, bien entendu, des petites chambres et des petits cabinets : on les dirait faits pour des Lilliputiens. Cela me frappait naturellement d’autant plus que je venais justement de Batavia, où les pièces de réception sont si grandes que toute une maison d’ici y tiendrait facilement. Ces maisons de grillons, qui composent encore aujourd’hui la moitié de la ville, contiennent d’ordinaire cinq ou six trous qu’on appelle bien à tort des chambres. L’ameublement est riche, trop riche, car tous ces beaux meubles ôtent presque toute la place au malheureux habitant. Les parquets sont couverts de tapis magnifiques ; les murs, de tentures et de rideaux.

Dans les grandes maisons neuves, construites en briques, la plupart des pièces, et surtout des pièces à coucher, sont très-petites. On me dit que c’était la mode américaine.

En revanche, je trouvai les magasins merveilleusement grands et beaux ; beaucoup peuvent rivaliser avec ceux des plus grandes villes d’Europe, tant ils sont riches en marchandises, tant ils sont élégamment et magnifiquement arrangés. Les plus grands et les plus beaux magasins se trouvent dans la rue Sacramento-Kle-Montgomery et sur la place. La ville abonde en maisons de jeu, en bals, en cafés et en tavernes. Il y a déjà six théâtres, où l’on joue en anglais, en français, en allemand et en espagnol. Il paraît treize journaux : on compte dix-huit grandes imprimeries, et en outre beaucoup de petites qui s’élèvent pour mourir le lendemain. On a construit vingt-six églises de toutes sectes ; mais la plupart sont tout à fait insignifiantes.

Dans la société, il règne un très-grand luxe ; pour celui qui aime le monde, il est sûr de trouver tous les soirs, dans les réunions privées ou dans les cercles publics, plus d’amusements qu’il ne peut en souhaiter. On sert partout des rafraîchissements à profusion. Ce qui me frappa dans les dîners, c’est qu’on n’avait pas de serviettes, ou qu’on en avait de petites comme pour des poupées. Cela vient du prix élevé du blanchissage : on prend, pour blanchir douze pièces, grandes ou petites, trois dollars[2] : aussi ne donne-t-on à blanchir hors de la maison que les grandes pièces, et cherche-t-on, autant que possible, à éviter les dépenses de blanchissage inutiles. En général on trouve ici, à cause des prix élevés de certaines choses, la plus stricte économie à côté de la plus grande prodigalité. Plusieurs familles qui ont cinq et six enfants se contentent d’une seule bonne, tandis que la maison est magnifiquement meublée, que rien ne manque à la toilette, que l’on ne se refuse ni réceptions ni plaisirs.

Je donne ici le prix de différentes denrées, que mon lecteur pourra à peine trouver vraisemblable.

Un appartement de cinq à six petites chambres se loue dans le centre de la ville 250 dollars par mois, et dans les endroits un peu plus isolés de 150 à 200. Les grands magasins de modes se louent de 700 à 1000 dollars par mois : on vous y cède quelquefois de petits coins ou carrés de 2 mètres à peine pour 100 dollars par mois. Un domestique ou une bonne se paye 50 ou 60 dollars par mois, avec la nourriture et le logement ; un manœuvre, 4 dollars par jour ; un menuisier, un maçon, 8 dollars ; une couturière, 4 dollars avec la nourriture. Un poulet vaut 2 dollars, un dindon 10 dollars, une douzaine d’œufs 2 dollars, une livre de bœuf 25 cents[3], une livre de porc ou de mouton 60 cents, une bouteille de lait 25 cents, une livre de beurre salé 75 cents, etc. Dans les hôtels on paye par tête, pour son logement et sa nourriture, 100 dollars par mois. Le prix d’une voiture de louage est de 6 dollars par heure, celui d’un cheval de selle de 5 dollars, qu’on le prenne pour une heure ou pour une demi-journée ; le dimanche, le prix des voitures et des chevaux est doublé. Pour aller jusqu’au bateau à vapeur, on paye 10 dollars ; pour aller à un bal et en revenir, 20 dollars. Les propriétaires de chevaux payent 50 dollars par mois pour mettre leurs chevaux dans des écuries de location, et les y faire entretenir. Un garçon d’hôtel reçoit 1 dollar par course qu’il fait. Il y a deux ou trois ans, les prix étaient encore incomparablement plus élevés. Certains produits des manufactures et des fabriques sont à bon marché en proportion, et cela à cause de la quantité importée, qui n’est pas en rapport avec le nombre des habitants[4]. Beaucoup de maisons de commerce européennes et américaines ont fait de grandes pertes à cette occasion. Les droits d’entrée sont très-considérables : les denrées ordinaires payent de 20 à 30 pour 100, et les spiritueux jusqu’à 100 pour 100.

Le terrain de la ville et des environs avait été divisé par le gouvernement en lots de 45 mètres carrés. Ceux qui ont eu le bonheur d’acheter ces lots dans les commencements ont pu s’enrichir aisément. Les meilleurs lots coûtaient alors de 5 à 8000 dollars, et ils en valent maintenant 150 000. Une maison en briques, à trois étages, construite sur un lot entier, à un coin de rue, revient à 200 000 dollars, mais en rapporte 130 000 par an, de sorte que la maison et le terrain se trouvent payés dans l’espace de trois ans tout au plus.

San-Francisco a été détruit six fois par des incendies, la plupart allumés par la méchanceté. Les deux plus considérables eurent lieu en 1852. Le 4 mai de ladite année, le feu prit à la partie de la ville où étaient entassées les plus grandes richesses dans les magasins, c’est-à-dire depuis le coin de la rue Montgomery jusqu’à la rue Kerney. Le second incendie, en juillet, dévora la partie est de la ville. Pendant que le feu brûlait encore, des personnes vinrent trouver les propriétaires du sol, afin d’affermer le terrain pour trois ou quatre ans. Ils construisirent sur le sol encore presque chaud des maisons de bois qu’ils louèrent, et, quand leur bail fut expiré, ils avaient gagné assez pour abandonner pour rien les maisons aux propriétaires.

L’on s’accorde à appeler San-Francisco la ville des merveilles. Les Américains pensent que sa prompte création, ses rapides reconstructions après les incendies, sont la plus grande merveille que le monde ait vue. Cela est vrai sans doute. Il n’y a que deux puissances capables d’opérer de tels prodiges : le despotisme et l’argent. Ici, c’est ce dernier qui est le levier. La soif de l’or, le plus grand des despotes, a attiré des habitants de tous les pays du monde, et des maisons en bois et en pierre se sont élevées partout comme par enchantement. Mais que sont ces petites créations en comparaison de ces anciennes villes de l’Indoustan, dont les ruines rappellent encore aujourd’hui la grandeur passée, et dont plusieurs, à ce que nous apprend l’histoire, s’élevèrent également en fort peu de temps, de Fatipoor Sikri, par exemple, cette ville remplie de palais tout couverts de sculptures, avec des temples et des minarets magnifiques, des portes d’entrée surmontées de voûtes très-hautes, Fatipoor-Sikri, qui a une circonférence de six milles, qui est entouré de fortifications de pierres de 12 mètres de haut, et qui a été construit en moins de dix ans ? On peut appeler de telles villes des merveilles, car il a fallu pour les bâtir toute une population d’architectes et d’artistes.

Les merveilles de San-Francisco consistent en maisons d’habitation et de dépôt tout à fait ordinaires, que les mines d’or de la Californie ont donné et donnent chaque jour le moyen de faire construire. Ce qui m’étonna le plus dans cette ville de merveilles si riche et si luxueuse, c’est qu’on ne prenait aucun souci de deux choses très-importantes, l’entretien des chemins et l’éclairage.

On ne peut se faire une idée des trous, des montées et des inégalités des rues de la ville. Ici il faut gravir des marches, là il faut en descendre ; ici la chaussée est exhaussée, là elle est en contre-bas ; ici des places sont effondrées, là ce sont de véritables montagnes de briques, de bois, de chaux et de sable, et pas une lanterne n’avertit le passant. Cela rend les rues de la ville vraiment dangereuses, non-seulement pour les gens qui sont en voiture ou à cheval, mais même pour les piétons. Ce sont surtout les quais de bois qui sont dangereux. La mer arrive jusque sous les planches, et elles sont tellement pourries qu’elles se brisent quand où passe dessus. Le jour même, il faut marcher avec précaution, au risque de tomber dans les trous nombreux qui s’y trouvent. La nuit, il n’est pas rare que des piétons tombent à la mer et ne reparaissent plus.

On voit par terre, au milieu des rues les plus belles et les plus fréquentées, de vieux habits, des chiffons, des bottes, des bouteilles, des vases, des chiens crevés, des chats et des rats monstrueux qui fourmillent dans la ville ; on jette toutes les ordures devant la porte. Constantinople, comparé à San-Francisco, serait la ville de la propreté : là, au moins, il y a assez d’hommes et de chiens pour tenir la ville propre, les uns en ramassant les habits et les chiffons, les autres en mangeant les immondices.

À tout cela vient s’ajouter encore la licence que prend tout individu de faire et d’agir comme il veut. Il n’est pas rare que des charrettes s’arrêtent sur les passages étroits qui servent à traverser les rues, rendues impraticables par la pluie, et que les cavaliers attachent leurs chevaux contre les maisons sur les trottoirs, si bien que, pour s’en garer, les pauvres piétons sont réduits à s’enfoncer dans la boue. Il y a une telle liberté, qu’elle devient quelquefois dangereuse. Ainsi, un matin, comme je me promenais dans la ville, un passant me cria : « Un ours ! un ours ! » Je ne savais pas ce que cela pouvait signifier, et je ne pensais guère que, dans les rues d’une ville aussi populeuse, on pût rencontrer un ours. Je regardai donc de tous côtés : un ours venait effectivement derrière moi et n’était plus qu’à deux pas de moi, si bien que je n’eus que le temps de me jeter de côté. L’animal était, à la vérité, attaché par une corde à une charrette ; mais la corde était si longue, qu’il pouvait aller à droite et à gauche de la chaussée, au milieu des passants : le conducteur ne se donnait pas même la peine d’avertir.

Une course ou une promenade à San-Francisco est, à mon avis, une pénitence. Dans le quartier appelé la ville de commerce, on peut à peine se frayer un chemin à travers la foule des piétons, des cavaliers, des charrettes et des voitures. Dans les quartiers et dans les endroits où les rues ne sont pas couvertes de planches[5], on enfonce dans le sable jusqu’à la cheville ; en outre, on a toujours la vue perpétuellement uniforme et nue des montagnes de sable : il est vrai que celui qui ne trouve son bonheur que dans l’argent peut se mettre au-dessus de toutes ces considérations, et finir par oublier qu’il y a des arbres et des tapis de gazon encore plus beaux que les tapis d’une table de jeu couverte d’or.

On dit qu’au printemps les environs changent d’aspect, et que le sable aride se couvre d’une flore très-belle et très-riche ; mais les rois du règne végétal, les arbres majestueux, les bosquets élégants, aucune époque de l’année ne les voit naître.

Ce que je trouvai d’admirablement beau à San-Francisco, ce sont les chevaux et les mulets : ils sont tous importés par terre des plains (plaines) de l’Amérique du Nord. Chevaux et mulets sont très-grands et très-forts. Il y a des chevaux avec lesquels on peut faire 60 milles en un jour. Les mulets portent trois quintaux. Les chevaux des voitures de louage et des omnibus sont incomparablement plus beaux qu’à Londres. Les voitures de louage sont d’une magnificence remarquable : on ne peut rien voir de plus beau en ce genre ; mais aussi chacune de ces voitures coûte, dit-on, jusqu’à 4 000 dollars.

Les relations sont très-faciles et très-promptes. Des bateaux à vapeur sillonnent la baie, naviguent sur les fleuves ; des stags-coaches, qui ont leurs relais comme les voitures de poste, traversent le pays dans toutes les directions ; on a aussi ouvert une ligne télégraphique qui va jusqu’à Sacramento, en passant par San-José, ce qui fait une étendue d’environ 130 milles.

Un soir, je visitai les maisons de divertissement public ; les maisons de jeu furent ce qui m’intéressa le plus, parce que je n’en avais pas encore vu. Ce qui me frappa surtout, ce fut la société excessivement mêlée qui s’y trouvait. À côté du dandy élégant se tenaient le matelot et le mineur en chemise de laine rouge, sans jaquette, les mains encore noires et souillées de goudron, les bottes pleines de boue jusqu’en haut. Les riches et les gens salement habillés n’avaient devant eux que des pièces d’or et de gros écus. Il y a deux ans on ne voyait, m’a-t-on dit, que des pièces d’or. Sur aucune figure, ni sur celle du bouillant Français, ni sur celle du vif Mexicain, on ne pouvait lire l’entraînement ou la passion, quoique j’eusse souvent entendu affirmer le contraire. Je n’aurais pas pu distinguer, à la physionomie des joueurs, celui que la fortune favorisait et celui qui perdait. Ces maisons ne sont pas organisées seulement de manière à exciter la passion du jeu, mais aussi à charmer et à enivrer les sens. Des peintures horriblement licencieuses sont pendues aux murs ; une musique bruyante retentit dans les vastes salons ; de belles jeunes filles se tiennent çà et là près des tables.

J’ai été partout dans le monde ; j’ai vu des peuples qui, par l’effet du climat, par le manque d’instruction et de religion, sont d’une grande sensualité ; mais nulle part je n’ai vu de maisons de débauche aussi éhontées : on ne voit de ces choses que chez les peuples chrétiens, que dans les pays civilisés. Je ne veux pas prétendre que l’immoralité soit moindre chez les peuples non chrétiens, mais leur impudence ne va pas jusqu’à en faire un pareil étalage.

Je ne veux rien dire des autres lieux de divertissement, des maisons de danse, des maisons chinoises de jeu et de rafraîchissement : je n’ai qu’une chose à remarquer, c’est que les maisons de jeu chinoises sont plus décentes que les maisons de jeu américaines ; il n’y a ni tableaux, ni musique, ni jeunes filles, ou du moins ces dernières ne se tiennent pas dans les salons où l’on joue.

L’abondance de l’or à San-Francisco est si grande, les prix sont si élevés, qu’il n’y a pas de monnaie de cuivre en circulation ; les habitants ne désirent pas non plus qu’on en vienne jamais là. Chacun trouve de quoi vivre ; on manque seulement encore d’hommes : ce qui n’empêche pas qu’il ne se passe guère de nuit que l’on n’entende parler de vol. Dans toutes les chambres à coucher l’on voit, des pistolets accrochés à la muraillé, et le soir on ne sort jamais sans épée ou sans pistolet, car il arrive souvent dans les rues des attaques ou des assassinats nocturnes. La police est si mal organisée, qu’il n’est pas facile de découvrir les voleurs ; et les châtiments sont si faibles, que personne ne les craint : presque toutes les condamnations sont de quelques semaines d’emprisonnement ; les assassins eux-mêmes peuvent facilement échapper. Le meurtrier va ordinairement trouver le juge, lui raconte l’affaire à sa manière, affirme naturellement qu’il n’a commis le crime que pour sa légitime défense ; et s’il sait bien prendre le juge (s’il lui donne de l’or), souvent il ne passe même pas par la prison.

Pendant mon séjour à San-Francisco, un monsieur, que je connaissais personnellement, blessa son domestique d’un coup de pistolet ; la balle était entrée dans le côté, et la mort n’avait pas été instantanée ; cependant au bout de trois jours, on n’avait pas encore trouvé la balle. Le monsieur alla chez le juge, avoua son crime, et déclara ne l’avoir commis que pour se défendre. Il dit que son domestique avait l’habitude de boire, et que, le voyant en état d’ivresse, il lui avait donné son congé. L’ivrogne, irrité, lui avait répondu qu’il ne voulait plus rester à son service, mais qu’avant de quitter sa maison, il le tuerait : « Oui, avait-il ajouté, je vous tuerai, ou vous me tuerez ; » et le domestique avait accompagné ces paroles d’un geste menaçant : alors le maître avait pris un pistolet et avait tiré sur son domestique. Le meurtrier fut mis en prison pendant un jour, et le lendemain remis en liberté sous caution, et sur sa parole de ne pas sortir de la ville.

Je quittai San-Francisco peu de temps après, et je ne pus connaître le dénouement de l’histoire ; mais on m’assura que, quand même le domestique mourrait, le maître ne serait condamné qu’à quelques semaines de prison.

Il y a deux ans, on dit que c’était encore bien autre chose, qu’en plein jour même la vie n’était pas en sûreté. Était-on fâché, avait-on une dispute avec quelqu’un, on le frappait au milieu de la rue. Les duels avaient lieu également en public ; les adversaires tiraient l’un sur l’autre sans prévenir les passants et sans crier : « Gare ! » Quelquefois la balle, au lieu d’atteindre un des combattants, frappait un homme tout à fait étranger à la querelle ; mais cela ne faisait rien : on ne demandait compte à personne de cet accident.

À cette époque, on était beaucoup plus sévère pour les voleurs, non pas le Tribunal, qui dormait aussi profondément et, s’il se peut, plus profondément encore qu’aujourd’hui, mais les particuliers. Ils s’unirent entre eux et se firent justice eux-mêmes. Le premier voleur qu’ils prirent, ils le pendirent aussitôt sur la plaza (place publique) : cela fit son effet[6], et pendant longtemps les vols cessèrent.

Comme on le voit, la plaza est un endroit extrêmement intéressant pour les habitants. Aujourd’hui elle ne sert plus de théâtre à des scènes aussi tragiques ; au contraire, plus d’un homme en revient meilleur : un bon et digne missionnaire, M. Taylor, y fait tous les dimanches d’excellentes prédications. J’en entendis plusieurs, et toutes me firent grand plaisir. Il savait remuer le cœur et l’âme de ces gens, et tirer de la manière la plus convenable ses exemples de la vie ordinaire. On voyait que cet homme excellent s’était fait missionnaire par une vocation vraie et profonde. On l’écoutait avec la plus grande attention, et plus d’une personne venait lui témoigner sa reconnaissance en lui serrant les mains. À mon avis, les chrétiens auraient encore plus besoin de bons missionnaires que les païens. Il y a un vieux proverbe allemand qui dit : « Commence par balayer devant ta porte. »

Après les établissements publics, je visitai la prison et l’hôpital. Pour en obtenir l’entrée, il me fallut faire une foule de courses et demander une demi-douzaine de permissions.

Lorsque je présentai mon permis au directeur de la prison, il y eut un curieux malentendu. Comme à San-Francisco personne ne prend le temps de visiter un établissement où une affaire ne l’amène pas, le directeur pensait que j’étais venue pour parler à un prisonnier. Il ne lut pas du tout ma permission, regarda seulement mon nom, réfléchit quelque temps, et finit par me dire qu’il ne pouvait pas se rappeler qu’il y eût un prisonnier de ce nom dans la prison. L’explication suivit naturellement.

La prison se compose de chambres sombres et humides, chacune pour six personnes, et si petites, si étroites, que les prisonniers ont à peine assez de place pour se coucher. Le sol n’est pas planchéié, il n’y a ni bancs ni lits, et, quand on n’a pas apporté soi-même de couvertures ou de coussins, on est obligé de s’en passer. La nourriture est assez bonne : elle se compose de soupe, d’un morceau de viande et d’une portion suffisante de bon pain.

Il y a six mois, la prison reçut une visite tout à fait inattendue : une troupe de quatre-vingts à quatre-vingt-dix hommes demandèrent à la visiter. Quand on leur eut ouvert la porte, ils s’emparèrent des clefs, firent sortir un criminel que le peuple aurait voulu voir jugé depuis longtemps, et qui, grâce à l’indolence habituelle des juges, en aurait été quitte pour une peine légère, et le pendirent devant la prison.

L’hôpital est assez bien, surtout si l’on songe qu’il a été construit en 1849. Tout était encore si cher à San-Francisco qu’il est étonnant que des souscriptions volontaires aient fourni les sommes nécessaires à la construction d’un hôpital aussi bien organisé, et qui comprend déjà trois cents lits. Les malades payent quinze dollars par mois dans les salles communes, et vingt-cinq dans les chambres particulières ; la plupart néanmoins sont reçus pour rien. Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut de voir qu’on ne se débarrasse pas des incurables : on les garde jusqu’à la fin de leurs jours. Celui qui avait le malheur de tomber malade, avant la construction de cet hôpital, pouvait encore s’estimer heureux si on le mettait dans un coin et si on l’y laissait se guérir ou mourir en paix. Personne n’avait le temps de s’occuper d’un malade : l’or, l’or, c’était le seul but, le seul désir.

J’eus l’occasion de voir à San-Francisco une très-belle exposition de légumes, de fruits, de diverses espèces de blé et d’autres productions de la Californie, organisée par M. Warren. Une citrouille pesait cent vingt-cinq livres, une betterave trente-cinq, un navet vingt-cinq, un chou-fleur vingt-deux, une carotte six, une pomme de terre quatre, un oignon deux ; un chou avait 75 centimètres de diamètre. Il y avait des tiges d’orge et de froment de 3 mètres et demi de haut, avec des épis bien remplis, des tiges de maïs de plus de 5 mètres avec trois épis dont chacun avait de 550 à 600 grains. Les fruits étaient moins remarquables. Que ne produira pas la Californie si les habitants s’adonnent de plus en plus à l’agriculture !

L’exposition d’un chêne colossal n’était pas moins intéressante. Cet arbre venait de la Californie septentrionale, et avait 75 mètres de haut. Le tronc avait à la base 29 mètres, au-dessus de la base 25 mètres et demi de diamètre. On estimait son âge à quinze cents ans. Lorsqu’on le coupa, il était encore très-solide. On détacha par lambeaux l’écorce, qui avait 45 centimètres d’épaisseur ; on la transporta à San-Francisco, on la réunit de nouveau, et l’on en forma une jolie salle. On a mis dans l’intérieur du tronc une mesure, pour qu’on puisse s’assurer soi-même du diamètre de l’arbre.

Je fis de San-Francisco trois excursions dans l’ intérieur de la Californie : la première à Sacramento, à Mary’s-Ville et aux mines d’or du fleuve Yuba ; la seconde à Crescent-City et chez les Indiens de Rogue-River ; la troisième à San-José.

Le 3 octobre, à quatre heures de l’après-midi, je m’embarquai sur le beau vapeur le Senator, pour aller à Sacramento (100 milles).

Les vapeurs américains sont les plus beaux que l’on puisse voir. Ils méritent à bon droit d’être appelés palais d’eau, car ils ont absolument l’air de grandes maisons, surtout les bateaux à vapeur qui font le service sur les fleuves : ils ont plusieurs étages avec de grandes portes, des fenêtres et des galeries. S’ils n’étaient pas dans l’eau, personne ne les prendrait pour des navires. L’intérieur ne le cède en rien au dehors pour le luxe et la magnificence. Quand on rencontre la nuit un de ces bâtiments, il offre véritablement un aspect féerique ; il est tout brillant de lumières, et les cheminées lancent du feu comme des volcans.

Nous arrivâmes tard dans la soirée au fleuve du Sacramento, qui jusqu’à la ville du même nom est navigable pour des vapeurs de 12 à 1500 tonneaux. Les voyageurs se précipitèrent comme des possédés sur le rivage pour repartir immédiatement sur les stage-coaches ou sur d’autres bateaux à vapeur plus petits. Je suivis leur exemple, et je me dépêchai pour aller prendre ma place dans le stage-coach qui se rendait à Gras-Vale ; mais j’arrivai trop tard. La voiture était partie depuis quatre heures. Je changeai mon plan de voyage, et je pris un vapeur pour aller à Mary’s-Ville (50 milles).

J’occupai le temps qui me restait jusqu’au départ du bateau à visiter la ville, qui est située dans une vallée pleine de sable, au fond de laquelle on aperçoit de vagues contours de montagnes. Sacramento compte 20 000 habitants et présente en petit le même aspect malpropre que San-Francisco. D’après l’opinion des Américains, Sacramento est aussi une des merveilles du monde, puisqu’elle s’est élevée avec autant de rapidité que San-Francisco, et a été brûlée aussi souvent.

À 11 heures je me remis en route. Après avoir fait quelques milles, nous entrâmes dans le Feather, sur lequel se trouve Mary’s-Ville. Les rives du fleuve sont d’une uniformité désespérante ; aussi, après les avoir considérées quelque temps, je me rendis au salon pour faire mes remarques sur la société. Je me trouvai pour la première fois dans une grande société d’Américains indépendants. Comme dans les maisons de jeu de San-Francisco, ce furent les contrastes d’habillement qui me frappèrent d’abord. Les dames étaient en général excessivement parées et auraient pu paraître dans le monde avec leurs habits de voyage. Il en était tout autrement des hommes. Plusieurs étaient à la vérité mis convenablement ; mais la plupart avaient des jaquettes déchirées, des bottes sales passant par-dessus leur pantalon, et, chose que je remarquai même chez les messieurs les mieux vêtus, les mains aussi épaisses et aussi hâlées que les derniers des paysans. On jouait aux cartes, on mâchait du tabac, et des enfants de dix à douze ans faisaient la même chose ; mais on ne crachait pas autant autour de soi que le prétendent plusieurs voyageurs. Une autre habitude qui n’est pas moins sale que de cracher est qu’on se sert bien de mouchoirs, mais après s’être mouché dans ses doigts, ce que je vis faire à des messieurs élégamment mis.

Je dois rendre aux hommes cette justice qu’ils étaient tous également empressés et complaisants avec toutes les personnes de mon sexe, vieilles ou jeunes, richement ou pauvrement vêtues. Les Américains ne ressemblent pas en cela à mes compatriotes, et en général aux Européens, qui ont l’habitude de ne se montrer aimables qu’envers la jeunesse, la beauté et la toilette.

L’on ne resta pas longtemps à table, et l’on ne dit presque pas un mot ; les Américains avalaient les mets tout bouillants et presque sans les mâcher. Ils n’en prenaient pas le temps, quoique personne n’eût rien à faire, mais c’est leur habitude de traiter tout comme une affaire, et de faire tout vite et avec la plus grande précipitation. On ne but que de l’eau. On me dit que les Américains préféraient prendre les liqueurs spiritueuses à différents moments de la journée et en petite quantité. En tout cas, je crois qu’ils sont bien inférieurs aux Anglais pour la boisson, car le café et le thé n’étaient pas non plus très-forts, et l’on n’en but que très-peu.

Le trajet jusqu’à Mary’s-Ville fut très-long ; le fleuve avait peu d’eau à cette époque de l’année, et à chaque instant nous nous engravions dans des bancs de sable. On apercevait çà et là quelques collines, et dans le lointain des chaînes de montagnes.

Je m’arrêtai à six milles de Mary’s-Ville, dans la farm[7] du général Sutter. Il était six heures du soir quand on me débarqua. Je ne connaissais ni route ni sentier ; mais la farm n’était pas bien éloignée. Quand j’arrivai à la haie du jardin, une demi-douzaine de gros chiens se précipitèrent sur moi. Je restai tranquille, sachant bien que les chiens qui aboient ne mordent pas. Tout était déjà plongé dans le plus profond sommeil. Enfin quelqu’un fut éveillé par les cris des chiens, et l’on fit à l’hôte attardé le plus aimable accueil.

Le général Sutter, Suisse de naissance, n’a pas seulement découvert la première mine d’or, comme je l’ai dit plus haut : il s’est distingué comme soldat dans la dernière guerre contre les Mexicains. Il vit dans ses propriétés, qui sont considérables.

Son fils cadet, jeune homme de vingt-deux ans, est déjà colonel dans la milice du pays. Nous autres Européens, nous sommes étonnés de voir en Amérique des jeunes gens occuper des postes aussi élevés. L’Américain dit : « Si les jeunes gens s’entendent à leur affaire, ils valent mieux que les personnes plus âgées, parce qu’ils ont plus d’activité, plus d’ardeur et plus de persévérance. »

On trouve en Amérique des hommes de vingt-six à vingt-huit ans qui ont déjà acquis une assez belle fortune comme marchands, avocats ou capitaines de vaisseau. Il est vrai qu’ils commencent aussi à travailler de très-bonne heure.

Je restai deux jours dans la Rock-Farm. On cultive déjà ici beaucoup de blé et de légumes. Le sol a l’air si infertile dans la belle saison de l’année (on n’y voit que sable et que poussière) qu’on croirait que le peu qui pousse a dû exiger beaucoup de culture. On m’assura le contraire : le sol n’est ni fumé ni arrosé, et les épis de la dernière récolte que l’on me montra étaient gros et remplis de grains. Il faut songer aussi que le sol n’a été cultivé pour la première fois qu’il y a deux ans. Qui sait ce qu’il sera dans cinquante ans ?

Je fis une promenade dans une forêt voisine avec le fils aîné de M. Sutter, qui s’occupe beaucoup de botanique. J’y vis beaucoup de grands chênes dont la Californie possède, dit-on, les espèces les plus nombreuses, ainsi que de jolies plantes grimpantes et beaucoup de vignes sauvages, qui s’entrelaçaient autour des arbres et montaient jusqu’à leur sommet. Les baies en étaient petites et amères. Le sol de la forêt n’offrait pas trace de gazon ni de verdure.

À environ 20 milles de la Rock-Farm s’élève une majestueuse chaîne de montagnes dont la pointe la plus élevée s’appelle Chasta et doit avoir plus de 4 000 mètres de haut. Devant cette chaîne de montagnes se dressent au milieu de la plaine des rochers à pic qu’on pourrait comparer à un rempart gigantesque. Ils forment trois pointes principales, appelées les Trois Buds.

Le 7 octobre, M. Sutter me fit conduire à Mary’s-Ville. Cette petite ville est située au confluent du Feather et du Yuba. Un particulier y a fait construire un pont de bois d’une longueur de 35 mètres environ, dont le passage coûte un demi-dollar par cheval et par tête de bétail.

Mary’s-Ville, construit plus tard que Sacramento, contient déjà 6 000 habitants, et a deux gazettes et un théâtre. Les magasins sont si encombrés qu’ils pourraient suffire aux besoins d’une population dix fois plus grande. On expédie bien aux mines, mais les articles de mode et de luxe ne trouvent leur débit que dans les petites villes.

À peine arrivée à Mary’s-Ville, j’eus le bonheur de rencontrer le baronnet Henri Huntley, Anglais dont j’avais fait la connaissance à San-Francisco. Ce monsieur possède des mines de quartz et d’or à Brown’s-Valley, près de la chaîne de montagnes, à 14 milles de Mary’s-Ville, et il y a fait construire un moulin à vapeur pour piler les pierres. Il eut la complaisance de me mener à son établissement et de me montrer ses mines de quartz et ses lavages d’or près du Yuba, qui en sont éloignés de 6 milles.

M. Huntley ne s’est établi à Brown’s-Valley que depuis trois mois. À cette époque, cet endroit était entièrement sauvage. Maintenant, il y a déjà trois petites maisons de bois, et l’ouvrage principal, le moulin à vapeur, est près d’être achevé. Les ouvriers habitent dans des cabanes tout autour, et cela a l’air très-animé.

Tous les environs sont formés de couches de quartz très-productives. Les procédés employés dans les mines sont les mêmes que dans les autres pays. On établit des puits et des galeries : on tire la pierre, que l’on porte au moulin et que l’on réduit en poudre ; on sépare par le lavage le métal de la poussière de quartz, on le fond avec l’acide sulfurique, et on Je fixe avec du vif-argent. M. Huntley eut la complaisance de me montrer tout le système en petit. Une pierre de quartz de cinq livres donnait de cette manière treize cents de valeur en or. Tout le monde a le droit de creuser ; mais, comme l’établissement d’un moulin coûte une somme assez considérable, les mineurs vendent leurs pierres à M. Huntley.

Le lendemain, on me conduisit au grand lavage d’or du Yuba. On y recueille l’or de deux manières. Les chercheurs d’or creusent des trous dans des endroits où l’eau dépose au bout de quelque temps de la terre et de la boue : dans la belle saison, le fleuve se retire un peu ; on enlève le dépôt, et l’on sépare l’or par le lavage. La seconde méthode, qui est bien plus grandiose, consiste à détourner le fleuve au moyen de digues. On construit à cet effet plusieurs auges de bois de 30 mètres de long, dans lesquelles on amène l’eau. On fouille alors le lit du fleuve, resté complétement à sec, et on lave la terre. Pour ces entreprises on forme une nombreuse association, et l’on partage le bénéfice à la fin de chaque semaine. On procède avec tant de justice et de loyauté, qu’il n’y a jamais de querelle. Chaque association choisit un chef qui fait le partage. Le propriétaire peut laisser tranquillement son trésor dans sa tente sans serrure ni verrou : on ne lui prend jamais rien. L’on n’était pas aussi en sûreté dans les premiers temps. Les chercheurs d’or se voyaient forcés de rétablir l’ordre et de se faire justice eux-mêmes. Ils pendaient les voleurs comme les meurtriers, sans autre forme de procès, et ce moyen était excellent.

Celui qui ne veut pas travailler lui-même trouve des gens qui se louent. Beaucoup préfèrent un gain sûr à un gain incertain. On leur donne de 6 à 8 dollars par jour.

Chaque individu ou chaque compagnie peut choisir une place libre pour y chercher de l’or : seulement, le travail doit être commencé quinze jours après l’entrée en possession du terrain. Une fois ce délai écoulé, où n’a plus de droit sur la place, et tout autre entrepreneur peut s’y établir.

Si quelqu’un peut prétendre, avec quelque apparence de vérité, qu’il y a de l’or dans un endroit, même à la place où est bâtie une maison, le propriétaire est obligé de lui céder le terrain moyennant dédommagement. Les mêmes lois sont suivies au Chili et au Pérou.

On travaillait énormément sur le fleuve, et les rives avaient l’air très-animé. Il y avait cinq mille hommes à peu près sur une étendue de 3 à 5 milles tout au plus. Des villages de tentes s’ajoutaient à des villages de tentes : les chercheurs d’or ne peuvent pas se bâtir de cabanes de bois, parce qu’à peine une place est-elle épuisée, qu’il faut aller en fouiller une autre. On se réunit ordinairement par nations pour le travail et le logement, Allemands, Américains, Chinois, etc.

Parmi les chercheurs d’or, il n’y en a, proportion gardée, qu’un petit nombre qui s’enrichissent. Ils ne peuvent travailler que huit mois de l’année, jusqu’à la saison des pluies. Le travail est très-pénible : on est obligé de rester dans l’eau toute la journée, et, pendant toute la belle saison, il faut renoncer à toute espèce de jouissances et de plaisirs. Les travailleurs vont passer les quatre mois de mauvais temps dans une ville et y vivent comme des matelots qui se retrouvent sur le continent après un long voyage. Des systèmes organisés de séduction les attirent de tous côtés : le tourbillon du plaisir entraîne les malheureux, et, lorsqu’ils se réveillent de leur ivresse, leur argent, si péniblement gagné, est trop souvent dépensé. Pauvres comme le jour où ils sont arrivés de leur patrie, mais fatigués de corps et d’esprit par la vie de dissipation de la ville, il leur faut recommencer leur pénible labeur, et heureux encore celui que son expérience préserve d’une rechute !

Les environs de Brown’s-Valley, comme les rives du Yuba, sont boisés et montagneux. Mais les forêts sont très-clair-semées ; tous les quarante ou soixante pas on trouve un arbre ; la plupart sont des chênes. Il n’y a ni buissons ni lianes : le sol n’est formé que de sable et de cailloux.

Au bout de quelques jours, je quittai cette contrée et je retournai à Mary’s-Ville. La température y est beaucoup plus élevée qu’à San-Francisco et dans ses environs, quoiqu’on ne soit guère plus au sud. J’eus encore une fois le malheur d’être prise de ma fièvre de Sumatra.

À Mary’s-Ville je trouvai un compatriote, un Viennois, M. Rogler. Notre joie réciproque de pouvoir parler de notre chère patrie fut si grande, que l’excellent homme me donna toute une journée et m’accompagna dans tous les endroits où il y avait quelque chose à voir.

Ce qui m’intéressa surtout, ce furent les indigènes, qui sont encore de purs Indiens, et qui se sont préservés de tout mélange avec le sang espagnol. Ces sauvages, comme on les appelle, diminuent d’année en année, et sont évincés par les blancs cruels. Il y a quelques années, plus de soixante familles vivaient encore à Mary’s-Ville : elles sont réduites maintenant à une vingtaine[8].

Je trouvai ces Indiens beaucoup plus laids encore que les Malais. Ils sont petits et trapus. Ils ont le cou très-court et la tête massive. Leur front est déprimé, leur nez aplati, leurs narines larges, leurs yeux petits, étroits et sais intelligence. Leurs cheveux courts et épais, hérissés autour de leur tête, forment comme un bonnet fourré ; bruns de couleur, ils ont souvent sur une même tête diverses nuances claires et foncées. Les sauvages les soignent peu et ne mettent jamais de pommade. Les enfants de quatre à six semaines avaient déjà toute une forêt de cheveux. La couleur de leur peau est d’un brun-jaune sale : les femmes sont très-sujettes à prendre de l’embonpoint. Les hommes et les femmes ont les lobules de l’oreille très-ouverts et y portent de longs bâtons ronds de l’épaisseur d’un doigt, ornés de dessins ou de perles de verre. Ils se parent, en outre, de perles de verre, de boutons, de plumes et de tout ce qu’ils peuvent obtenir des blancs. Les femmes sont un peu tatouées sur le menton. Primitivement, les hommes allaient tout nus, et les femmes ne portaient qu’un tablier d’un pied de long à la ceinture. Depuis que les blancs se sont établis dans le pays, les Indiens ramassent les vêtements, le linge, les bottes et les autres objets qu’ils jettent dans la rue, et s’en couvrent de la manière la plus ridicule.

Pour la civilisation et la manière de vivre, ces hommes sont encore au plus bas degré de l’échelle. Ils ne se livrent ni à l’agriculture ni à l’élève des bestiaux ; ils s’occupent seulement un peu de pêche. Pour leurs habitations, ils creusent dans la terre des trous ronds, de 4m,50 à 6 mètres de diamètre, et de 60 centimètres de profondeur. Ils les recouvrent d’un toit de bois et de terre, en forme de tente. La porte est un petit trou par lequel on ne peut passer qu’en se mettant à quatre pattes : une ouverture encore plus petite est ménagée au haut du toit, pour laisser échapper la fumée. Ils n’ont ni nattes ni vaisselle, et ne savent faire que des paniers. Ils sont passés maîtres dans cet art ; ils tressent leurs paniers assez serrés pour ne pas laisser échapper l’eau, et ils y font même cuire leurs poissons. Ils font de grandes corbeilles pour mettre leur provision de poissons secs, et de plus petites pour s’en couvrir la tête comme de chapeaux.

Il était presque nuit lorsque j’allai visiter cette tribu. Les habitants étaient assis devant leurs cavernes autour de feux allumés, et préparaient et mangeaient leur souper, qui se composait de poissons frits et de pain de glands de chêne, épais, ferme, très-humide, de couleur chocolat et d’un goût un peu amer. Pour préparer ce pain, ils font sécher les glands, les réduisent en poudre et les font cuire sans y mêler autre chose que de l’eau. Outre les poissons et les glands, ils mangent également tout ce qui leur tombe sous la main : lézards, sauterelles, grenouilles, insectes et autres petites bêtes, qui sont pour eux des friandises excellentes.

Je vis chez ce peuple beaucoup de fiévreux, quelques aliénés, et, ce qui me frappa, peu d’enfants. Les Indiens qui demeurent dans le voisinage des blancs meurent encore plus vite que ceux qui se réfugient dans les forêts. Les blancs leur donnent souvent en échange de leurs poissons de l’eau-de-vie, qui est un poison pour eux ; et qui, comme on l’a déjà remarqué, les rend malades et cause même leur mort. Un second fléau est la petite vérole, que les blancs ont apportée et dont les indigènes meurent aussi très-souvent.

Leur manque d’enfants tient principalement à ce qu’ils ne se marient que dans leur propre tribu : ils sont souvent tous unis les uns aux autres par des alliances.

Leurs mœurs sont bonnes, à ce qu’on dit. Aucune Indienne ne fréquente un blanc : elle serait expulsée de sa tribu où tuée. Si un blanc veut entretenir des rapports avec les indigènes, il faut qu’il cherche à gagner le chef par des présents.

Les trois plus anciens du peuple formaient un groupe assez pittoresque. Ils avaient quelques vêtements européens ; de riches parures de plumes sur la tête, et étaient assis tranquilles et immobiles au-dessus d’une de leurs huttes de terre. Ils semblaient, dans leur naïveté, regarder l’activité sans relâche des blancs leurs voisins, non avec étonnement et admiration, mais avec mépris et dédain. Je n’oublierai jamais les regards que ces trois hommes jetèrent sur moi et sur mon compagnon ; lorsque ce dernier leur adressa la parole, ce fut à peine s’ils daignèrent l’honorer d’une réponse.

Ces gens n’ont aucune idée de la valeur de l’or : la plus petite comme la plus grande somme pour eux, c’est cinq dollars. Je voulais acheter un de ces petits ronds qu’ils se passent dans l’oreille, et un des paniers à eau ; ils me demandèrent pour l’un comme pour l’autre de ces objets cinq dollars.

Je visitai aussi le soir, à Mary’s-Ville, les maisons publiques de jeu, de danse, et d’autres amusements. Je ne puis répéter d’elles que ce que j’ai déjà dit de celles de San-Francisco, dont elles sont des copies en petit. Je serais tentée de dire que la Californie a vu plus de vices et plus de crimes, depuis le court espace de temps que les blancs y sont établis, que pendant la suite de siècles où les Indiens l’ont habitée seuls.

Je retournai à San-Francisco par la même route, en passant par Sacramento. Les Américains vantent beaucoup les rives du Sacramento comme merveilleusement belles et riches. Je n’avais pas pu beaucoup en juger en venant, parce que j’avais voyagé de nuit. Je me remis donc en route dans l’attente de ces merveilles. Le jour était clair, le soleil brillant, et tout favorisait l’effet du paysage, mais ce fut en vain que je m’efforçai de découvrir ce magnifique pays qui fait l’admiration de centaines, de milliers de personnes. Les rives étaient bien couvertes d’une grande quantité d’arbres et de buissons ; mais à quelques pas dans l’intérieur toute végétation cessait, et le regard se perdait sur des plaines de sable et de poussière. Les arbres eux-mêmes, qui étaient surtout des chênes, des saules et des frênes, ne pouvaient s’appeler beaux : ils avaient, il est vrai, presque tous des troncs épais, de larges cimes, et des branches qui se courbaient au-dessus de l’eau, en avançant beaucoup ; mais le feuillage était petit, grêle et d’une couleur de vert foncé sale. Il n’y a que les gens qui habitent continuellement dans la contrée sablonneuse, nue et sans arbres, de San-Francisco, qui puissent faire tant de bruit de ces misérables rivages.



  1. Par Américains on n’entend que les habitants des États-Unis. Les autres peuples d’Amérique sont toujours désignés par le nom de leur nation, Mexicains. Brésiliens, etc.
  2. Un dollar vaut 4 schellings anglais, c’est-à-dire 2 florins d’Autriche ou 5 francs en monnaie de France.
  3. Le dollar se divise en 100 cents. Un cent vaut donc 5 centimes de France.
  4. L’exportation de ces objets avait été faite pour une population d’au moins 1 million, tandis qu’en Californie il y a à peine 300 000 âmes.
  5. Il y a des routes aux abords de la ville, qui sont couvertes de planches sur une longueur de plusieurs milles.
  6. Cette justice, appelé justice de Lynch, a été souvent employée par le peuple des États-Unis, surtout dans les commencements.
  7. Farm est le nom de toute espèce de bien de campagne, grand ou petit.
  8. Près de la farm du général Sutter, vivaient, il y a trois ans, comme il me le raconta lui-même, plus de deux cents indigènes, dans un grand wig-wam (village) ; maintenant ils sont réduits à une trentaine.