Mon roman/Partie 1/Livre 2

Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome Ip. 54-96).
◄  Livre I
Livre III  ►
PREMIÈRE PARTIE


LIVRE II.


CHAPITRE I.

« C’est un charmant endroit, pensa Frank, en ouvrant la porte qui conduisait à travers un champ au Casino, dont les blanches colonnes semblaient lui sourire de loin. Je suis néanmoins surpris que mon père, qui en général est si minutieux, laisse tant de trous et d’ornières sur cette route. Monsignor ne reçoit pas de nombreuses visites, à ce qu’il paraît. »

Mais quand Frank pénétra dans le jardin qui précédait immédiatement la maison, il vit que rien n’y avait besoin de réparations. Tout y était tenu avec tant de soin, que Frank regrettait les trous que faisaient dans le sable les sabots de son cheval. Il sauta à terre, attacha l’animal à un arbre, et se dirigea vers la porte vitrée du milieu.

Il tira la sonnette une fois, deux fois, mais personne ne répondit ; car la vieille servante, qui avait l’oreille dure, était au fond de la cour à la recherche de quelques œufs que la poule avait peut-être cachés sournoisement, et dont elle avait besoin pour sa cuisine. Pour Jackeymo, il était occupé à pêcher des épinoches et des vérons, qui devaient, quand ils seraient pris, aider les œufs, quand ils seraient trouvés, à soutenir le corps et l’âme du maître, aussi bien que le corps et l’âme du serviteur. Frank tira une troisième fois la sonnette avec l’impétuosité de son âge.

« Diavolo ! se dit Riccabocca, qui était dans son belvédère, on dit que les jeunes coqs chantent haut quand ils sont sur leur propre fumier ; mais celui-ci doit être un coq de haute volée pour chanter si haut sur le fumier d’un autre. »

Sur quoi, dégringolant de la serre, il apparut tout à coup devant Frank. Il était vêtu d’une robe de chambre de serge noire, assez semblable à celle des magiciens ; un bonnet rouge était posé sur sa tête, et un nuage de fumée s’échappait rapidement de ses lèvres, comme si, avant d’ôter sa pipe de sa bouche, il lançait une bouffée dernière et consolatrice. Frank avait déjà vu le docteur, mais jamais sous un costume si scolastique, et il tressaillit à son apparition.

« Signorino, dit l’Italien en ôtant son bonnet avec sa politesse habituelle, veuillez excuser la négligence de mes gens ; je suis du reste trop heureux de recevoir moi-même vos ordres.

— Docteur Rickeybockey, balbutia Frank, confus de ces paroles pleines de politesse et du salut profond, mais digne qui les avait accompagnées ; je… j’ai une lettre pour vous du château. Maman… c’est-à-dire ma mère et ma tante jemima vous présentent leurs sincères compliments et espèrent que vous voudrez bien venir. »

Le docteur prit le billet en saluant de nouveau et ouvrant la porte vitrée, il invita Frank à entrer.

Le jeune homme, avec le brusque sans façon d’un écolier, allait dire qu’il était très-pressé et qu’il n’en avait pas le temps ; mais les manières nobles de l’Italien lui imposèrent, le peu qu’il avait vu du Casino excitait d’ailleurs sa curiosité ; aussi obéit-il à l’invitation sans mot dire.

Le vestibule, d’une forme octogone, était garni de panneaux, sur chacun desquels l’Italien avait peint des paysages, resplendissants de la chaude lumière du soleil de son pays. Frank n’était pas en état de juger du talent de l’artiste, mais il fut profondément frappé par les sujets des peintures : toutes représentaient des points de vue de quelque lac réel ou imaginaire ; dans tous des eaux d’un bleu d’azur réfléchissaient des ciels d’un bleu d’azur. Ici des degrés conduisaient au lac et un groupe joyeux déjeunait sur le bord ; là, un soleil couchant jetait ses rayons dorés sur une vaste villa ou plutôt sur un palais adossé aux Alpes et bordé de longues arcades de vignes, tandis que dans le bas des gondoles se balançaient sur les vagues. Bref, dans chacun des huit panneaux le sujet différent sous le rapport des détails, conservait le même caractère général, comme si on eût voulu représenter quelque lieu favori. L’Italien ne parut point avoir le moindre désir de faire les honneurs de son talent, mais précédant Frank en passant dans le vestibule, il ouvrit la porte de son cabinet de travail et le pria d’y entrer. Frank entra presque malgré lui et s’assit, de l’air le plus embarrassé du monde, sur le bord d’une chaise. Mais là de nouvelles preuves du talent du docteur attirèrent bientôt son attention. La chambre avait été dans le principe tendue de papier, mais Riccabocca avait attaché des toiles sur les murs, et y avait peint divers sujets satiriques. Chacun d’eux était séparé de son voisin par des arabesques fantastiques de papier découpé. Ici se voyait un amour, traînant une brouette pleine de cœurs, qu’il semblait vouloir vendre à un vieux bonhomme fort laid portant un sac d’écus dans sa main (c’était sans doute Plutus). Ici c’était Diogène se promenant sur un marché, sa lanterne à la main, à la recherche d’un honnête homme, tandis que les enfants se moquaient de lui et que les chiens lui mordaient les talons. Dans un autre endroit se voyait un lion à demi revêtu de la peau d’un renard et un loup à figure de mouton causant amicalement avec un jeune agneau. Ici c’étaient des oies allongeant leurs cous du haut du Capitole et caquetant de toutes leurs forces, tandis que dans le lointain les terribles ennemis fuyaient à toute vitesse ; dans chacun de ces petits compartiments, on découvrait quelque amer sarcasme sous une allégorie. Au-dessus de la cheminée seulement se trouvait un sujet plus grave et plus touchant : c’était la figure d’un homme sous les vêtements d’un pèlerin enchaînée à la terre par des fils fort petits, mais innombrables : son image, son ombre semblait suivre en se hâtant une avenue sans fin, et au-dessous étaient écrits ces lignes touchantes d’Horace :

Patriæ quis exul
Se quoque fugit ?


L’ameublement de la pièce était extrêmement simple et même pauvre, mais tout y était arrangé de manière à donner à l’ensemble un air de bon goût et d’élégance. Quelques bustes, quelques statuettes, bien qu’achetées à des marchands ambulants, produisaient leur effet classique, on les voyait sortir du milieu de fleurs qui les entouraient ou bien s’appuyer sur de petits treillages d’osier, auxquels se trouvaient attachées des auges en bois pleines de terre, destinées à recevoir des plantes parasites dont les fleurs, aux vives couleurs, contrastaient avec les feuilles épaisses du lierre et donnaient à toute la pièce l’apparence d’un bosquet.

« Oserais-je vous demander la permission ? dit l’Italien… en mettant un doigt sur le cachet de la lettre.

— Oh ! sans doute, » dit Frank avec naïveté.

Riccabocca rompit le cachet, et un léger sourire glissa sur ses lèvres ; puis il détourna un peu la tête, se couvrit le visage de ses mains et parut réfléchir.

« Mistress Hazeldean, dit-il enfin, me fait beaucoup d’honneur ; je n’avais pas reconnu son écriture, sans quoi j’eusse été plus impatient d’ouvrir la lettre. »

Ses yeux noirs regardaient par-dessus les lunettes et dardaient en plein sur le cœur naïf de l’inexpérimenté jeune homme. Le docteur leva le billet et montra l’écriture du doigt.

« C’est l’écriture de ma cousine Jemima, » dit Frank aussi naturellement que si une question lui eût été adressée.

L’Italien sourit : « M. Hazeldean a donc du monde chez lui ? »

— Non, c’est-à-dire, il y a seulement Barney… le capitaine. Il y a rarement beaucoup de monde avant la chasse, ajouta Frank avec un léger soupir ; et alors comme vous le savez, les vacances sont terminées. Pour ma part, je pense que nous devrions entrer en vacances un mois plus tard. »

Le docteur parut rassuré par la première assertion de Frank, et s’asseyant devant sa table, il écrivit sa réponse, non pas promptement, comme nous faisons, nous autres Anglais, mais avec soin et précision, comme un homme accoutumé à peser ses mots, et de cette grande et roide écriture italienne qui donne à celui qui écrit tout le temps de réfléchir. Il ne répondit donc pas d’abord à la remarque de Frank relativement aux vacances, mais il garda le silence jusqu’à ce qu’il eût terminé sa lettre ; puis, il la relut trois fois, la cacheta, après avoir allumé lentement une bougie, et la remettant alors à Frank, il dit :

« Je regrette pour vous, jeune homme, que les vacances commencent si tôt ; mais je m’en réjouis, pour moi, puisque cela me permet d’accepter la charmante invitation que vous avez rendue doublement agréable en rapportant vous-même.

— Au diable soit l’homme avec ses beaux discours ! On ne sait de quel côté regarder, » pensa l’Anglais Frank.

L’Italien sourit de nouveau, comme si cette fois il avait lu dans le cœur du jeune homme sans le secours de ses yeux noirs et perçants, et dit d’un ton moins cérémonieux qu’auparavant :

— Vous n’aimez pas beaucoup les compliments, jeune homme ?

— Franchement, non, répondit Frank.

— Tant mieux pour vous, puisque votre chemin dans le monde est tout fait, ce serait tant pis, si vous aviez à le faire. »

Frank parut embarrassé ; la pensée était trop profonde pour lui, il se retourna vers les tableaux.

« Ces peintures sont vraiment drôles, dit-il. Elles me semblent admirablement faites. De qui sont-elles ?

— Signorino Hazeldean, vous me donnez ce que vous avez refusé pour vous-même.

— Eh ? dit Frank, d’un ton interrogateur.

— Des compliments.

— Oh ! moi, non ! mais vraiment, ces peintures sont jolies. N’est-ce point votre avis, monsieur ?

— Elles ne sont point remarquables. Vous parlez à l’artiste.

— Quoi ! c’est vous qui les avez faites.

— Oui.

— Et les peintures du vestibule ?

— Aussi.

— C’est pris d’après nature, n’est-ce pas ?

— La nature, dit l’Italien, d’un ton sentencieux et d’une manière peut-être évasive, ne se laisse rien prendre.

— Oh ! dit Frank embarrassé de nouveau. Maintenant, monsieur, il faut que je vous dise adieu ! je suis enchanté que vous acceptiez.

— Sans compliments ?

— Sans compliments.

A rivedersi. Adieu pour aujourd’hui, signorino. Par ici, dit-il. en voyant que Frank se trompait de porte.

« Puis-je vous offrir un verre de vin ? Il est pur et de notre façon.

— Non, je vous remercie bien, monsieur, s’écria Frank, se rappelant la recommandation de son père. Adieu, monsieur, ne vous dérangez pas ; je connais mon chemin maintenant. »

Mais l’Italien, toujours poli, suivit le jeune homme jusqu’à la barrière où celui-ci avait laissé son poney. Frank craignant qu’un hôte si courtois ne vînt lui tenir l’étrier, saisit vivement la bride et s’élança à cheval sans même demander à l’Italien s’il pourrait le mettre dans le chemin de Rood-Hall, dont il ignorait complètement la route ; l’Italien suivit de l’œil le jeune homme, tandis qu’il montait l’avenue et soupira profondément.

« Plus nous devenons sages, se dit-il, plus nous regrettons l’âge de nos folies. Il vaut mieux galoper avec un cœur léger en gravissant l’âpre colline que de rester assis à s’écrier en face des âpres maximes de Machiavel : que c’est vrai ! » En disant ces mots, il rentra au belvédère, mais il ne put reprendre ses études. Il resta quelques minutes à contempler le paysage jusqu’à ce que cette vue le fît songer aux champs que Jackeymo voulait louer et que les champs lui rappelassent Lenny Fairfield. Il rentra à la maison et reparut quelques moments après, avec son manteau et son parapluie ; puis rallumant sa pipe, il se dirigea vers le village d’Hazeldean.

Cependant Frank, après avoir galopé à une certaine distance, s’arrêta devant un cottage et apprit là qu’un chemin de traverse conduisant à Rood-Hall pouvait abréger sa route de près de trois milles. Frank, cependant, ne trouva pas ce chemin et suivit la grande route. Un garde-barrière, après avoir reçu son droit de péage, le remit dans le chemin de traverse, et il arriva enfin dans de verts sentiers où un écriteau effacé lui indiqua le chemin de Rood-Hall. La soirée était très-avancée, et il avait fait plus de quinze milles dans le désir d’en réduire dix à sept, il se trouva tout à coup au milieu d’un terrain agreste et sauvage qui paraissait être à moitié privé, à moitié public, avec de mauvaises petites cabanes en ruines, nichées dans des enfoncements ; des enfants déguenillés et désœuvrés faisaient des pâtés de terre glaise sur la route ; des femmes malpropres, assises au seuil des maisons, tressaient de la paille : sur l’un des côtés de la route se dressait dans une fière simplicité une vaste église presque en ruines dont l’abandon semblait dire que la génération qui l’avait vu bâtir était plus religieuse que celle qui la fréquentait alors.

« Est-ce là le village de Rood ? » demanda Frank à un vigoureux jeune homme qui cassait des pierres sur le chemin ; ce qui malheureusement prouvait qu’on n’avait pu lui trouver de meilleure occupation.

L’homme fit d’un air maussade un signe affirmatif et continua son travail.

« Et où est le château de… de M. Leslie ? »

L’homme le regarda d’un air hébété et surpris, et cette fois, porta la main à son chapeau.

« C’est y là q’vous allez ?

— Oui, si je pouvais le découvrir.

— Je vas l’indiquer à Vot’Seigneurie, » répondit le paysan.

Frank ralentit le pas de son poney, et l’homme marcha à côté de lui.

Frank tenait beaucoup de son père, et malgré la différence d’âge et malgré cette délicatesse de manières qui semble caractériser les générations nouvelles, à mesure que la civilisation fait des progrès. Notre élégant écolier d’Eton était familier avec les paysans et avait pour les choses de la campagne la vivacité de coup d’œil de l’homme élevé aux champs.

« Vous ne me paraissez guère heureux dans ce village, mon garçon ? lui dit Frank, de l’air d’un homme qui demande ce qu’il sait.

— Nenni : il y a bien de la misère ici en hiver ; en été tout de même et la paroisse ne peut pas faire beaucoup pour un homme qui n’a ni femme ni enfants.

— Mais les fermiers doivent avoir besoin de bras ici tout comme ailleurs ?

— C’est vrai ; mais y n’y a pas beaucoup de quoi travailler pour les fermiers ici : presque toutes les terres sont en friche.

— Les pauvres ont un droit de pacage, je suppose ? dit Frank, en examinant avec soin des troupeaux errants de volailles et de quadrupèdes.

— Oui, le voisin Timmins mène ses oies sur le terrain de la commune, un autre y a une vache ; vous voyez là les cochons du voisin Jowla. Je ne sais pas si c’est un droit tout d’même ; en tout cas, les gens du château font tout ce qu’ils peuvent pour nous aider, quoique ce ne soit pas beaucoup ; ils ne sont guère riches eux-mêmes, mais, ajouta le paysan avec fierté, il n’y a pas dans tout le comté de sang qui vaille celui-là.

— Je suis heureux de voir que malgré tout, vous les aimez.

— Oui, je les aime assez ; sans doute que vous êtes à l’école avec le jeune monsieur de la maison ?

— Oui, dit Frank.

— Ah ! j’ai bien souvent entendu dire à monsieur le curé que M. Randal fils, était un bon sujet et qu’il deviendrait riche. Ce qui y a de sûr, c’est que j’en serai bien aise ; car avec un squire pauvre, la paroisse est misérable.

« Voici le château, monsieur. »


CHAPITRE II.

Frank regarda devant lui et aperçut une maison carrée, remontant évidemment, malgré ses fenêtres à la moderne, à une date assez ancienne ; recouverte d’un toit qui s’élevait en cône, elle était surmontée de hautes et bizarres cheminées en terre rouge, dans le genre de celles de Sulton, dans le comté de Surrey, et ces cheminées dominaient les misérables tuyaux isolés qu’a consacrés la mode actuelle. Sous un porche à la Tudor, entouré d’ornements gothiques en ruines, se voyait une porte qui devait dater du règne somptueux de Georges III. La couleur noirâtre, l’air de vétusté des petites briques finement travaillées qui avaient servi à la construction de la maison, tout indiquait l’habitation de générations antérieures appropriée avec une ignorance profane aux habitudes de descendants, ignorants de l’art de Pugin ou indifférents à la poésie du passé. La maison était soudain apparue aux yeux de Frank du milieu de cette triste lande ; car elle était placée dans un creux et masquée par un bouquet de sapins chétifs et rabougris, et ce n’était qu’au moment où la route faisait brusquement un coude que l’œil découvrait cette demeure triste et désolée. Frank mit pied à terre et chargea l’homme qui l’avait accompagné de tenir son cheval ; puis après avoir soigneusement arrangé sa cravate, le jeune écolier d’Eton s’avança légèrement vers la porte et étonna la solitude du lieu par un violent coup de marteau. À ce bruit, un sansonnet tout surpris, qui avait bâti son nid sous le pignon, sortit tout à coup de sa demeure, et l’on vit s’envoler une nuée de pierrots, de mésanges et de bruants qui festoyaient dans le fumier d’une basse-cour placée à droite de la maison dont elle n’était séparée que par une palissade en mauvais état. Enfin, une truie suivie de sa florissante progéniture se montra à la porte de la palissade, et appuyant son groin sur la dernière barre, se mit à contempler le visiteur avec une curiosité mêlée de défiance.

Pendant que Frank est encore à la porte, frappant avec impatience son pantalon blanc du bout de sa cravache, nous jetterons un coup d’œil sur les divers membres de la famille qui se trouve à l’intérieur. M. Leslie, le pater familias, est dans une petite chambre appelée son cabinet de travail, dans laquelle il se retire régulièrement tous les matins après le déjeuner pour ne reparaître qu’au moment du dîner, c’est-à-dire vers une heure. À quelles occupations mystérieuses M. Leslie passe-t-il ces deux heures ? C’est ce que personne n’a jamais pu deviner. En ce moment, il est assis devant un petit bureau bancal dont un pied plus court que les autres est soutenu par une quantité de vieilles lettres et de vieux journaux. Le bureau est ouvert et laisse voir un grand nombre de tiroirs et de compartiments remplis de toutes sortes d’objets, collection d’un grand nombre d’années. Dans quelques-uns de ces compartiments sont des liasses de lettres jaunies par le temps et attachées avec des rubans passés ; dans un autre se trouve toute seule une pierre que M. Leslie a ramassée dans ses promenades et qu’il considère comme un minéral rare. Elle est proprement étiquetée : « Trouvée dans Hollow-Lane, 21 mai 1804, par Maunder Slugge Leslie, Esq. » Le compartiment voisin contient différents morceaux de fer sous la forme de clous, des fragments de fer de cheval, etc., que M. Leslie a aussi rencontrés dans ses excursions, et que suivant une innocente superstition, il a ramassés et soigneusement gardés pour que la chose ne lui portât pas malheur. Item, dans le petit tiroir voisin, une belle collection de cailloux remplis de trous et conservés pour la même raison. En compagnie d’un six pence tordu, item quelques coquilles proprement arrangées en mosaïques variées, des dents de nègre (je veux parler du coquillage de ce nom) et d’autres échantillons de conchyliologie dont une partie lui venait d’une vieille tante, et dont il avait ramassé lui-même l’autre partie pendant une excursion qu’il avait faite dans sa jeunesse au bord de la mer. Puis c’étaient des notes de fermier, plusieurs liasses de mémoires, un vieil étrier, trois paires de boucles de jarretières et de souliers qui avaient appartenu au père de M. Leslie, quelques cachets liés ensemble par un cordon de souliers, un étui à cure-dents en peau de chagrin, une coupe en écaille, les premiers cahiers de son fils aîné, dito de son second fils, dito de sa fille, et une mèche de cheveux de sa femme formée en nœud d’amour encadré sous verre. On y voyait aussi une petite souricière, un tire-bouchon breveté, trop précieux pour qu’on s’en servît habituellement ; les morceaux d’une cuiller à thé, qui par suite d’une décadence naturelle était arrivée à la disjonction de ses parties ; une petite bourse de toile écrue contenant des half-pence de dates différentes depuis la reine Anne, accompagnés de sous français et d’un silber-gros allemand, mélange que M. Leslie appelait emphatiquement ses médailles. On y voyait encore un grand nombre d’autres curiosités du même genre et de la même valeur quæ nunc describere longum est. M. Leslie était occupé en ce moment à ranger son cabinet, soin dont il s’occupait avec une exactitude exemplaire une fois chaque semaine : c’était son jour de rangements ; il venait de compter ses médailles et rattachait lentement le sac qui les contenait, quand le coup de marteau donné par Frank vint frapper ses oreilles.

M. Maunder Slugge Leslie s’arrêta, puis secoua la tête avec un mouvement d’incrédulité et se préparait à reprendre ses occupations quand il fut pris d’une envie de bâiller qui l’empêcha pendant deux grandes minutes de lier le sac de toile.

Quittons ces graves occupations du cabinet de travail pour examiner les occupations récréatives du salon ou plutôt de la salle. Il y avait bien un salon au premier étage dont la vue agréable s’étendait non pas sur les sombres sapins, mais sur les têtes ondoyantes des arbres de la forêt ; mais on ne s’était point servi de ce salon depuis la mort de la dernière Mme Leslie. Il avait paru trop beau pour être habité, si ce n’est lorsqu’il y avait du monde ; or, comme il n’y avait jamais de monde, on n’y entrait jamais. À cette époque, le papier moisi y tombait en lambeaux, et les rats, les souris et les vers, ces edaces rerum, avaient rongé le crin et l’étoffe des fauteuils plus une grande partie du parquet. La salle à manger était donc le seul lieu de réunion générale, et comme on y déjeunait, qu’on y dînait, qu’on y soupait, et que M. Leslie y fumait avec accompagnement de grog, on ne peut nier que cette pièce n’eût ce que l’on appelle « une odeur, » une odeur témoignant qu’il y avait eu du monde, des mets et un mélange varié d’habitants. Il y avait deux croisées, l’une donnait sur les sapins, l’autre sur la basse-cour, et la vue de ce côté se trouvait bornée par le têt à porcs. Près de la fenêtre donnant sur les sapins était assise mistress Leslie ; devant elle, sur un tabouret élevé se trouvait une corbeille remplie de vêtements à raccommoder. Une table à ouvrage en bois de rose incrusté de cuivre, qui avait été un présent de noces et avait dû coûter fort cher, était placée près d’elle. Le cuivre sortait en plusieurs endroits et faisait de temps à autre de grands accrocs aux doigts des enfants et aux robes de Mme Leslie. De fait, c’était le meuble le plus agité de la maison, grâce à ce cuivre pétulant, et il n’aurait pu jouer plus de mauvais tours quand c’eût été un singe. Sur la table à ouvrage se trouvaient une ménagère et un dé, des ciseaux et des écheveaux de laine et de fil, et de petits morceaux de toile et de drap pour mettre des pièces ; mais Mme Leslie n’était pas encore à l’ouvrage ; elle allait se mettre à travailler ; il y avait une heure et demie qu’elle s’y préparait ; sur ses genoux était un roman composé par une dame qui a beaucoup écrit pour la génération précédente, sous le nom de mistress Bridget Blac-Mantle. Mistress Leslie tenait dans sa main gauche une petite aiguille et dans sa main droite un très-gros bout de fil. De temps en temps elle mettait le fil entre ses lèvres et les yeux fixés sur le roman, elle faisait en aveugle et d’une main incertaine une tentative infructueuse pour le faire entrer dans le trou de l’aiguille ; il eût été tout aussi facile d’y faire entrer un chameau. Quant au roman, il ne paraissait pas captiver entièrement l’attention de mistress Leslie ; car de temps à autre elle s’interrompait pour gronder les enfants, pour demander quelle heure il était, pour faire observer que Sara ne ferait jamais l’affaire, et pour s’étonner que M. Leslie ne fît pas raccommoder la table. Mistress Leslie avait été une assez jolie femme. Malgré des vêtements sales et étriqués, elle avait encore l’air d’une grande dame ; peut-être trop même, si l’on songe aux devoirs pénibles de sa position. Elle était fière de l’ancienneté de sa famille des deux côtés : sa mère sortait de la vénérable souche des Daudle, de Daudle-Place, famille qui existait avant la conquête. Tandis que la mère était certainement de race saxonne, le père avait non-seulement un nom normand, mais il avait encore le caractère propre aux Normands et eût pu servir à confirmer l’erreur du brillant auteur de Sibyl, ou les Deux-Nations, quant à la distinction qui continue d’exister entre la race conquérante et la race conquise. Le père de mistress Leslie se faisait gloire de porter le nom de Montfydget ; il était sans doute par les liens allié à ces grands barons de Montfichet qui possédaient autrefois de si vastes provinces et de si terribles châteaux forts.

Aux pieds de mistress Leslie, une petite fille, les cheveux pendants (et par parenthèse de fort beaux cheveux), jouait avec une poupée qui n’avait plus de nez. Dans le coin le plus éloigné de la chambre, et devant un pupitre, était assis le camarade d’école de Frank à Eton, le fils aîné de la maison. Une minute ou deux avant que le carillon de Frank ne fût venu troubler le calme de l’habitation, il avait levé les yeux de dessus son livre pour regarder un exemplaire en lambeaux du Testament grec où son frère Olivier avait rencontré une difficulté dont il était venu lui demander la solution. Le premier sentiment que vous eût fait éprouver la physionomie du jeune écolier d’Eton, alors en pleine lumière, eût été une tristesse mêlée de respect et d’intérêt ; car son visage avait déjà perdu l’enjouement du jeune âge : son front avait des rides ; autour des yeux et dans les contours de la bouche se révélait la fatigue ; il avait le teint blême, les lèvres pâles. Les années, consumées dans de laborieuses études, avaient déjà jeté dans cette frêle organisation des germes de plus d’une maladie, de plus d’un souci ; mais si vos yeux s’étaient arrêtés plus longtemps sur ce visage, votre pitié se serait insensiblement évanouie pour faire place à quelque sentiment pénible et sinistre, un sentiment voisin de la crainte. Il y avait dans son expression générale une énergie si froide et si calme qu’elle démentait la débilité du corps. On ne pouvait douter qu’on ne fût en présence d’un esprit cultivé et l’on sentait dans cet esprit je ne sais quoi de formidable. Cette physionomie formait un contraste frappant avec la ronde et florissante figure d’Olivier dont les yeux bleus demeuraient fixés sur les yeux pénétrants de son frère, comme s’il eût fait tous ses efforts pour leur dérober cette science qui les faisait briller de l’éclat vif et froid d’une étoile.

En entendant le coup frappé par Frank, les yeux d’Olivier s’animèrent et il s’élança de la place qu’il occupait auprès de son frère. La petite fille rejeta en arrière les tresses qui lui tombaient sur le visage, et regarda fixement sa mère d’un air d’étonnement et d’effroi.

Le jeune étudiant fronça le sourcil, puis reprit son livre d’un air de fatigue.

« Mon Dieu, s’écria mistress Leslie, qui ce peut-il être ? Olivier, retire-toi de la fenêtre tout de suite ; on va te voir. Juliette, cours sonner la cloche : ou plutôt non. Cours à l’escalier de la cuisine et appelle Jenny. « Il n’y a personne, il n’y a personne, quelque soit le visiteur, » répéta mistress Leslie hors d’elle-même, car en ce moment le sang des Montfydget bouillonnait dans ses veines.

Au bout de quelques instants, on entendit distinctement du dehors la voix jeune et forte de Frank.

Randal tressaillit légèrement.

« C’est la voix de Frank Hazeldean, ma mère, dit-il, je désirerais le voir.

— Le voir ! répéta mistress Leslie surprise, le voir ! lorsque la chambre est dans cet état. »

Randal aurait pu répondre que la chambre n’était pas plus en désordre qu’à l’ordinaire, mais il se tut. Une légère rougeur anima et quitta instantanément son pâle visage : il appuya sa tête sur sa main, et serra énergiquement les lèvres.

La porte inhospitalière se referma au dehors avec un bruit sourd, et une servante en savates entra tenant une carte à la main.

« Pour qui est-ce ? donnez-la-moi, Jenny, » cria mistress Leslie.

Mais Jenny secouant la tête, déposa la carte sur le pupitre de Randal et disparut sans mot dire.

« Oh ! regarde donc, Randal, regarde donc, s’écria Olivier en retournant précipitamment vers la fenêtre, le joli poney ! »

Randal leva la tête, il se décida même à aller à la fenêtre, il contempla un moment le poney ardent et son jeune et élégant cavalier. En un instant mille expressions diverses passèrent sur sa physionomie plus rapidement que les nuages ne traversent le ciel dans un jour d’orage : tantôt c’était une expression d’envie et de colère, alors il pinçait les lèvres et son visage devenait sombre ; un moment après, c’était l’espoir et une orgueilleuse satisfaction de lui-même qui rassérénaient son front et ramenaient un hautain sourire sur ses lèvres ; enfin, il reprit sa physionomie froide, énergique et taciturne, puis revenant à ses livres, il s’assit avec résolution et dit d’une voix assez haute : « Patience : savoir, c’est pouvoir. »


CHAPITRE III.

Le matin qui suivit la visite de Frank Hazeldean à Rood-Hall, le très-honorable Audley Egerton, membre du parlement, conseiller privé, sous-secrétaire d’État, chargé d’un important département, était assis dans sa bibliothèque, attendant l’heure de la poste, avant de se rendre au ministère. Pendant ce temps il buvait son thé à petites gorgées et jetait sur les journaux ce rapide et dédaigneux coup d’œil que nos hommes politiques accordent à grand’peine aux critiques et aux éloges du quatrième pouvoir.

Il y a fort peu de ressemblance entre M. Egerton et son beau-frère, sinon que tous deux sont d’une haute stature, que tous deux ont cette charpente forte et musculeuse particulière aux Anglais. Mais sous ce rapport même ils ne se ressemblent pas ; car les formes athlétiques du squire commencent à prendre ce bel embonpoint qui semble le développement naturel des hommes heureux voisins de la cinquantaine. Audley, au contraire, est disposé à la maigreur, et quoique ses muscles aient la solidité du fer, il est assez élancé pour satisfaire l’idée que l’on se fait à la ville d’un homme élégant Ses vêtements, son regard, tout l’ensemble de sa personne annonce le Londonien. Au premier abord on trouve même chez lui plus de recherche qu’il n’est habituel aux membres actifs de la Chambre des communes. Mais Audley Egerton n’est pas seulement un membre actif de la Chambre des communes, il a toujours été un personnage marquant dans la meilleure compagnie, et le secret de son succès, c’est la réputation qu’il a d’être avant tout un gentleman.

Penchée en ce moment sur les journaux, sa tête a un caractère particulier de noblesse et de distinction ; son profil est beau, et de ce genre de beauté qui impose aux hommes en même temps qu’il plaît aux femmes, et qui, à l’opposé de celui des jolis hommes, est d’un avantage positif dans la vie publique. C’est un profil aux traits accentués, mâles et un peu sévères. Son visage n’est pas ouvert comme celui du squire, mais il ne reflète pas non plus la froide discrétion du jeune Leslie ; sa physionomie est empreinte de cette réserve, de cette dignité de cet empire sur soi qui est particulier aux hommes habitués à réfléchir avant de parler. Quand on le regarde, on n’est point étonné qu’il ne soit pas un orateur au style fleuri, aux arguments ingénieux : c’est un orateur solide, sans être ce qu’on appelle spirituel ; il a ce genre d’esprit qui convient à l’ironie grave et sérieuse. Son imagination n’a rien de remarquable et ses raisonnements ne sont pas des plus subtils ; mais s’il n’éblouit pas, du moins il n’ennuie jamais, il est trop homme du monde pour cela. Il a la réputation de posséder un bon sens solide et un jugement fin. Et maintenant qu’il met de côté le journal, et que ses traits sévères se détendent, vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’il a été fort aimé des femmes et qu’il exerce encore une grande séduction dans les salons et les boudoirs. Personne, du moins, ne fut étonné, lorsque Clémentine Leslie, riche héritière, parente et pupille de lord Lansmere, qui avait refusé trois comtes et l’héritier présomptif d’un duché, donna la préférence à Audley Egerton. Ç’avait été le plus cher désir de lord et de lady Lansmere de voir cette jeune fille épouser leur fils, lord L’Estrange. Mais on ne put jamais décider ce jeune gentleman, qui avait sur le mariage des idées tout à fait en rapport avec son caractère excentrique, à se mettre sur les rangs, et, s’il en faut croire les on dit de la ville, il aida tout le premier à négocier le mariage de Clémentine avec son ami Audley ; car ce mariage, malgré l’inclination de la jeune héritière eut besoin d’être négocié. M. Egerton avait des scrupules de délicatesse : il avoua d’abord que sa fortune était beaucoup moins grande qu’on ne le croyait généralement, ajoutant qu’il ne pouvait supporter l’idée de devoir tout à une femme, quelles que fussent d’ailleurs l’estime et l’admiration qu’il eût pour elle. Puis lord L’Estrange (peu de temps après les élections qui avaient donné à Audley Egerton son premier siège au parlement) avait tout à coup quitté le bataillon des gardes dont il faisait partie, et qui restait caserné, pour un régiment de cavalerie en service actif sur la Péninsule. Néanmoins, même au loin et parmi toutes les distractions de la guerre, l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui pouvait avancer la carrière d’Egerton n’avait jamais faibli, et par sa correspondance avec son père et sa cousine Clémentine, il avança les négociations du mariage de celle-ci et de son ami. Aussi avant la fin de l’année qui devait ramener Audley à Lansmere, le jeune sénateur obtint la main de la riche héritière, et il fut stipulé que dans le cas où l’un des deux viendrait à mourir sans enfant, la fortune passerait tout entière au survivant. Miss Leslie, malgré toutes les observations que lui avait faites son notaire, avait décidé cette clause avec l’avocat intime de M. Egerton, un certain M. Lévy, dont nous reparlerons plus tard. Egerton ne devait en être instruit qu’après le mariage. En témoignant à M. Egerton une si généreuse confiance, miss Leslie ne faisait aucun tort réel à ses parents, car elle n’en avait pas qui fussent assez proches pour se croire des droits à sa succession. Son héritier naturel était Harley L’Estrange, et si celui-ci était satisfait, personne n’avait le droit de se plaindre. Les liens de parenté qui l’unissaient aux Leslie de Rood-Hall étaient fort éloignés, comme nous l’allons voir.

Ce ne fut qu’après son mariage que M. Egerton prit une part active aux affaires de la Chambre des communes. Il se trouvait alors dans la position la plus avantageuse pour un ambitieux. Tout ce qu’il disait sur l’état du pays prenait de l’importance à cause de la position qu’il y occupait. Ses talents trouvaient des auxiliaires dans l’opulence et la dignité d’un établissement princier, la considération attachée à un homme aussi bien posé, la réputation d’une fortune en effet considérable, mais que la renommée grossissait encore. Audley Egerton réussit au parlement au delà de tout ce que l’on avait pu espérer. Il obtint tout d’abord dans la chambre cette réputation qu’il faut tant de tact pour acquérir, mais qui, une fois établie, impose surtout par la rareté de son indépendance : c’est-à-dire la réputation d’un homme modéré, qui appartient assez à un parti pour y trouver un appui, mais qui cependant a conservé assez de liberté pour faire de son vote ou de son discours, sur certaines questions, un sujet de doute et d’inquiétude.

Quoique tory (le mot conservateur qui lui aurait mieux convenu, n’était pas encore inventé), il se séparait du parti des propriétaires fonciers et témoignait toujours un profond respect pour les opinions des grandes villes. On disait d’Audley Egerton qu’il avait des vues éclairées. N’étant pas trop en avance sur les passions du temps, ni trop en arrière sur son mouvement, il avait cette fine pénétration que la connaissance parfaite du monde donne parfois aux hommes politiques ; il appréciait le pour et le contre d’une question, et touchait droit au but, malgré vents et marée. Il était un baromètre si sûr des variations de l’opinion publique, qu’il aurait pu écrire dans le Times. Il se mit bientôt et à dessein, en opposition directe avec ses constituants de Lansmere et ne reparut jamais dans ce village ; peut-être lui rappelait-il des souvenirs peu agréables, sous la forme des épîtres grondeuses du squire, et de ses propres effigies, que les électeurs campagnards avaient brûlées sur la place du marché au blé. Mais les discours qui avaient tant indigné Lansmere avaient ravi l’une de nos plus grandes villes de commerce, qui, aux élections suivantes, le proclama son représentant. À cette époque, avant le bill de la réforme, les grandes villes commerçantes se choisissaient généralement des députés marquants, et c’était un poste fort envié que d’être l’orateur des princes-marchands d’Angleterre.

Mistress Egerton ne vécut que peu d’années après son mariage. Elle ne laissa pas d’enfant ; elle en avait eu deux, qui étaient morts presque aussitôt leur naissance. Sa fortune passa donc tout entière et sans opposition aux mains de son mari.

Quelle que fût la douleur d’Egerton, il dédaigna de la montrer. Il avait appris de bonne heure à cacher ses émotions. Pendant quelques mois il alla s’enterrer à la campagne, personne ne sut dans quel lieu. Quand il revint, des rides plus profondes sillonnaient son front ; mais on ne remarqua aucun changement ni dans ses habitudes, ni dans ses occupations, sinon que peu de temps après il accepta un portefeuille et fut alors plus occupé que jamais.

M. Egerton avait toujours été généreux, prodigue même. Un homme riche, dans la vie publique, reçoit fréquemment des demandes d’argent : personne n’accédait à ces demandes d’une manière plus princière qu’Audley Egerton. Mais parmi ses nombreuses actions libérales, la plus digne d’éloges était la conduite généreuse qu’il tenait à l’égard du fils d’un parent pauvre et éloigné de sa femme, M. Leslie de Rood-Hall.

Quelques générations auparavant avait vécu un certain squire Leslie, homme qui possédait de nombreux arpents de terre et un esprit actif. Il avait eu sujet de se plaindre de son fils aîné, et, sans le déshériter entièrement, avait laissé la moitié de son bien à son second fils.

Celui-ci avait de l’esprit et de l’activité, ce qui justifiait la décision du père. Il accrut sa fortune et s’attira l’estime et la considération de ses concitoyens par des services publics et par la noble alliance qu’il contracta. Ses descendants suivirent son exemple, et prirent rang parmi les membres les plus importants des communes, jusqu’au dernier mâle, qui, en mourant, laissa pour unique héritière de ses biens, sa fille Clémentine, qui épousa M. Egerton.

Cependant le fils aîné du squire ci-dessus mentionné avait mangé et bu sa part de la fortune des Leslie, et avili le nom qu’il portait par ses rapports familiers avec les basses classes de la société.

Ses successeurs l’imitèrent, si bien qu’il ne resta au père de Randal, M. Maunder Slugge Leslie, qu’une maison en ruines, qui était ce que les Allemands appellent le Stamen-Schloss ou la maison souche de la race, avec les terres incultes qui l’entouraient.

Cependant, quoique tout rapport entre les deux branches de la famille eût cessé, le cadet des Leslie avait toujours conservé du respect pour son aîné, le chef de sa maison ; et l’on supposa que mistress Egerton, avait en mourant recommandé à son mari le pauvre parent, représentant de son nom, car Audley à son retour à Londres, après la mort de sa femme, avait envoyé à M. Maunder Slugge Leslie la somme de cinq mille livres sterling que celle-ci, disait-il, l’avait prié de vive voix de donner à ce gentleman. Il lui demanda de plus la permission de se charger de l’éducation de son fils aîné.

M. Maunder Slugge Leslie aurait pu, avec ces cinq mille livres sterling, améliorer beaucoup sa petite propriété, ou bien placer sur le trois pour cent cette somme, dont le revenu aurait grandement ajouté à son bien-être intérieur ; mais un homme d’affaires du voisinage, ayant eu vent de cet héritage, obtint qu’il le lui remît, sous prétexte de le placer avantageusement, et une fois en possession des cinq mille livres, s’enfuit en Amérique.

Randal, placé par M. Egerton dans une excellente école préparatoire, ne donna d’abord aucun signe d’habileté ou de talent. Mais au moment où il allait en sortir, un professeur, jeune ambitieux venu d’Oxford, entra dans l’école. C’était un maître excellent, et son zèle produisit un grand effet sur les élèves en général, et sur Randal Leslie en particulier. Il leur parlait en tête-à-tête des avantages de l’instruction, et peu de temps après il prouva lui-même combien étaient grands ces avantages. Ayant publié une tragédie grecque traduite avec talent, son collège, qu’il avait mécontenté par certaines irrégularités, le rappela dans son sein, en lui offrant une fellowship. Il prit ensuite ses grades, devint professeur à l’université, s’y fit remarquer par un ouvrage sur l’accentuation grecque, obtint de magnifiques émoluments, et on le croyait généralement sur la route de l’épiscopat. Ce jeune homme communiqua à Randal la soif du savoir, et quand le jeune homme entra à Eton, il travailla avec tant d’ardeur et d’obstination, que le bruit en arriva bientôt jusqu’à Audley ; celui-ci, qui éprouvait une vive sympathie pour le talent, et surtout pour ces caractères ambitieux qui n’ont qu’un but, vint à Eton pour le voir. À partir de ce moment, Audley témoigna au brillant élève d’Eton le plus grand intérêt, et Randal venait toujours passer avec lui quelques jours pendant le temps des vacances.

J’ai dit que la conduite d’Egerton à l’égard de ce jeune homme était plus digne d’éloge que la plupart des actions généreuses dont on lui faisait gloire, car le monde n’applaudissait pas à celle-ci. Le bien qu’un homme fait dans le cercle de sa famille ne répand point sur lui l’éclat qui rayonne autour d’un acte généreux fait en public. On ne s’en occupe pas, car l’on pense qu’il s’agit tout simplement d’un devoir. Il était vrai aussi, comme l’avait fait remarquer le squire, que Randal Leslie était un parent moins éloigné des Hazeldean que de mistress Egerton, puisque le grand-père de Randal avait épousé une Hazeldean (alliant la plus illustre que cette branche de la famille eût jamais contractée depuis la grande rupture dont nous avons parlé). Mais Audley Egerton ne parut jamais s’apercevoir de ce fait. Comme il ne descendait pas lui-même des Hazeldean, il se préoccupait peu de leur généalogie, et il prit soin de faire comprendre aux Leslie que sa générosité à leur égard n’était due qu’au respect qu’il avait pour le souvenir de sa femme. Le squire avait pensé que son frère éloigné lui faisait un reproche indirect de l’abandon dans lequel il laissait les pauvres Leslie en étendant sur eux sa générosité. C’est pourquoi il s’était senti doublement affligé quand le nom de Randal Leslie avait été prononcé. Mais le fait est que les Leslie de Rood étaient tombés si bas que le squire avait oublié leur existence jusqu’au moment où Randal devint le protégé de son frère. Il éprouva alors un remords cuisant à la pensée qu’un autre que le chef de la famille avait tendu une main secourable au petit-fils d’une Hazeldean.

Après m’être ainsi étendu, peut-être trop longuement, sur la position d’Audley Egerton, soit dans le monde, soit dans ses rapports avec son protégé, je puis maintenant lui laisser recevoir et lire ses lettres.


CHAPITRE IV.

M. Egerton jeta un coup d’œil sur la pile de lettres placées auprès de lui, brisa le cachet de quelques-unes, les parcourut à peine, et les jeta dans le panier aux paperasses. Les hommes qui occupent un poste public reçoivent tant de lettres bizarres et excentriques, que ce panier n’est chez eux jamais vide : lettres de financiers amateurs, proposant de nouveaux modes d’amortissement pour la dette publique ; lettres d’Amérique (jamais affranchies) demandant des autographes ; lettres de bonnes mères de famille demandant pour leur fils (véritable prodige !) une place au service de Sa Majesté ; lettres de quelques esprits forts censurant la bigoterie ; lettres de bigots censurant les esprits forts, etc., etc.

Après avoir ainsi trié sa correspondance, M. Egerton choisit d’abord les lettres d’affaires, qu’il plaça par ordre dans un des compartiments de son portefeuille, puis celles qui l’intéressaient particulièrement, qu’il plaça soigneusement dans un autre compartiment. Ces dernières n’étaient qu’au nombre de trois : l’une de son intendant, l’autre de Harley L’Estrange, et la troisième de Randal Leslie. Il avait coutume de faire son courrier au ministère, et quelques minutes après il s’y rendit lentement. Plus d’un passant se retournait pour regarder ce grave personnage, dont l’habit, malgré la chaude température de la saison, était boutonné jusqu’au menton. En entrant dans la rue du Parlement, Audley Egerton fut rejoint par un de ses collègues, qui se rendait aussi à son ministère.

Après quelques remarques sur les derniers débats, ce gentilhomme lui dit :

« À propos, pourriez-vous venir dîner chez moi samedi prochain avec Lansmere ? Il vient à Londres, afin de voter pour nous lundi.

— J’avais invité quelques personnes à dîner, mais je les remettrai à un autre jour. Je vois trop rarement lord Lansmere pour perdre l’occasion de me remontrer avec un homme que j’estime autant.

— Rarement !… Il est vrai qu’il vient fort peu à Londres ; mais pourquoi n’allez vous pas le voir chez lui ? Il a un vieux manoir fort agréable, où l’on fait de belles chasses.

— Mon cher Westbourne, sa maison est : nimium vicina cremonæ, trop près d’un lieu où l’on m’a brûlé en effigie.

— Ha ! ha ! oui… il m’en souvient ; c’est ce joli petit village qui vous a, le premier, envoyé au parlement ; mais Lansmere lui-même n’a jamais blâmé vos votes.

— Il s’est fort bien conduit, et m’a dit qu’il n’avait jamais eu l’intention de me regarder comme son instrument ; d’ailleurs, je suis l’ami intime de lord L’Estrange.

— Ce singulier personnage revient-il quelquefois en Angleterre ?

— Il vient habituellement tous les ans passer quelques jours ici pour voir son père et sa mère, puis s’en retourne sur le continent.

— Je ne le vois jamais.

— Il vient toujours pendant le mois de septembre ou d’octobre, époque à laquelle vous n’êtes pas à Londres, et c’est à Londres qu’il voit sa famille.

— Pourquoi ne va-t-il pas à Lansmere ?

— Je pense qu’un homme qui ne vient qu’une fois par an en Angleterre, et pour quelques jours seulement, a beaucoup à faire à Londres.

— Est-il toujours aussi amusant ? »

Egerton secoua la tête.

« Quand on songe que c’eût pu être un homme si distingué, fit lord Westbourne.

— Mais c’est un homme distingué, dit gravement Egerton ; un officier d’élite, remarqué même à Waterloo, et en même temps un homme instruit, du goût le plus délicat, un gentleman accompli, sans pareil !

— Je suis heureux d’entendre un homme en louer un autre avec autant de chaleur, dans un temps où l’amitié est si rare, répondit lord Westbourne. Mais cependant, bien que lord L’Estrange mérite, j’en suis certain, les éloges que vous lui donnez, n’êtes-vous pas d’avis qu’il perd son temps à vivre ainsi au loin ?

— Et à chercher le bonheur, Westbourne ! Êtes-vous bien sûr que ce n’est pas nous qui perdons notre temps ? Mais je ne puis écouter votre réponse. Nous voici arrivés à la parte de ma prison.

— À samedi donc.

— À samedi. Adieu. »

Une heure ou deux plus tard, M. Egerton était occupé des affaires de l’État. Il profita ensuite d’un moment de répit pour faire sa correspondance. Il en eut bientôt fini avec les lettres d’affaires, et, jetant de côté ses réponses, qu’un subordonné devait cacheter, il tira les lettres qu’il avait placées à part, comme traitant d’intérêts personnels.

Il s’occupa d’abord de celle de son intendant ; elle était longue : la réponse ne fut que de trois lignes. Audley Egerton se montrait presque aussi insoucieux de ses intérêts propres que le grand Pitt, et cependant les ennemis d’Audley Egerton disaient de lui que c’était un égoïste.

Sa seconde lettre était adressée à Randal, et, quoique plus longue que la première, elle était bien loin encore d’être prolixe. Voici ce qu’elle contenait :

« Cher monsieur Leslie, j’apprécie la délicatesse que vous avez mise à me consulter avant d’accepter l’invitation de Frank Hazeldean. Puisque l’on vient vous chercher, je ne vois pas pourquoi vous refuseriez ; bien qu’en thèse générale je pense qu’un jeune homme qui a son chemin à faire doit éviter toute intimité avec les jeunes gens de son âge qui n’ont ni le même but ni les mêmes habitudes que lui.

« Aussitôt que vous aurez fait cette visite, je désire que vous reveniez à Londres. D’après le rapport que je reçois de vos progrès à Eton, il me paraît inutile que vous y retourniez. À moins que votre père ne s’y oppose, je désire que vous entriez à Oxford. En attendant, je me suis arrangé avec un professeur, agrégé au collège de Baliol, qui travaillera avec vous. À en juger par la réputation que vous vous êtes faite à Eton, il pense que vous pourriez obtenir une bourse dans ce collège. Si vous l’obtenez, je regarde votre carrière comme assurée.

« Votre ami sincère,  A. E. »

Le lecteur remarquera dans cette lettre un certain ton de formalité. M. Egerton n’appelle pas son protégé « cher Randal, » comme cela semblerait naturel, mais « cher monsieur Leslie. » Il laisse aussi entrevoir que le jeune homme a sa carrière à faire. Est-ce pour le prémunir contre des espérances que sa générosité pourrait avoir fait naître ?

La lettre adressée à lord L’Estrange était toute différente des autres. Elle était longue et pleine de ces mille nouvelles, de ces bavardages de nature à intéresser un ami en pays étranger. Le style en était léger, et l’on y devinait l’intention d’égayer celui auquel elle s’adressait. C’était évidemment une réponse à une lettre mélancolique, et dans le ton et le caractère de cette réponse se montraient une affection, une tendresse, dont ceux qui aimaient le plus Audley Egerton ne l’eussent pas cru capable. Il régnait cependant aussi dans cette lettre une sorte de contrainte, que peut-être le tact seul d’une femme eût pu y apercevoir. On n’y trouvait pas cet abandon, cet élan du cœur qu’on se serait attendu à rencontrer dans la correspondance de deux amis qui avaient été camarades d’enfance ; ces sentiments pourtant se révélaient dans toutes les phrases abruptes du correspondant d’Audley. Mais où sont donc les marques de cette contrainte ? La plume d’Egerton est légère quand il parle des autres, mais il ne dit rien de lui-même ; il évite toute allusion à ses sentiments intérieurs. Qui sait ? Peut-être n’a-t-il ni affection ni tendresse. Comment peut-on s’attendre à ce qu’un grave personnage politique, qui passe ses jours dans Downing-street et ses nuits à reviser les bills du parlement, puisse avoir le même style qu’un indolent rêveur au milieu des pins de Ravenne ou sur les rives de Côme ?

Audley venait de terminer cette épître, quand le garçon de bureau annonça l’arrivée de la députation d’une ville de commerce. C’était aux membres de cette députation qu’Egerton avait donné rendez-vous à deux heures. Il n’y avait pas à Londres de ministère où l’on fît moins attendre les députations qu’à celui de M. Egerton.

La députation entra : elle se composait d’une vingtaine d’hommes d’un certain âge, aux figures heureuses et florissantes, venant néanmoins exposer leurs doléances. Ils regardaient leurs intérêts et ceux du pays comme gravement compromis par certaine clause ajoutée à un bill par M. Egerton.

Le maire de la ville était le principal orateur, et il parlait bien, mais dans un style auquel n’était pas habitué le haut fonctionnaire ; un style sans gêne, libre et facile, en un mot, complètement américain. On sentait même, dans les allures du maire, l’homme qui a longtemps résidé dans la grande république. C’était un bel homme, au regard perçant et dominateur ; le regard d’un homme qui se moque d’un président ou d’un monarque, et qui est accoutumé à dire librement sa façon de penser et à rosser son nègre quand bon lui semble.

Ses concitoyens avaient évidemment pour lui le plus profond respect, et M. Egerton avait assez de pénétration pour deviner qu’il fallait que M. le maire fût riche aussi bien qu’éloquent pour avoir pu triompher des impressions de susceptibilité et de jalousie que son ton avait dû exciter chez ses égaux.

M. Egerton était trop sage pour se sentir blessé par des manières un peu cavalières, et bien qu’il se redressât avec quelque roideur en voyant ses remarques dédaignées, il se laissa convaincre. Les arguments de M. le maire étaient pleins de sens et de justice, et l’homme d’État promit poliment de les prendre en sérieuse considération.

Il salua la députation ; mais à peine avait-il fermé la porte qu’elle se rouvrit de nouveau devant M. le maire, qui se présenta seul en disant à ses compagnons : « J’ai oublié certaine chose que j’avais à dire à M. Egerton ; attendez-moi en bas.

— Eh bien, monsieur le maire ! dit Audley en indiquant un siège, qu’avez-vous à me dire ? »

Le maire regarda autour de lui pour s’assurer que la porte était bien fermée, puis, rapprochant sa chaise de celle de M. Egerton, il posa son doigt sur le bras de ce gentleman en disant : « Je crois parler à un homme qui connaît le monde, monsieur ? »

M. Egerton salua sans répondre, mais il écarta doucement la main de son interlocuteur.

M. le maire. Vous remarquez, monsieur, que je n’ai pas demandé aux membres que nous envoyons au parlement de nous accompagner. Vous savez que tous deux sont de l’opposition la plus prononcée.

M. Egerton. C’est un malheur que le gouvernement ne peut se rappeler quand il s’agit de servir ou de ruiner le commerce d’une ville.

M. le maire. Vous parlez fort bien, monsieur. Mais vous ne seriez pas fâché d’avoir deux membres de plus pour soutenir les ministres dans la prochaine session.

M. Egerton (souriant). Incontestablement, monsieur le maire.

M. le maire. Cela dépend de moi, monsieur Egerton. J’ose dire que je tiens toute la ville entre mes mains. Et c’est bien juste, car j’ai dépensé beaucoup d’argent pour cela. Maintenant, comme vous voyez, monsieur Egerton, j’ai passé une partie de ma vie dans un pays de liberté, aux États-Unis, et je vais droit à mon but quand je parle à un homme intelligent. Je suis moi-même homme du monde, monsieur ; et si le gouvernement veut faire quelque chose pour moi, à mon tour je ferai quelque chose pour lui. Deux votes dans une ville libre comme la nôtre, c’est quelque chose, n’est-ce pas ?

M. Egerton (pris au dépourvu). Réellement je…

M. le maire (rapprochant encore sa chaise et interrompant le ministre). Le fait est que j’ai mis dans ma tête d’être baronnet. Je conçois que cela vous étonne, monsieur. C’est une chose assez insignifiante ; mais enfin chacun a son faible, et j’avoue que le mien est de m’entendre appeler sir Richard. Eh bien ! si vous voulez y contribuer, vous serez maître de choisir à votre gré deux membres pour les prochaines élections, c’est-à-dire deux hommes de votre bord, qui soient éclairés et à la hauteur des circonstances. N’est-ce point parler franchement et loyalement ?

M. Egerton (se redressant). Je ne sais vraiment, monsieur, pourquoi vous vous adressez à moi pour une proposition si insolite.

M. le maire (secouant la tête avec bonhomie). Voyez-vous, c’est que je ne suis pas ami du gouvernement, et que, selon moi, vous êtes encore le meilleur de la bande. Peut-être ne seriez-vous pas fâché de renforcer votre parti. Ceci est tout à fait entre nous, vous comprenez ; l’honneur est une chose sacrée.

M. Egerton (avec beaucoup de gravité). Monsieur, je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais je m’entends toujours avec mes collègues pour toutes les questions qui touchent au gouvernement du pays, et….

M. le maire (interrompant). Ah ! il est juste que vous parliez ainsi, tout à fait juste. Mais j’imagine que les choses iraient tout autrement si vous étiez premier ministre. Cependant j’ai une autre raison pour vous parler de ma petite affaire. Vous avez été jadis le représentant de Lansmere, et je crois que vous n’y avez dû la majorité qu’à deux voix.

M. Egerton. Je ne connais aucune des particularités de cette élection ; j’étais absent.

M. le maire. C’est vrai ; mais, heureusement pour vous, deux de mes parents qui étaient présents, votèrent en votre faveur, et c’est à ces deux votes que vous avez dû d’entrer au parlement. Depuis lors vous avez assez joliment fait votre chemin, et je crois que nous avons bien quelques droits…

M. Egerton. Monsieur, je ne reconnais pas de tels droits. J’étais et je suis encore étranger à Lansmere, et si les électeurs m’ont fait l’honneur de m’envoyer au parlement, c’était plutôt pour…

M. le maire (interrompant de nouveau son interlocuteur). Pour lord Lansmere, alliez-vous dire ; voilà, il me semble, une doctrine tout à fait inconstitutionnelle. Un pair du royaume ! Mais peu importe, je connais le monde, et j’aurais bien demandé à lord Lansmere de se charger de mon affaire s’il n’était trop orgueilleux ; il eût pu avoir des scrupules : il est de l’ancien temps.

M. Egerton (d’un ton de mépris et en arrangeant des papiers). Monsieur, il n’entre pas dans mes fonctions de recommander à Sa Majesté des candidats au titre de baronnet, et il entre encore moins dans ces fonctions de faire marché des sièges au parlement.

M. le maire. Oh ! si c’est là le cas, vous voudrez bien m’excuser ; je ne connais pas l’étiquette sur ces matières. J’avais pensé que si je vous mettais entre les mains deux sièges pour vos amis, vous vous arrangeriez pour que l’affaire fût de votre ressort. Mais puisque vous vous entendez avec vos collègues, cela revient peut-être au même. Maintenant n’allez pas supposer que je veuille vendre la ville et changer d’opinions pour le but que je me propose. Non, non. Je ne suis pas partisan de nos membres actuels. Bien que j’aime le progrès ; je trouve cependant qu’ils vont trop loin, et puisque le gouvernement est disposé à faire un pas en avant, je le soutiendrai volontiers. Mais la reconnaissance veut qu’en retour je sois fait baronnet ! Je saurais soutenir cette dignité et faire honneur à Sa Majesté.

M. Egerton (sans lever les yeux de dessus ses papiers). Je ne puis que vous renvoyer, monsieur, à la division qui s’occupe de ces affaires.

M. le maire (avec impatience). À la division !… Eh bien ! puisqu’il y a tant de formalités dans votre vieux pays et qu’il faut passer par toutes les filières pour arriver à son but, dites-moi qui je dois aller trouver.

M. Egerton (diverti malgré son indignation). Si vous désirez devenir baronnet, monsieur le maire, adressez-vous au premier ministre ; si vous avez quelques communications à faire touchant les sièges au parlement, faites-vous présenter à M. X. X., secrétaire du trésor.

M. le maire. Et si je m’adresse à ce dernier, que pensez-vous qu’il me dise ?

M. Egerton (chez qui le divertissement l’emporte sur l’indignation). Il vous dira, je suppose, qu’il ne faut pas présenter l’affaire sous le jour où vous me l’avez présentée ; que le gouvernement sera fier d’avoir votre confiance et celle de vos coélecteurs, et qu’un gentleman comme vous, dans un poste aussi élevé que celui de maire, peut espérer d’être nommé baronnet dans quelque occasion favorable, mais qu’il ne faut pas parler de cela quant à présent, et que vous devez vous borner à convertir les opinions erronées de la ville.

M. le maire. Très-bien ; je vois que ce garçon-là aurait envie de me refaire. Je ne suis pas si innocent que ça, monsieur Egerton. Peut-être ferais-je mieux de m’adresser tout de suite au chef. Comment croyez-vous que le premier ministre prendrait la chose ?

M. Egerton (chez qui l’indignation l’emporte de nouveau). Probablement comme je vais la prendre moi-même.

M. Egerton sonna : un huissier parut.

« Reconduisez monsieur le maire, » dit le ministre.

Le maire se retourna vivement ; son visage était pourpre ; il alla droit vers la porte ; mais, laissant l’huissier le précéder dans le corridor, il revint sur ses pas et, serrant les poings, il s’écria d’une voix tremblante de colère : « Aussi vrai que je m’appelle Dick Avenel, vous vous repentirez un jour de cette insolence.

— Avenel ! répéta Egerton en reculant… Avenel ! »

Mais le maire était sorti.

Audley tomba dans une profonde rêverie qui dura jusqu’au moment où un domestique vint le prévenir que ses chevaux étaient à la porte.

Il releva la tête d’un air distrait, et vit sa lettre à Harley L’Estrange encore ouverte sur la table. Il l’attira à lui et écrivit : « Un homme vient de me quitter, il dit se nommer Aven… » Mais il s’arrêta court. « Non, non, murmura-t-il, quelle folie de rouvrir une vieille blessure ! » et il effaça soigneusement les mots qu’il avait écrits.

Audley Egerton n’alla pas se promener dans le parc suivant son habitude ; il congédia son groom et, tournant la bride de son cheval du côté de Westminster Bridge, il alla faire dans la campagne une promenade solitaire. Il marcha d’abord au pas, comme absorbé par ses pensées, puis au galop comme pour y échapper. Il arriva ce jour-là plus tard que de coutume à la chambre et parut pâle et fatigué ; mais il avait à parler, et il parla bien.


CHAPITRE V.

En dépit de sa sagesse machiavélique, le docteur Riccabocca n’avait pu réussir à attirer Léonard Fairfield à son service, quoiqu’il fût quasi parvenu à gagner la veuve, à laquelle il avait fait comprendre tous les avantages de sa proposition. Lenny s’élèverait au-dessus des simples journaliers, apprendrait le jardinage dans toutes ses parties et deviendrait un jour chef jardinier. « Et puis, disait Riccabocca, j’aurais soin de son instruction et je lui apprendrais les choses pour lesquelles il a de l’aptitude.

— Il en a pour tout, dit la veuve.

— Eh bien ! dit le sage, tout entrera dans sa tête. »

La veuve fut évidemment éblouie ; car la science lui inspirait un grand respect et elle savait que le curé considérait Riccabocca comme un homme prodigieusement savant. Mais, néanmoins, Riccabocca était papiste et passait pour être magicien ; l’Italien qui était versé dans l’art de flatter le beau sexe, fût, sans nul doute, parvenu à dissiper les scrupules de la veuve sur ces deux points, si la chose eût été nécessaire, mais Lenny coupa court à toutes les négociations. Il dé- testait Riccabocca : il avait peur de lui,… de ses lunettes, de sa pipe, de son manteau, de ses longs cheveux, de son parapluie rouge, et il répondit si péremptoirement à toutes les propositions : « Monsieur, j’aime mieux rester ici ; j’aime mieux rester avec ma mère, » que Riccabocca fut contraint de suspendre ses tentatives diplomatiques. Il ne se tint pas cependant pour battu ; il était, au contraire, de ceux que les obstacles ne font que stimuler, et ce qui d’abord n’avait été suggéré que par la raison devint pour lui l’objet d’un vif désir. Bien d’autres jeunes garçons sans aucun doute auraient pu faire son affaire tout comme Lenny Fairfield, mais dès l’instant que celui-ci se refusait à entrer dans les vues qu’avait sur lui l’Italien, l’acquisition de Lenny devenait pour notre philosophe de la plus haute importance.

Cependant Jackeymo cessa de prendre le moindre intérêt aux lacs, filets et pièges que son maître se proposait de tendre autour de Léonard Fairfield quand il eut appris (nouvelle étrange qui le jeta dans la plus grande surprise), que le docteur Riccabocca avait accepté l’invitation d’aller passer quelques jours au château !

« Il n’y aura absolument que la famille, dit Riccabocca. Pauvre Giacomo, une petite causerie avec les domestiques te fera du bien et le rosbif du squire est après tout plus nourrissant que les vérons et les épinoches ; cela te redonnera des forces.

— Le padrone plaisante, dit Jackeymo avec fermeté ; comme si l’on ne manquait jamais de rien à son service.

— Hum ! dit Riccabocca, du moins, fidèle ami, tu as soutenu l’épreuve aussi loin qu’il est possible à la nature humaine ! » et il tendit la main à son compagnon d’exil avec cette familiarité que les usages du continent autorisent entre le maître et le serviteur. Jackeymo se pencha et une larme tomba sur la main qu’il approcha de ses lèvres.

« Cospetto ! dit le docteur Riccabocca, mille perles fausses ne valent pas une seule perle fine. Les larmes des femmes… nous en savons la valeur, mais une larme d’honnête homme… Ah ! Giacomo !… j’ai peur de ne pouvoir jamais payer celle-ci. Allons, va visiter notre garde-robe. »

Quant à ce qui concernait la garde-robe de son maître, cet ordre était assez agréable à Jackeymo ; car le docteur avait dans ses tiroirs des vêtements que Jackeymo affirmait être aussi bons que neufs, quoique bien des années se fussent écoulées depuis celle où ils étaient sortis des mains du tailleur. Mais quand Jackeymo en vint à visiter ses propres habits, son visage s’allongea démesurément. Ce n’était pas qu’il n’en eût d’autres que ceux qu’il portait en ce moment…. la quantité y était, mais la qualité !… Il examina d’un œil morne deux vêtements complets, complets quant aux trois parties dont se compose l’habillement d’un homme. L’un des vêtements gisait étendu tout de son long sur le lit, comme un vétéran auquel des mains amies ont rendu après la mort les derniers devoirs ; l’autre apparaissait pièce par pièce à l’impitoyable lumière du jour ; le torso était placé sur une chaise, et les jambes pendaient tristement sur les bras du mélancolique Jackeymo. Un corps depuis longtemps exposé à la Morgue aurait donné plus de signe de vie que ces respectables défunts ! C’est que Jackeymo avait été moins soigneux que son maître, plus profusus sui de tout son appareil. Pendant les premiers temps de leur exil, il avait endossé l’habit de cérémonie pour servir à table ; c’était un respect dû au padrone ; cet habit avait duré jusqu’au moment où les deux habits qui le relayaient avaient montré les premiers symptômes de décadence. Les habits du soir devinrent alors habits du matin, et c’est pendant ce service pénible qu’ils rendirent le dernier soupir.

Le docteur, toujours absorbé dans ses pensées philosophiques, ne s’occupait guère de ces détails, mais il avait dit souvent, plutôt par compassion pour Jackeymo que pour sauvegarder la dignité que les vêtements du domestique font rejaillir sur le maître :

« Giacomo, tu as besoin d’habits ; va chercher dans ma garde-robe ceux qui te conviendront. »

Et Jackeymo avait témoigné sa reconnaissance comme s’il eût accepté le présent. Mais le fait est qu’il était plus facile de parler de vêtements à sa convenance que d’en trouver ; car, si Jackeymo et Riccabocca, grâce à une existence qu’ils devaient principalement aux vérons et aux épinoches, en étaient arrivés tous deux à cet état que la longévité des avares prouve le plus propice à la santé, je veux dire, ils n’avaient plus que la peau sur les os, la peau du docteur Riccabocca contenait des os qui s’étendaient en longueur, tandis que ceux de Jackeymo s’étendaient en largeur. Aussi eût-il été plus facile d’envelopper dans l’écorce d’un peuplier de Lombardie le tronc de quelque vieux chêne têtard que de trouver dans la garde-robe de Riccabocca un vêtement convenable pour Jackeymo. Mais quand bien même un tailleur habile eût pu accomplir cette merveilleuse transformation, le fidèle Jackeymo n’aurait jamais eu le cœur de se prévaloir de la générosité de son maître. Il éprouvait pour les vêtements du padrone une sorte de respect religieux. On sait que les anciens, lorsqu’ils avaient échappé à un naufrage, suspendaient dans le temple les vêtements avec lesquels ils avaient lutté contre les flots ; Jackeymo avait pour ces reliques du passé une superstitieuse affection. Ce manteau, le padrone l’avait porté dans telle circonstance.

« Je me rappelle, pensait-il, le soir où le padrone a quitté ce pantalon. »

Et il brossait affectueusement manteau et pantalon et raccommodait pieusement leurs restes sacrés.

Mais, en ce moment, que faire ? Jackeymo était trop fier pour se présenter devant le maître d’hôtel du squire, vêtu de façon à discréditer le padrone et lui-même. Au moment où il était plongé dans cette cruelle perplexité, un coup de sonnette retentit, et il descendit au salon.

Riccabocca était debout sur le seuil, juste au-dessous de son tableau symbolique : Patriæ exul.

« Giacomo, dit-il, je pensais que tu n’as jamais fait ce que je t’ai dit ; tu n’as jamais rien pris du superflu de ma garde-robe ; mais nous allons nous présenter dans le grand monde ; la première visite faite, Dieu sait où nous nous arrêterons ! Va-t’en à la ville et achète des habits. Tout est très-cher en Angleterre. Ceci suffira-t-il ? »

Et Riccabocca tendit un billet de cinq livres sterling.

Jackeymo, nous l’avons dit, était plus familier avec son maître que nos usages anglais ne le permettent à nos domestiques ; mais sa familiarité était toujours respectueuse. En cette occasion, cependant, tout respect l’abandonna.

« Le padrone est fou ! s’écria-t-il ; il jetterait par la fenêtre toute sa fortune ! Cinq livres sterling ou cent vingt-six francs milanais ! Sainte Marie ! père dénaturé ! Et que deviendra la pauvre signorina ? Est-ce en agissant ainsi que vous lui amasserez une dot ?

— Giacomo, dit Riccabocca baissant la tête devant l’orage, demain on songera à la signorina, aujourd’hui il faut songer à l’honneur de la maison. Tes hauts-de-chausses, Giacomo ; tes hauts-de-chausses, malheureux !

— C’est juste, dit Jackeymo en se remettant et prenant un ton plus humble, le padrone a raison de me blâmer, mais il ne devrait pas le faire d’une façon aussi cruelle. C’est juste ; le padrone me loge et me nourrit, il me donne de bons gages, il a le droit de s’attendre à ne pas me voir sortir ainsi.

— Quant à la nourriture et au logement, fort bien, dit Riccabocca. Pour ce qui est des bons gages, ils n’existent que dans ton imagination !

— Non, non, dit Jackeymo, il n’y a là qu’un retard. Ne dirait-on pas que le padrone ne pourra pas me les payer un jour ! Comme si j’irais m’abaisser à servir un maître qui n’aurait pas l’intention de payer ses domestiques ! Et ne puis-je pas attendre ! N’ai-je pas mes économies ? Ne vous tourmentez pas, ne vous tourmentez pas ; vous serez content de moi. J’ai encore deux beaux habits. J’étais en train de les arranger quand vous m’avez sonné. Vous verrez ! vous verrez ! »

Et Jackeymo retourna dans sa chambre. Là, il ouvrit une caisse placée à la tête de son lit, en enleva pêle-mêle une foule de petits objets, et, du plus profond de la boîte, il tira une bourse de cuir. Il en vida le contenu sur le lit. C’étaient surtout des pièces italiennes, quelques pièces de cinq francs, un médaillon d’argent renfermant l’image de son patron, saint Giacomo, une guinée anglaise, et un peu plus d’une livre en petite monnaie. Jackeymo fit rentrer dans la bourse les pièces étrangères, disant prudemment : « On perdrait sur celles ici. » Puis il prit les pièces anglaises et les compta. « Mais suffirez-vous, chiennes de pièces ? » dit-il avec colère en les secouant violemment. Son œil aperçut le médaillon ; il s’arrêta, et après avoir réfléchi longuement en regardant l’image du saint, il ajouta ces mots, qu’il avait retenus sans doute des maximes proverbiales de son maître :

« Quelle différence y a-t-il entre un ennemi qui ne me fait point de mal et un ami qui ne me fait point de bien ? Monsignore san Giacomo, mon saint patron, vous m’êtes de peu d’utilité dans ma bourse de cuir, mais si vous pouviez m’aider dans cette importante circonstance à me procurer une paire de hauts-de-chausses, vous seriez un bon ami. Alla bisogna, monsignore. » Puis, baisant le médaillon, il le fit glisser dans une poche, mit les pièces dans une autre, fit un paquet des deux vêtements défunts, et murmurant : « Misérable que je suis de déshonorer le padrone, quand j’ai pu faire de telles économies à son service ! » il descendit en courant à l’office, y prit son chapeau et son bâton, et, quelques moments après, il marchait à grands pas vers la ville.

Le pauvre Italien réussit apparemment dans ses emplettes, car il rentra le soir à temps pour préparer le maigre gruau qui servait de souper à son maître, rapportant un vêtement noir complet, un peu râpé, mais encore fort convenable, deux devants de chemises et deux cravates blanches. Mais de tout ce luxe de vêtements, c’était le haut-de-chausses que Jackeymo tenait surtout en vénération : il avait coûté juste le prix que Jackeymo avait tiré du médaillon, et il lui semblait que saint Jacques avait entendu sa prière quant à la partie du vêtement sur laquelle il avait surtout dirigé l’attention du saint. Les autres vêtements, il les avait acquis par la voie ordinaire de vente et d’échange ; le haut-de-chausses, il le devait à la généreuse intervention de san Giacomo.


CHAPITRE VI.

On a fait de la vie bien des comparaisons ingénieuses, et si nous ne la comprenons pas mieux, ce n’est pas faute de ce que l’on appelle « les raisonnements par illustration. » Entre autres ressemblances, il y a des moments où, aux yeux d’un observateur paisible, elle offre l’image d’un de ces jeux tournants des foires connus sous le nom de tourniquets ou jeux de bagues, dans lesquels chaque joueur, assis sur son cheval, semble toujours occupé à poursuivre quelqu’un qui est devant lui, tandis qu’il est poursuivi lui-même par celui qui le suit. L’homme, et la femme aussi, sont naturellement des animaux chasseurs. Le plus haut placé trouve encore quelque chose à poursuivre, et il n’y a si humble personnage qui ne puisse être un objet de proie pour un autre. C’est ainsi qu’en arrêtant nos regards sur le village d’Hazeldean, nous voyons assis sur son cheval de bois le docteur Riccabocca à la poursuite de Lenny Fairfield ; et miss Jemima sur sa selle de côté poursuivant le docteur Riccabocca. Pourquoi miss Jemima, après avoir conservé si longtemps l’intime conviction de la scélératesse de notre sexe, avait-elle résolu de donner aux hommes une nouvelle chance de sa racheter à ses yeux ? C’est une question à laquelle je laisserai répondre ces gentlemen qui prétendent trouver « leurs seuls livres dans les yeux d’une femme. » Peut-être cela tenait-il à la bonté naturelle de miss Jemima ; peut-être, n’ayant encore éprouvé que la scélératesse de l’homme né et élevé dans les froides contrées du nord, avait-elle lieu d’espérer que sur la terre de Pétrarque et de Roméo, au milieu des myrtes et des citronniers, ce monstre indigène serait plus susceptible de s’apprivoiser, et moins endurci dans ses iniquités. Sans approfondir davantage ces hypothèses, il suffit de dire qu’à l’entrée du signor Riccabocca dans le salon d’Hazeldean, miss Jemima se sentit plus heureuse que jamais de s’être relâchée en sa faveur de sa haine générale pour le sexe masculin. De fait, quoique Frank pût trouver quelque chose à ridiculiser dans la coupe antique et étrangère des vêtements sévères de l’Italien, dans ses longs cheveux, dans le chapeau bras sur lequel il s’inclinait si courtoisement, pour le presser ensuite comme s’il le serrait sur son cœur avant de le replier sous son bras de la même manière que l’on voit le gésier reposer sous l’aile d’une poularde rôtie ; malgré toutes ces petites critiques, il était impossible à Frank de refuser à Riccabocca les louanges que l’on donne au grand air et aux belles manières d’un vrai gentilhomme. Puis, après le dîner, lorsque le curé et mistress Dale, que l’on avait invités à se trouver avec leur ami, eurent fait de leur mieux pour l’égayer, sa conversation, quoique parfois un peu trop élevée pour ses auditeurs, devint animée et fort agréable. C’était la conversation d’un homme qui, outre la science qu’il a acquise dans les livres et dans le commerce de la vie, a étudié l’art qui convient par excellence à un gentleman, celui de plaire dans une société distinguée.

En conséquence tout le monde fut enchanté de Riccabocca, et le capitaine Barnabé ne parla du whist qu’une grande heure plus tard que de coutume. Le docteur ne joua pas, et devint ainsi la propriété exclusive de miss Jemima et de mistress Dale.

Assis entre elles deux, à la place qui appartenait de droit à Flimsey, en ce moment délogé, à sa grande surprise et à son grand mécontentement, le docteur était l’emblème de la Félicité domestique, placée entre l’Amitié et l’Amour.

L’Amitié, comme il convenait, travaillait tranquillement à son mouchoir brodé, et laissait à l’Amour des occupations plus animées.

« Vous devez être bien seul au Casino ? dit l’Amour d’un ton de voix sympathique.

— Madame, répliqua galamment Riccabocca, je le penserai quand je vous aurai quittée. »

L’Amitié lança un regard malin à l’Amour, qui rougit ou baissa les yeux sur le tapis, ce qui revient au même.

« Cependant, reprit l’Amour, la solitude pour un cœur sensible… »

Riccabocca pensa à la lettre d’invitation, et involontairement boutonna son habit comme pour protéger ce cœur qu’on attaquait si ouvertement.

« La solitude, pour un cœur sensible, a bien ses charmes. Il est déjà difficile, même pour nous, pauvres femmes ignorantes que nous sommes, de trouver une compagne qui nous soit sympathique. Mais, pour vous. » L’Amour s’arrêta court comme s’il en avait trop dit, et, tout troublé, respira son bouquet.

Le docteur Riccabocca abaissa avec précaution ses lunettes, et sembla, d’un rapide coup d’œil, faire l’inventaire entier des attraits personnels de son interlocutrice. Miss Jemima, comme je l’ai déjà fait observer, avait une physionomie douce et mélancolique ; elle aurait été positivement jolie, si sa douceur avait eu un peu plus de vivacité, et si sa mélancolie eût été un peu moins languissante. De fait, quoique miss Jemima fût naturellement douce, elle n’était pas mélancolique de nature. Elle avait dans les veines trop de sang des Hazeldean pour être de cette humeur triste et sombre, et, de plus, l’air pensif qu’elle se donnait nuisait réellement à ses traits, auxquels il ne manquait que d’être éclairés par un sourire pour paraître extrêmement agréables. On pouvait appliquer à son corps la même remarque. Grâce à son attitude d’affaissement, il perdait cette grâce ondulante que le mouvement et l’animation donnent aux formes de la femme. Examinée en détail, sa taille était jolie, un peu maigre peut-être, mais aucunement étiolée ; les proportions en étaient justes et élégantes, fines et gracieuses. Mais cette même mélancolie malencontreuse donnait à toute sa personne un caractère d’inertie et de langueur. Quand miss Jemima se reposait sur le sofa, ses nerfs et ses muscles étaient si complètement détendus, qu’on eût cru qu’elle avait perdu l’usage de ses membres. L’œil du docteur Riccabocca glissa rapidement sur ce visage, sur ces formes, ainsi privées des charmes dont les avait doués la Providence, et, se rapprochant de mistress Dale :

« Défendez-moi, dit-il (et il s’arrêta un moment), contre l’accusation d’être incapable d’apprécier une compagne sympathique.

— Oh ! je n’ai pas dit cela ! s’écria miss Jemima.

— Pardonnez-moi alors, dit l’Italien, d’être assez maladroit pour ne pas vous avoir compris. On peut bien perdre la tête dans un voisinage comme celui-ci. » Il se leva en disant ces mots, et se pencha sur l’épaule de Frank pour examiner quelques vues d’Italie que miss Jemima, par une attention qui, si elle eût été désintéressée, eût été vraiment délicate, avait tirées de la bibliothèque pour charmer l’exilé.

« C’est un homme fort aimable, soupira miss Jemima, mais il est par trop, par trop flatteur !

— Dites-moi, ma chère, dit mistress Dale d’un ton sérieux, pensez-vous pouvoir ajourner un peu la fin du monde, ou faut-il nous hâter pour être prêts à temps ?

— Méchante que vous êtes ! » fit miss Jemima en se détournant.

Quelques minutes après, mistress Dale s’arrangea si bien, qu’elle se trouva près du docteur Riccabocca dans un coin de la chambre, à regarder avec lui un tableau de Wouvermans.

Mistress Dale. Jemima est bien aimable, n’est-ce pas ?

Riccabocca. Excessivement. Un beau tableau de bataille !

Mistress Dale. Elle est si bonne !

Riccabocca. Toutes les dames le sont. Comme ce guerrier se frayant une route désespérée vers les fuyards est naturel !

Mistress Dale. Elle n’est pas ce que l’on appelle régulièrement jolie, mais elle a quelque chose de bien séduisant.

Riccabocca (avec un sourire). Si séduisant, qu’il est vraiment étrange qu’elle n’ait encore séduit personne. Cette jument grise, sur le premier plan, a une pose hardie !

Mistress Dale (se méfiant du sourire de Riccabocca, et tirant sur lui à boulet rouge). Non, elle n’a encore séduit personne, et c’est étrange ! Elle aura une jolie fortune.

Riccabocca. Ah !

Mistress Dale. Six mille livres sterling, je crois, mais au moins quatre, j’en suis sûre.

Riccabocca (réprimant un soupir, et avec son adresse habituelle). Si mistress Dale n’était pas mariée, elle n’aurait pas besoin qu’une amie parlât de sa dot ; mais miss Jemima est si bonne, que je suis bien sûr que ce n’est pas sa faute si elle est encore… miss Jemima ! »

L’étranger se recula en disant ces mots, et alla s’asseoir auprès des joueurs de whist.

Mistress Dale fut désappointée, mais non pas offensée. « Ce serait une si bonne chose pour tous deux ! » murmura-t-elle si bas qu’on put à peine l’entendre.

« Giacomo, dit Riccabocca le soir en se déshabillant dans une de ces chambres à coucher anglaises, confortable, garnie de bons tapis, avec un grand lit à colonnes qui semble se moquer des célibataires ; Giacomo, on m’a fait ce soir l’offre de six mille livres sterling probables et de quatre assurées.

Cosa maravigliosa ! Chose merveilleuse ! s’écria Jackeymo, qui se signa dévotement. Six mille livres sterling anglaises ! ça doit faire cent mille… imbécile que je suis, plus de cent cinquante mille livres milanaises ! »

Et Jackeymo, que la bière du squire avait fort égayé, commença à gesticuler et à gambader. Puis, tout à coup, il s’arrêta pour s’écrier :

« Mais pour rien ?…

— Pour rien ! Oh ! non pas.

— Ces mercenaires anglais !… Le gouvernement voudrait voua séduire ?

— Ce n’est pas cela.

— Les prêtres voudraient vous amener à l’hérésie ?

— Pis que cela, dit le philosophe.

— Pis que cela ! ô padrone ! Quelle honte !

— Allons ! ne perds pas la tête et ôte-moi mon pantalon… On voudrait que je ne portasse plus jamais culotte !

— Ne plus porter culotte ! s’écria Jackeymo en regardant avec de grands yeux effarés les longues jambes de son maître dans leur caleçon de toile. Ne plus jamais porter…

— Culotte ! dit Riccabocca laconiquement.

— Les barbares ! fit Jackeymo d’une voix faible.

— Mon bonnet de nuit !… Et l’on voudrait que je ne trouvasse plus aucun charme à cela, dit Riccabocca en enfonçant son bonnet de coton ; que je ne dormisse plus tranquillement dans ceci, et il indiquait le lit à colonnes ; que je fusse enfin un esclave, un nègre ! continua Riccabocca en s’échauffant ; que je fusse câliné, dorloté, griffé, mordu, grondé… Que je fusse aveugle, sourd, bridé, enchaîné, endiablé ; en un mot… marié !

— Marié ! dit Jackeymo un peu calmé ; c’est triste, il est vrai ; mais plus de cent cinquante mille livres, et par-dessus le marché peut-être une jeune et jolie demoiselle, et…

— Une jeune et jolie demoiselle ! grommela Riccabocca en sautant dans son lit et en attirant avec colère ses draps sur lui. Emporte la lumière et file bien vite… Allons, dépêchons, infâme incendiaire !… »


CHAPITRE VII.

Les malheureux ceps n’étaient ressuscités que depuis peu de jours et déjà il était clair pour tout le monde que tout allait de travers dans le village. Les paysans avaient une expression de tristesse quand le squire passait, ils ôtaient leurs chapeaux d’une manière plus cérémonieuse qu’autrefois, mais ils ne répondaient plus par le même sourire franc et ouvert, à son gai et affectueux : « Bonjour, mon ami. » Les femmes le regardaient à la dérobée du seuil ou de l’intérieur de leur demeure ; mais elles ne venaient plus, comme c’était auparavant leur coutume (au moins celle des plus jolies), recevoir en passant ses compliments sur leur frais minois, ou sur leur gentille habitation. Et les enfants qui avaient l’habitude de jouer après leur travail tout auteur des vieux ceps fuyaient maintenant cet endroit, et semblaient avoir en même temps renoncé à leurs jeux.

D’autre part, personne n’aime à bâtir ou à rebâtir pour rien un grand monument public. Maintenant que le squire avait reconstruit les ceps et qu’il les avait faits si beaux, il était naturel qu’il désirât y mettre quelqu’un. De plus, son orgueil et son amour-propre avaient été blessés par l’opposition du curé, et c’eût été justifier sa prévoyance, et triompher du jugement de monsieur Dale que de prouver d’une manière juste et satisfaisante qu’il n’avait pas été inutile de réparer les ceps.

Aussi, malgré lui, le squire était-il plus roide, plus impérieux, plus menaçant que par le passé. « Le vieux Gaffer Salomon quait que l’on ferait bien de ne pas broncher ; car le squire avait un mauvais regard dans le coin de l’œil, juste comme le taureau brun, avant de lancer en l’air le petit garçon du voisin Barne. »

Il y avait deux ou trois jours que ces signes muets d’un changement dans l’atmosphère avaient été plutôt sentis que visibles, sans aucun acte bien prononcé de tyrannie d’un côté ou de rébellion d’un autre. Mais le samedi même où le docteur Riccabocca fut installé dans le lit à colonnes de la chambre perse, l’orage, qui grondait sourdement éclata. À la fin de la soirée un outrage direct fut commis contre les ceps ; et, le dimanche matin, M. Stirn, qui était l’homme le plus matineux de la paroisse, aperçut, en se rendant à la ferme, que le chapiteau de la colonne qui soutenait la planche avait été traîtreusement brisé ; que les quatre ouvertures avaient été remplies de boue et que quelque manant de jacobin avait gravé sur le milieu de l’écriteau ou du tableau : Au diable soient les ceps ! M. Stirn était un bras droit trop vigilant, un ami beaucoup trop zélé de l’ordre et de la loi pour ne pas voir avec horreur de tels procédés, et quand le squire entra dans son cabinet de toilette à sept heures et demie, son sommelier (qui remplissait en même temps les fonctions de valet de chambre) l’informa d’un air de mystère « que M. Stirn avait quelque chose de tout à fait particulier à lui communiquer. »

Le squire, au comble de l’étonnement, ordonna qu’on fît entrer M. Stirn.

« Eh bien ? » s’écria le squire en cessant de repasser son rasoir.

M. Stirn fit entendre un sourd grognement.

« Eh bien ! voyons, qu’y a-t-il ?

— Je n’avais jamais vu chose pareille dans notre paroisse, commença M. Stirn, et je ne puis m’expliquer ça qu’en supposant que ces papistes étrangers ont progé…

— Ont… quoi ?

— Progé….

— Propagé, imbécile ; voyons, propagé, quoi ?

Au diable soient les ceps, » commença M. Stirn, plongeant droit in media res par un habile emploi de la plus noble des figures de rhétorique.

— Monsieur Stirn, s’écria le squire, rouge de colère, au diable soient les ceps ? … avez-vous dit ? Au diable mes beaux ceps tout neufs !

— Dieu m’en préserve, monsieur. C’est eux qui ont dit ça, c’est ça qu’ils ont creusé dessus avec leurs couteaux et leurs serpettes, puis ils ont fourré de la boue dans les quatre trous, et brisé le chapiteau de la colonne. »

Le squire enleva la serviette de dessus son épaule et déposa le cuir et le rasoir, puis il s’assit d’un air majestueux dans son fauteuil, croisa les jambes et dit avec une feinte tranquillité :

« Remettez-vous, Stirn ; vous avez une déposition à faire touchant une attaque contre… puis-je en croire mes oreilles… contre mes nouveaux ceps. Remettez-vous… soyez calme… Voyons, qu’est-il survenu dans la paroisse ?

— Ah ! monsieur, ce qui est survenu ?… répondit M. Stirn, étendant son index droit sur la paume de sa main gauche, et il raconta le cas.

— Et qui soupçonnez-vous ? soyez calme… parlez sans colère… vous êtes témoin, monsieur, un témoin doit être sans passion, sans prévention… mille tonnerres !… c’est la plus insolente, la plus… la plus Inexcusable, la plus diabolique… mais qui soupçonnez-vous, vous dis-je ? »

Stirn tourna son chapeau entre ses doigts, fronça le sourcil, fit passer son pouce par-dessus son épaule et dit tout bas : « J’ai ouï dire que les deux papistes ont couché chez Votre Honneur la nuit dernière.

— Eh ! quoi, butor, supposes-tu que le docteur Rickeybockey ait quitté son lit pour aller boucher les trous de mes ceps ?

— Nenni ; il est trop rusé pour l’avoir fait lui-même ; mais il peut bien avoir… il est très-lié avec le curé Dale et Votre Honneur sait que le curé voit les ceps d’un mauvais œil. Attendez un moment, monsieur ; ne reculez pas comme ça. Il y a un garçon dans cette paroisse…

— Un garçon… ah ! imbécile, tu approches de la vérité, maintenant. Le curé écrire : « Au diable soient les ceps, » ah ! vraiment… Voyons, de quel garçon parles-tu ?

— D’un garçon très-choyé par M. Dale ; le papiste est venu chez sa mère causer une grande heure l’autre jour ; et ce garçon est aussi profond qu’un puits. Eh bien, je l’ai vu tourner autour de l’endroit et se cacher dessous l’arbre, le jour que les ceps ont été élevés ; et ce garçon-là, c’est… Lenny Fairfield.

— Hu, hu… siffla le squire, Stirn, vous n’avez pas le sens commun aujourd’hui, mon garçon ; Lenny Fairfield… le modèle du village ! allons, taisez-vous. Je jurerais après tout que l’acte n’a été commis par personne de la paroisse, mais, sans doute par quelque mauvais drôle ambulant… ce maudit chaudronnier, peut-être qui rôde toujours avec son âne vicieux… un âne que j’ai vu manger des chardons dans les trous même des vieux ceps. Cela donne une idée de la façon dont le chaudronnier élève ses baudets. Allons, ayez l’œil ouvert. C’est aujourd’hui dimanche, le jour de la semaine où, je regrette et je rougis de le dire, il se fait le plus de bruit et de vacarme. Entre les services et après l’office du soir, il se trouve toujours ici un tas de fainéants de tous les villages voisins, comme vous savez. Soyez sûr qu’on trouvera les vrais coupables rôdant autour des ceps et ils se trahiront d’eux-mêmes. Soyez tout yeux, tout oreilles, tout attention, et je ne doute pas qu’avant la fin de la journée, nous n’ayons tiré la chose au clair. Si nous réussissons, ajouta le squire, nous ferons un exemple du coupable.

— En attendant, dit Stirn, si nous ne le trouvons pas, il faudra que nous fassions tout de même un exemple. C’est cela, monsieur. C’est pour ça qu’on n’a pas respecté les ceps ; c’est qu’on n’a pas encore fait d’exemple, il nous faut un exemple.

— Sur l’honneur, je crois que vous avez raison, nous fourrerons dedans le premier fainéant que nous prendrons en faute, et nous l’y laisserons deux heures au moins.

— Bien volontiers, monsieur ; c’est là ce qu’il faut. »

Et M. Stirn ayant obtenu ce qu’il regardait comme un plein pouvoir sur toutes les jambes et sur tous les poignets des paroissiens d’Hazeldean, prit congé du squire.


CHAPITRE VIII.

« Randal, dit Mistress Leslie, ce mémorable dimanche, Randal as-tu l’intention d’aller chez mistress Hazeldean ?

— Oui, mère, répondit Randal. M. Egerton n’y voit point d’inconvénient ; et comme je ne dois pas retourner à Eton, je n’aurai d’autre occasion de voir Frank d’ici quelque temps. Il ne serait pas bien à moi de manquer de respect à l’héritier naturel de M. Egerton.

— Bonté divine ! s’écria mistress Leslie qui semblable à beaucoup de femmes de sa caste et de son rang, montrait dans ses paroles une certaine avidité, qu’elle ne laissait jamais voir dans sa conduite, bonté du ciel ! l’héritier naturel des anciennes terres de Leslie !

— Il est le neveu de M. Egerton, et, ajouta Randal découvrant ingénument le fond de sa pensée, et moi je ne lui suis rien.

— Mais, dit la pauvre mistress Leslie les larmes aux yeux, il serait bien mal de la part de l’homme qui paye ta pension, qui t’envoie à Oxford, qui te garde auprès de lui pendant les vacances, de n’avoir aucun but en agissant ainsi.

— Il en a un, ma mère… oui… mais ce n’est pas celui que vous pensez ; qu’importe. Il suffit qu’il m’ait donné des armes pour entrer dans la vie, je m’en servirai le mieux possible. »

La conversation fut interrompue par l’entrée des autres membres de la famille tout prêts à partir pour l’église. « Il ne peut pas être encore l’heure d’aller à l’office ! non, c’est impossible, » s’écria Mme Leslie, » qui n’était jamais à temps pour rien.

« Voici le dernier coup qui sonne, » dit M. Leslie qui, malgré sa lenteur, était méthodique et ponctuel.

Mme Leslie s’élança vers la porte (le sang des Montfydget était en ébullition), elle escalada l’escalier, se précipita dans sa chambre, arracha son plus beau chapeau du porte manteau, tira précipitamment son châle le plus neuf de sa commode, aplatit son chapeau sur sa tête, jeta le châle sur ses épaules, fixa à tort et à travers une épingle dans les plis pour cacher la place de boutons manquant au corsage de sa robe, et descendit comme un tourbillon.

Au sortir de l’office la famille Leslie dîna, et aussitôt après Randal se rendit à pied au château d’Hazeldean.

Quoique délicat et faible de constitution, il avait l’énergie et la vivacité naturelles aux tempéraments nerveux, et ce n’est qu’avec peine qu’il mesurait son pas sur la marche lente et uniforme du paysan qu’il avait pris pour guide. Quoique Randal n’eût pas avec les pauvres gens l’air aimable, les manières ouvertes que Frank tenait de son père, il était assez gentleman (en dépit de plus d’un défaut hypocrite en désaccord avec le caractère d’un gentleman) pour n’être pas grossièrement orgueilleux avec ses inférieurs. Il parlait peu, mais il laissait parler son guide ; et le paysan (c’était le même que Frank avait accosté) se mit à louer le poney de ce jeune gentleman, puis du poney en vint à faire l’éloge du jeune homme lui-même. Randal enfonça silencieusement son chapeau sur ses yeux. Nos paysans ont un tact et une finesse étranges, et quoique Tom Stowell ne fût qu’un spécimen fort ordinaire de sa classe, il s’aperçut aussitôt qu’il avait causé de la peine au jeune homme. Il s’arrêta, se gratta la tête, et regardant son compagnon d’un air doux, il s’écria :

« Mais, je vous verrons quéque jour sur une plus belle bête que Ce petit poney, monsieur Randal ; oui, bien sûr, car vous êtes meilleur gentilhomme que pas un.

— Je vous remercie, dit Randal ; mais j’aime mieux aller à pied qu’à cheval, j’y suis plus habitué.

— Oui, et vous marchez courageusement ; il n’y a pas peut-être d’aussi bon marcheur que vous dans tout le comté ; d’ailleurs il est agréable de marcher, la campagne est si jolie, tout le long du chemin pour aller au château ! »

Randal pressa le pas, comme impatient de ces flatteries, et entrant enfin dans une route plus large : « Je crois pouvoir trouver mon chemin maintenant. Je vous remercie mille fois, Tom, » dit-il, en mettant de force un shilling dans la main calleuse de son guide. Le paysan prit la pièce à regret et une larme brilla dans ses yeux. Il fut plus reconnaissant de ce shilling qu’il ne l’avait été de la demi-couronne que lui avait donnée Frank. Il pensa à la pauvre famille déchue, et oublia sa propre lutte avec la faim toujours à sa porte.

Il resta tout pensif dans le sentier jusqu’à ce qu’il eût vu disparaître Randal, puis revint lentement sur ses pas. Le jeune Leslie hâta sa course. Toute sa culture intellectuelle, ses aspirations inquiètes, n’eussent pu lui suggérer une pensée aussi généreuse, un sentiment aussi poétique que celui qui avait traversé l’âme de ce pauvre paysan.

En arrivant au château, Randal apprit que toute la famille était à l’église ; et, suivant le sens patriarcal, la famille embrassait presque tous les domestiques. Ce fut donc une vieille servante impotente qui vint ouvrir la porte. Elle était très-sourde et semblait si stupide que Randal ne lui demanda pas la permission d’entrer pour attendre le retour de Frank. Il se contenta de dire qu’il allait se promener sur la pelouse et qu’il reviendrait quand l’office serait terminé.

La vieille femme, ouvrant de grands yeux, se rapprocha de lui pour l’entendre ; mais Randal lui tournant le dos se dirigea vers le jardin qui s’étendait d’un côté de l’antique manoir.

C’était un charmant coup d’œil que le doux gazon de cette immense pelouse, les parterres de fleurs variées, la beauté imposante de deux grands cèdres qui projetaient leur ombre paisible sur le gazon, l’architecture pittoresque du château avec ses meneaux en saillie et ses lourds pignons ; mais le vieux jeune homme, en présence du spectacle qui s’offrait à ses regards, n’éprouva ni l’admiration du poète ni celle de l’artiste.

Tout cela n’était pour lui qu’une preuve de la fortune du squire, et l’envie de devenir riche tortura son cœur.

Croisant les bras sur sa poitrine, il s’arrêta un moment en promenant ses regards autour de lui, les lèvres serrées et fronçant le sourcil. Puis il marcha lentement les yeux baissés vers la terre, murmurant tout bas : « L’héritier de cette propriété n’est qu’un sot. On m’a dit à moi que j’avais des talents, de l’instruction, et j’ai pris pour devise au fond de mon cœur : Savoir c’est pouvoir. Et pourtant, malgré tous mes efforts, la science m’élèvera-t-elle jamais au niveau de cet imbécile ? Je ne m’étonne point que le pauvre haïsse le riche, mais entre tous les pauvres qui peut haïr le riche comme le pauvre gentilhomme ? Je suppose qu’Audley Egerton a l’intention de me faire entrer au parlement et de faire de moi un tory comme lui. Eh quoi ! laisser les choses dans l’état où elles sont ! Non, la démocratie ne me suffirait même pas, à moins qu’elle ne fût précédée d’une révolution. Je comprends le cri d’un Marat : « Encore du sang ! » Marat avait vécu pauvre et il avait cultivé la science… en face du palais d’un prince. »

Il se retourna avec un sourire amer et lança un regard vindicatif sur le vieux manoir, qui, bien qu’une habitation confortable, n’avait cependant rien d’un palais. Les bras toujours croisés sur sa poitrine, Randal marcha à reculons comme pour ne point perdre le fil des idées éveillées en lui par la vue de ce château.

Mais ses réflexions furent tout à coup interrompues. Profondément absorbé par ses pensées, le jeune homme continuant à marcher était arrivé sur le bord de la pente où la pelouse se terminait par un saut de loup, et juste au moment où il s’appuyait sur le fameux axiome de lord Bacon : « La science c’est le pouvoir, » la terre lui manqua et il tomba dans le fossé.

Le squire, dont le génie actif s’occupait toujours de réparer ou d’embellir, avait, quelques jours auparavant, fait élargir et remettre en talus le fossé juste à cet endroit, de sorte que la terre encore fraîche et humide n’avait été encore ni aplatie ni recouverte de gazon. Aussi, quand Randal, remis de la secousse qu’il avait éprouvée, se fut relevé, il s’aperçut que ses vêtements étaient couverts de boue, et la force de sa chute lui fut démontrée par la forme fantastique et bizarre qu’avait prise son chapeau. Enfoncé d’un côté, froissé de l’autre, déformé partout, il ressemblait aussi peu au chapeau d’un jeune gentleman distingué, bon travailleur et protégé de l’honorable M. Egerton, qu’eût pu faire le premier chapeau venu ramassé dans un ruisseau, à la suite d’une rixe d’ivrognes.

Randal était étourdi, brisé, rompu, et il se passa quelques moments avant qu’il s’inquiétât de ses vêtements. Quand il l’eut fait, son spleen s’accrut considérablement. Il était assez jeune pour reculer à l’idée de se présenter devant le squire qu’il ne connaissait pas, et devant le dandy Frank sous un tel accoutrement. Il résolut donc de s’en retourner sans accomplir le but de son voyage. Voyant devant lui un sentier aboutissant à une porte qu’il supposait devoir le conduire plus directement à la grande route que le chemin par lequel il était venu, il le prit sans hésiter.


CHAPITRE IX.

Le squire fut de mauvaise humeur au déjeuner. Il avait trop de sang anglais dans les veines pour supporter patiemment une insulte, et il considérait comme une insulte personnelle l’outrage fait au présent dont il venait de gratifier la paroisse. Son cœur était blessé aussi bien que son orgueil. Il y avait dans cette action tant d’ingratitude, et cela au moment où il s’était donné tant de peine, non-seulement pour le rétablissement des ceps, mais encore pour leur embellissement ! Quoi qu’il en soit, la mauvaise humeur du squire n’était pas chose assez rare pour attirer l’attention ; Riccabocca et mistress Hazeldean sentirent que l’hôte était refrogné et le mari hargneux ; mais l’un était trop discret, l’autre trop sensée pour réveiller la douleur quelle qu’elle fût, et immédiatement après le déjeuner, le squire se retira dans son cabinet et n’alla pas à l’office du matin.

M. Forster dans sa Vie d’Olivier Goldsmith, a soin de nous toucher par la manière dont il excuse son héros de n’être pas entré dans les ordres : « Il ne s’en trouvait pas digne, » dit-il. Ton vicaire de Wakefield, pauvre Goldsmith, t’a remplacé, et le docteur Primrose sera plus que digne du monde, tant que les craintes de miss Jemima ne seront pas réalisées. Le squire avait des scrupules bien moins raisonnables que ceux de Goldsmith. Il y avait certains jours où il se trouvait indigne, je ne dis point d’entrer dans les ordres, mais même de se joindre aux fidèles ; des jours où, il disait avec sa brusque franchise : « je n’irai point prendre place dans le banc de famille. Non, je n’irai pas chanter des répons hypocrites dans le paroissien de ma pauvre grand’mère. » Ainsi le squire et son mauvais génie restèrent tous deux à la maison. Mais le mauvais génie fut chassé avant la fin du jour ; et quand la cloche sonna pour le service du soir, il est probable que le squire s’était raisonné et que le calme était rentré dans son esprit, car on le vit sortir du château, bras dessus bras dessous avec sa femme, à la tête de sa maison. L’office de l’après-midi (comme c’est assez l’habitude dans les campagnes), était plus suivi que celui du matin, et c’était aussi l’habitude de notre curé de garder pour ce service son sermon le plus important.

Le curé Dale, quoique très-savant, n’était ni profond théologien ni archéologue érudit comme nos ministres de la génération actuelle. Je doute fort qu’il eût été capable de passer ce que l’on appellerait maintenant un examen honorable sur les Pères, et quant aux formalités de la rubrique, ce n’est pas lui qui eût jamais divisé une congrégation ou embarrassé un évêque à ce sujet. Le curé Dale n’était pas non plus érudit en fait d’architecture religieuse. Il se souciait peu que les ornements de l’église fussent d’un gothique plus ou moins pur, mais il avait un secret qui est peut-être aussi important que ces subtilités mystérieuses, ce secret c’était de savoir remplir son église ! Même à l’office du matin il ne s’y trouvait pas un banc de vide et à l’office du soir l’église regorgeait de monde.

De nos jours le curé Dale passerait peut-être pour n’avoir qu’une idée mesquine de l’autorité spirituelle de l’Église. Jamais on ne l’avait entendu discuter sur les rapports exacts de l’Église avec l’État… Faisait-elle corps avec l’État ou était-elle au-dessus de l’État ? Avait-elle existé avant la papauté ou avait-elle été formée par elle ? etc., etc. Il s’inquiétait peu de tout cela. Il était cependant parfaitement convaincu du droit qu’a le prêtre d’avertir, de détourner, de persuader, de réprimander. C’était pour l’office du soir qu’il préparait ces sortes de sermons qu’on peut appeler « des sermons directs. » Il préférait l’office du soir pour ces salutaires exhortations, non-seulement parce que les fidèles y étaient plus nombreux, mais encore parce que l’expérience lui avait appris que l’homme qui a dîné écoute, supporte plus aisément une réprimande que l’homme qui est à jeun, et que le cœur est plus facilement touché quand l’estomac est satisfait. Il y avait dans la manière de prêcher du curé Dale un grand fonds de bonté. Il réprimandait d’un ton si paternel qu’il ne blessait jamais personne. Il y mettait tant d’art que le coupable seul sentait à la voix de sa conscience que le sermon s’appliquait à lui. Mais il ne ménageait ni le riche ni le pauvre. Il avertissait le squire, et M. Bullock, le marguillier, avec la même hardiesse qu’Hodge, le laboureur, et Scrub, le journalier. Quant à M. Stirn, il avait prêché pour lui plus souvent que pour qui que ce fût dans la paroisse ; mais Stirn, qui avait assez de bon sens pour le comprendre, n’avait jamais eu assez de vertu pour se corriger.

Dans la circonstance actuelle, le curé, qui avait toujours l’œil sur son troupeau, et qui avait vu avec un profond chagrin ses craintes se réaliser au sujet du rétablissement des ceps, en présence du sourd mécontentement qui animait les paysans, en présence des projets dominateurs et tracassiers qui assombrissaient le caractère si naturellement bienveillant du squire, le curé, dis-je, voyant des signes d’une rupture entre les classes et les avant-coureurs de ces haines implacables entre le riche et le pauvre qui désolent tant de paroisses, ne médita rien moins qu’un grand sermon politique, un sermon qui devait extraire de la racine des vérités sociales, un baume salutaire destiné à guérir la plaie cachée au fond du cœur de ses paroissiens d’Hazeldean. Et voici quel fut le sermon politique du curé Dale.


CHAPITRE X.

« Car chacun portera son propre fardeau. »
(Épît. de saint Paul aux Galates, VI. 21.)

« Mes frères, chacun portera son fardeau. Si Dieu eût voulu que notre vie se terminât à la tombe, ne nous est-il pas permis de croire qu’il eût pu écarter d’une vie si courte les soucis et les peines auxquels, depuis le commencement du monde, l’humanité est sujette ? Traitant donc cette vie comme notre enfance, et notre seconde vie comme notre maturité spirituelle, où « dans les âges futurs il nous inondera des trésors infinis de sa grâce, » il nous donne la preuve de sa tendresse aussi bien que de sa sagesse, lorsqu’il nous condamne au travail et à la douleur qui, en éprouvant nos forces et en développant nos vertus, préparent notre âme au bonheur éternel. C’est pourquoi chacun portera son fardeau. Mes frères, si vous croyez que Dieu est bon, que dis-je, si vous le croyez père aussi tendre qu’indulgent, vous comprendrez que les peines de la vie sont une preuve de notre destinée future. Mais chacun croit toujours son fardeau plus lourd que celui des autres. Le pauvre gémit de sa pauvreté, le riche des soucis qui augmentent avec ses richesses. Car, bien loin que la richesse nous affranchisse de toute peine, les philosophes de tous les siècles ont unanimement répété, d’accord avec le plus célèbre des sages : « Où il y a beaucoup de bien, il y a beaucoup de gens qui le mangent ; et quel profit en a celui qui le possède, sinon qu’il le voit de ses yeux ? » Cette parole est littéralement vraie, mes frères, car supposez un homme immensément riche, riche comme l’était le grand roi Salomon lui-même, s’il n’enferme tout son or dans une cassette, son or se répandra pour passer en diverses mains ; car il aura beau, comme Salomon, faire de grandes œuvres, bâtir des maisons et planter des vignes, faire des jardins et des vergers, l’or qu’il dépense ne fera toujours que nourrir ceux qu’il emploie. Salomon lui-même ne pouvait pas manger avec plus de plaisir que le pauvre artisan qui bâtissait son palais ou que l’humble laboureur qui plantait sa vigne. C’est donc une vérité, mes frères que, « où il y a beaucoup de bien il y a beaucoup de gens qui le mangent. » Cette parole doit nous enseigner la tolérance et la compassion pour les riches. Qu’ils le veuillent ou non, nous prenons part à leurs richesses sans en partager les soucis. L’histoire profane de notre pays nous dit qu’une princesse, destinée à devenir la plus grande reine qui se soit jamais assise sur le trône d’Angleterre, portait envie à une pauvre laitière qu’elle entendait chanter. Un poète profane, qui n’est inférieur pour la sagesse qu’à nos saintes Écritures, représente l’homme qui, par sa force et son intelligence, s’est élevé jusqu’au trône, soupirant après le sommeil, ce trésor accordé au dernier de ses sujets, et justifiant ainsi les paroles du fils de David : « Le sommeil de celui qui laboure est doux, qu’il mange peu ou beaucoup, mais le rassasiement du riche ne le laisse pas dormir. »

« Parmi mes très-chers frères ici présents, il s’en rencontre sans doute quelques-uns qui ont été pauvres et qui doivent à un honnête travail une aisance relative. Que leur conscience me réponde quand je leur adresse cette question : Leurs inquiétudes ne viennent-elles pas de l’aisance même qu’ils ont acquise ? Leur courage et leur vertu ne sont-ils pas exposés à des épreuves qu’ils ignoraient quand ils se rendaient à leur travail sans souci du lendemain ? Mais il est juste, mes très-chers frères, qu’à chaque condition soient attachés des soucis particuliers, que chaque homme ait son fardeau. Car sans les peines de la pauvreté, le pauvre ne chercherait pas à améliorer sa position, et, pour me servir du langage du monde, à s’élever dans la société ; de précieuses facultés demeureraient assoupies et nous ne verrions pas ce consolant spectacle, si commun dans notre pays ; le triomphe du travail de l’homme sur la mauvaise fortune, triomphe qui donne des espérances à des milliers d’autres hommes. On a dit que la nécessité est la mère de l’invention et les avantages sociaux qui appartiennent à chacun de nous aussi bien que l’air et que la lumière du soleil, nous sont venus de cette loi de notre nature qui fait que nous gravitons sans cesse vers un perfectionnement indéfini, que chaque génération s’enrichit des travaux des générations précédentes et que dans les pays libres, on voit souvent le fils du laboureur prendre place dans les conseils du gouvernement. Oui, si la nécessité est la mère de l’invention, la pauvreté est la créatrice des arts ; s’il n’y avait pas eu de pauvreté, que deviendrait ce qui à nos yeux constitue la richesse ? Supprimez de la civilisation les résultats obtenus par le travail du pauvre, que reste-t-il ? L’état sauvage. Où vous voyez maintenant l’artisan et le prince, vous verriez l’égalité sans doute, mais l’égalité des sauvages ; et encore, je me trompe, vous ne verriez même pas là d’égalité ; car chez les sauvages la force brutale fait la noblesse, et malheur aux faibles ! Où vous voyez maintenant des hommes en blouse et des hommes revêtus de pourpre, vous ne verriez que des êtres dans un état de nudité complète. Vous ne verriez ni palais ni chaumières, rien que des buttes et de misérables cabanes. Autant le paysan l’emporte sur celui qui est roi parmi les sauvages, autant une société ennoblie et enrichie par le travail l’emporte sur un État où la pauvreté ne voit rien au-dessus d’elle, où le travail ne soupire pas après l’aisance. D’un autre côté si les riches étaient parfaitement contents de leur fortune, leur cœur s’endurcirait dans les grossières jouissances du corps qu’elles procurent. C’est le sentiment, implanté dans le cœur de l’homme par la divine sagesse, qui fait que le riche éprouve encore des aspirations vers le ciel et cherche le bonheur dans cette bienfaisance qui lui fait distribuer sa fortune au profit des autres. Supprimez l’air d’un foyer, le feu s’éteindra malgré tout ce qui peut l’alimenter. Il en est de même de la jouissance que la fortune fait éprouver au riche, elle est vivifiée par l’air qu’il échauffe.

« Et ceci, mes frères, me conduit à une seconde manière d’envisager les paroles de l’apôtre : « Car chacun portera son fardeau. » Les conditions sociales de la vie sont inégales. Pourquoi ? Ô mes très-chers frères, ne le voyez-vous pas ? Autant vaudrait demander pourquoi la vie est la sphère du devoir et la pépinière des vertus. Car si tous les hommes étaient égaux, s’il n’y avait ni souffrance, ni bonheur, ni pauvreté, ni richesse, la moitié au moins des vertus humaines ne disparaîtrait-elle pas d’un seul coup ? S’il n’y avait ni indigence, ni chagrin, que deviendrait le courage ? Que deviendrait la patience ? Que deviendrait la résignation ? S’il n’y avait ni grandeur, ni richesse, que deviendraient la bienveillance, la charité et la douce compassion, la tempérance au milieu du luxe, et la justice dans le maniement de l’autorité. Allons plus loin : supposons toutes les conditions égales : pas de revers de fortune, pas d’élévation, pas de chute, mais aussi rien à espérer, rien à craindre ; ne voyez-vous pas que vous tuez d’un coup toutes les facultés de l’âme et que vous brisez la chaîne qui rattache le cœur de l’homme à la providence de Dieu. Si nous pouvions anéantir le mal, nous anéantirions l’espérance, et l’espérance, mes très-chers frères, est le chemin de la foi. Ah ! mes frères, s’il était possible d’anéantir les inégalités sociales, ce serait bannir nos plus belles vertus, frapper de torpeur notre nature spirituelle, ce serait paralyser les facultés de notre esprit. Le monde moral comme le monde physique emprunte sa force et sa beauté à la diversité, au contraste.

« Chacun portera son fardeau. » Oui, c’est vrai. Mais prenons un des derniers versets du même chapitre. « Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ. » Oui ; tandis que le ciel donne à chacun sa part de souffrance, il fait de l’humanité tout entière une seule famille, grâce à ce sentiment qui, plus que tout autre, distingue l’homme de la brute : la sympathie, l’affection qui nous lie les uns aux autres ! Le troupeau ne s’inquiète point de la brebis qui va mourir dans son coin ; mais l’homme ne garde pas pour lui seul sa joie et sa douleur, et il partage la douleur et la joie de tous ceux qui l’entourent. Quiconque ne pense qu’à soi, abjure son titre d’homme ; car ne disons-nous pas d’un homme qui n’a aucune pitié pour ses semblables qu’il est inhumain ? Et ne disons-nous pas de celui qui s’afflige avec ceux qui pleurent, qu’il est humain ?

« Mes frères, ce qui a particulièrement caractérisé la divine mission de Notre-Seigneur, c’est l’appel direct qu’il a fait à ce sentiment qui nous distingue de la brute : Il s’empare, non pas de quelque rare faculté accordée seulement à un petit nombre d’hommes de génie, mais de ce vif élan du cœur qui nous est donné à tous ; et quand il dit : « Aimez-vous les uns les autres. — Portez les fardeaux les uns des autres, » il fait de la plus douce de nos émotions, la plus sacrée de ses lois. Le pharisien demande à Notre-Seigneur : « Qui est mon prochain ? » Notre-Seigneur répond par la parabole du bon samaritain : « Portez donc les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez les préceptes du Christ. » Ne croyez pas, ô mes frères, que ceci s’applique seulement aux aumônes ; à ces secours donnés aux malheureux et que l’on appelle charité ; à l’obligation imposée à tous de donner à un frère dans le besoin un peu de notre superflu. Non. J’en appelle aux plus pauvres d’entre vous, les plus cruels fardeaux sont-ils ceux du corps ? Un mot affectueux, une pensée tendre n’ont-ils pas souvent bien plus allégé vos cœurs que le pain donné comme à regret, et que la charité qui vous humilie de sa hauteur ? La sympathie est une aumône que nous pouvons tous faire, et la sympathie est la richesse du Christ. On dit que les riches doivent être charitables pour les pauvres et l’on ordonne aux pauvres d’être respectueux envers leurs supérieurs. Fort bien : je ne dis pas le contraire. Mais je dis aussi aux pauvres : À votre tour soyez charitables pour les riches ; et je dis aux riches : À votre tour soyez respectueux envers les pauvres.

« Portez les fardeaux les uns les autres. » Toi, pauvre, n’envie pas à ton frère ses biens temporels. Crois qu’il a aussi ses chagrins, ses inquiétudes, et que, pour être plus délicatement nourri il n’en est pas moins sensible à la douleur. N’a-t-il pas aussi ses tentations, puisque Notre-Seigneur s’est écrié : « Combien il sera difficile à un riche d’entrer dans le royaume des deux. » Et que sont les tentations sinon des épreuves ? Que sont des épreuves sinon des périls et des chagrins ? Ne vous croyez pas dispensés de la charité à l’égard de l’homme riche quand vous recevriez la subsistance de ses mains. Un écrivain païen souvent cité par les premiers prédicateurs de l’Évangile, a dit avec vérité : « Partout où il y a de la place pour un homme, il y a de la place pour un bienfait. »

« J’interroge ici ceux d’entre vous qui sont riches, mes frères : lorsque vous sortez pour aller visiter vos granges et vos greniers, vos jardins et vos vergers, si tout à coup au milieu du fol orgueil de votre cœur, vous voyez le laboureur froncer le sourcil, si vous vous sentez l’objet de la haine au milieu de votre abondance, si vous sentez que vos moindres fautes vous sont reprochées avec une grossière malice, et que vos bienfaits les plus sincères sont reçus avec une envieuse ingratitude, je vous le demande, toutes les jouissances que vous trouvez dans ces possessions mondaines ne s’évanouissent-elles pas de votre cœur ? Ne sentez-vous pas enfin tous les trésors de satisfaction que le pauvre est capable de vous donner ? Toutes ces richesses de Mammon passent sans retour. Mais il y a dans le sourire de celui à qui nous avons été utiles quelque chose que nous emportons avec nous dans les deux. Si donc vous voulez porter les fardeaux les uns des autres, il faut que les pauvres aient pitié des erreurs, et compassion des soucis du riche. Il a été dit à tous : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. » Mais ne crois pas, ô riche, que nous ne prêchions ici que pour le pauvre. S’il est de son devoir de ne pas envier tes richesses, il est du tien de faire tout ton possible pour adoucir ses travaux. Souviens-toi que lorsque Notre-Seigneur disait : « Combien il est difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux, » il répondait à ceux qui lui demandaient qui serait sauvé : « Les choses impossibles à l’homme sont possibles à Dieu. » Ce qui veut dire, mes frères, que l’homme abandonné à ses propres forces succombera, mais que l’homme fortifié par Dieu sera sauvé.

« Nous avons constamment sur les lèvres ce précepte si simple : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fît. » Pourquoi y manquons-nous si souvent dans la pratique ? Parce que nous négligeons de cultiver cette sympathie que la nature implante en nous comme un instinct, et que le Sauveur exalte comme un commandement. Si tu aimes ton prochain comme toi-même, considère d’avance ce que ton voisin pensera de ce que tu veux lui faire. Mets-toi à sa place ; si tu es fort et qu’il soit faible, daigne descendre de ta force pour entrer dans sa faiblesse. Dépose ton fardeau un instant pour prendre le sien. Fais cela, et tu avoueras souvent que ce qui te paraissait juste dans ta force te semblerait dur dans sa faiblesse. Ainsi donc, si vous voulez porter les fardeaux des petits, vous autres grands, ne sentez pas seulement pour eux, mais avec eux. Prenez garde que votre orgueil ne les irrite, que votre pouvoir ne les froisse de gaieté de cœur. Votre inférieur ici-bas est de la classe de ceux parmi lesquels furent choisis les apôtres, parmi lesquels est descendu de son trône, le Seigneur de la création. »

Ici le curé s’arrêta un moment et jeta un coup d’œil vers le banc voisin de la chaire où était assis le seigneur d’Hazeldean. Celui-ci, d’un air pensif, appuyait son menton sur sa main ; son front était penché et son visage plus coloré que de coutume.

« Mais, reprit le curé avec douceur, sans regarder son cahier et inspiré par la circonstance ; mais celui qui a pratiqué la sympathie ne tombe pas dans de telles erreurs, ou s’il y tombe il se hâte d’en sortir. La sympathie est si naturelle à l’homme de bien qu’il y obéit instinctivement quand il permet à son cœur d’écouter la voix de sa conscience. C’est la sympathie qui constitue le lien entre le riche et le pauvre. Par cette sympathie, nos différentes conditions ici-bas, quelles qu’elles soient, deviennent pour nous ce qu’elles doivent être selon la volonté de Dieu, c’est-à-dire des moyens pour chacun de nous d’exercer nos vertus. Par conséquent, si chacun en particulier porte son fardeau, tous, dans la communauté des âmes, doivent l’alléger en s’aidant mutuellement.

« Telle est la loi du Christ. Accomplissez-la, mes chères brebis ! »

Ici le curé termina son sermon, et les assistants inclinèrent la tête.