Mon roman/Partie 1/Livre 1

Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome Ip. np-53).
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PREMIÈRE PARTIE


LIVRE I.


CHAPITRE I.

« On n’a jamais eu l’occasion de s’en servir depuis que je suis dans la paroisse, dit le curé Dale.

— Qu’est-ce que cela prouve ? dit sèchement le squire en regardant le curé entre les deux yeux.

— Ce que cela prouve ? répéta M. Dale avec un sourire de bonhomie, qui trahissait cependant un peu trop de confiance dans sa supériorité. Et que prouve l’expérience, s’il vous plaît ?

— Que vos aïeux étaient de grands fous, et que leur petit-fils n’est guère plus sage.

— Squire, répliqua le curé, quoique ceci soit une triste conclusion, si vos paroles s’appliquent à tout le monde sans exception, et non aux Dale en particulier, elles ne sont pas de celles que ma sincérité comme logicien et mon humilité comme mortel me permettent de réfuter.

— Je vous en défie, dit M. Hazeldean, d’un ton triomphant. Mais pour rester dans la question (ce qui est terriblement difficile avec un curé), je vous prie seulement de regarder là-bas, et de me dire, en conscience, je ne dis pas même comme prêtre, mais comme simple paroissien, si vous avez jamais vu de spectacle plus honteux ? »

Et le squire, s’appuyant lourdement sur l’épaule gauche du curé, étendit sa canne en ligne parallèle avec l’œil droit de l’ecclésiastique disputeur, de façon à lui faire diriger sa vue vers l’objet qu’il avait décrit d’une façon si peu flatteuse.

« J’avoue, dit le curé, qu’aux yeux du premier venu c’est un objet qui, dans ses meilleurs jours, avait peu de prétentions à la beauté, et que l’abandon et la ruine n’ont pas rendu plus pittoresque ; mais, mon ami, aux yeux d’un philosophe des champs, d’un législateur ecclésiastique, cet objet, dans son abandon, dans sa ruine, devient des plus agréables au point de vue de la statistique morale de la paroisse, si je puis m’expliquer ainsi. »

Le squire regarda le curé comme s’il eût eu furieusement envie de le battre ; il est de fait que l’objet en question, aux yeux d’un homme d’ordre, d’un gentleman de campagne, d’un juge de paix, offrait un spectacle scandaleux et déshonorant. Il était couvert de mousse, mangé des vers, fendu par le milieu ; à travers ses quatre yeux sans orbite et entourés d’orties, perçait un chardon. Que dis-je, un chardon ! une forêt de chardons. Pour compléter la dégradation du tout, ces chardons avaient attiré l’âne du chaudronnier ambulant, et l’irrévérencieux animal était occupé à tirer son goûter des yeux et des mâchoires des ceps de la paroisse.

Le squire, dis-je, regarda le curé comme s’il eût eu furieusement envie de le battre ; mais ne manquant pas d’une certaine dose de patience et accoutumé à se maîtriser, d’ailleurs ayant là, sous la main, un objet sur lequel il pouvait décharger sa colère, il dévora son ressentiment qui alla tomber… sur le baudet.

Or le baudet avait le pied de devant embarrassé dans une corde à laquelle était attaché un morceau de bois appelé, de son nom technique, entrave ; de sorte qu’il n’avait guère de chance d’échapper à l’attaque que son goûter sacrilège avait justement provoquée. Mais comme l’âne, au premier coup de canne, s’était retourné avec une légèreté inaccoutumée, le squire se prit le pied dans la corde et alla tomber, tête en bas, jambes en l’air, au beau milieu des chardons. Le baudet pencha gravement la tête, et par trois fois flaira ou renifla son ennemi terrassé ; puis, bien convaincu qu’il n’avait plus rien à craindre pour le moment et désireux de tirer le meilleur parti possible de la trêve, suivant le conseil du poète, qui nous engage à cueillir les roses pendant qu’il en est temps, il tondit un chardon tout en fleur près de l’oreille du squire, si près même que le curé pensa que l’oreille avait suivi le chardon, d’autant plus que le squire, sentant la chaude haleine de la bête, hurla de toute la force de ses poumons.

« Grand Dieu ! est-elle enlevée ? dit le curé s’interposant entre l’âne et le squire.

— Mille diables ! cria le squire, qui se frictionnait tout en se remettant sur ses pieds.

— Chut ! doucement ! fit le curé. Quel horrible juron !

— Un horrible juron ? si vous aviez comme moi une culotte de nankin, dit le squire, en se frictionnant toujours, et que vous fussiez tombé dans un buisson de chardons, avec les dents d’un baudet à un pouce de votre oreille…

— Elle n’est donc point enlevée ? interrompit le curé.

— Non !… C’est-à-dire, je ne crois pas, fit le squire d’un ton d’hésitation, et il passa sa main sur l’organe en question. Non, elle n’est pas enlevée.

— Grâces au ciel ! dit le bon ecclésiastique avec douceur.

— Hum ! grommela le squire, qui recommençait de nouveau à se frictionner. Oui ! c’est ça, dites grâces au ciel ! quand je suis comme un porc-épic. Je serais vraiment bien aise de savoir à quoi servent les chardons.

— À la nourriture des baudets, si vous voulez bien le leur permettre, squire, répondit le curé.

— Vilaine brute ! » s’écria M. Hazeldean, dont la colère se ranima. Était-ce la vue du baudet, l’impossibilité de répondre au curé, ou l’effet d’une piqûre soudaine, piqûre trop aiguë pour qu’un homme, un homme en culotte de nankin surtout, pût l’endurer sans frapper du pied. « Vilaine brute ! s’écria-t-il, en brandissant sa canne vers le baudet qui, au moment de l’intervention du curé, avait respectueusement reculé de quelques pas, et qui en ce moment remuait sa maigre queue, et tentait vainement de lever une de ses pattes de devant que les mouches tourmentaient.

— Pauvre bête, dit le curé d’un ton de compassion. Voyez ! Il a sur l’épaule une écorchure que les mouches ont bien su trouver.

— J’en suis, pardieu ! bien aise, dit le squire, animé par la vengeance.

— Fi ! fi !

— C’est fort bon de dire, fi ! fi ! Ce n’est pas vous qui êtes tombé au milieu des chardons. Allons ! voyons ! qu’est-ce qu’il fait maintenant ? »

Le curé avait fait quelques pas vers un noisetier qui se trouvait sur la grand’place. Il en coupa une branche, revint vers le baudet, chassa les mouches et plaça avec une tendre sollicitude les larges feuilles sur la blessure. Le baudet tourna la tête et le regarda avec une douce surprise.

« Je parierais un shilling, dit le curé d’une voix douce, que voici la première fois depuis longtemps que tu es traité avec bonté. Et certes, c’est bien peu de chose ! »

Le curé mit sa main dans sa poche et en tira une pomme. C’était une belle pomme, bien grosse, bien colorée, une des pommes de la provision d’hiver, cueillie au plus bel arbre du presbytère. Le curé la portait à un petit garçon du village qui s’était particulièrement distingué au catéchisme. « En bonne justice, Lenny Fairfield devrait avoir la préférence, murmura le curé (l’âne releva une de ses oreilles et avança timidement la tête) ; mais Lenny Fairfield sera tout aussi content d’une pièce de quatre sous. Et quel plaisir pourrait te faire à toi une pièce de quatre sous ? » Le nez de l’âne touchait en ce moment la pomme. « Prends-la, au nom de la charité, dit le curé, la justice a l’habitude d’être servie la dernière ; » et l’âne prit la pomme. « Comment avez-vous eu le cœur… » dit le curé, en montrant la canne du squire.

L’âne cessa un moment de mâcher et regarda le squire de travers

« Bah ! mange donc. Il ne te battra plus maintenant.

— Non, dit le squire, comme pour s’excuser. Mais, après tout, ce n’est pas un âne de la paroisse, c’est un vagabond ; il faudrait le mettre en fourrière, mais la fourrière est en aussi mauvais état que les ceps, grâces à vos doctrines du jour.

— Doctrines du jour ! s’écria le curé presque avec indignation ; car il professait un souverain mépris pour les nouveautés. Ces doctrines-là sont aussi vieilles que le christianisme ; que dis-je ! aussi vieilles que le paradis, qui, je vous le ferai remarquer, vient d’un mot grec ou plutôt d’un mot persan, et signifie quelque chose de plus que jardin. Cela correspond, continua le curé, non sans un certain pédantisme, au mot latin vivarium, c’est-à-dire bocage, ou parc rempli d’innocentes créatures. Et, soyez-en sûr, les ânes avaient la permission d’y manger des chardons.

— C’est très-possible, dit le squire sèchement, mais Hazeldean, tout charmant qu’il soit, n’est pas le paradis : les ceps seront réparés demain ; oui ; et la fourrière aussi. Et le premier âne qu’on rencontrera y sera mis, aussi vrai que mon nom est Hazeldean.

— Eh bien ! dit le curé gravement, je souhaite que la paroisse voisine ne suive pas votre exemple et que nous ne soyons pris ni l’un ni l’autre en flagrant délit de vagabondage. »


CHAPITRE II.

Le curé Dale et le squire Hazeldean se séparèrent : celui-ci pour inspecter ses troupeaux ; celui-là pour visiter quelques-uns de ses paroissiens, y compris Lenny Fairfield, que le baudet avait frustré de sa pomme.

Lenny Fairfield ne devait pas être loin, car sa mère louait quelques acres de prairie au squire, et l’on était alors au temps de la fenaison. Léonard, communément appelé Lenny, était fils unique d’une mère veuve. L’habitation de celle-ci était quelque peu isolée et située dans un des nombreux enfoncements de la longue rue du village : c’était un cottage anglais dans toute l’acception du terme. Il datait au moins de trois siècles ; les murs étaient faits de moellons encadrés par des charpentes de chêne et bien blanchis chaque été ; le toit était de chaume, de petits carreaux y laissaient pénétrer le jour, et la vieille porte était élevée de deux marches au-dessus du sol. Autour de cette petite habitation se remarquait cette rustique et simple élégance que permet la campagne : un chèvre-feuille grimpait au-dessus de la porte ; quelques pots de fleurs étaient placés sur le rebord des fenêtres ; le petit parterre, en face de la maison, était entretenu avec le plus grand soin, et même avec goût. De grosses pierres de chaque côté du petit chemin avaient été disposées en forme de rocher et garnies de plantes grimpantes, alors en fleurs. Le champ de pommes de terre était caché aux regards par une haie de pois de senteur et de lupins ; tout cela, il est vrai, n’était qu’une élégance bien simple : mais que cette élégance en dit long sur le paysan et le propriétaire ! Le paysan qui aime son chez lui, trouve du temps pour embellir sa demeure et se complaît à l’orner, est à coup sûr une mauvaise pratique pour le cabaret, et un voisin sans danger pour les chasses réservées du squire.

En présence d’un pareil spectacle, le curé éprouvait un plaisir égal à celui d’un touriste à la vue des plus beaux paysages de l’Italie. Il s’arrêta un moment au guichet pour regarder autour de lui et aspira avec volupté les parfums des pois de senteur, qui se mêlaient à celui du foin fraîchement coupé dans les champs voisins et qu’une douce brise apportait jusqu’à lui. Il entra alors, frottant soigneusement sur le paillasson ses souliers, qui cependant étaient propres et luisants, car M. Dale était un fashionable parmi les ecclésiastiques ; il leva le loquet.

Ainsi que le touriste regarde avec un plaisir d’artiste la figure de quelque nymphe peinte sur un vase étrusque, et occupée à verser de son urne classique le jus du raisin, le curé éprouva un plaisir aussi innocent, sinon aussi distingué, à contempler la veuve Fairfield remplissant jusqu’aux bords un broc bien reluisant qu’elle destinait aux moissonneurs altérés.

Mistress Fairfield était une femme d’un certain âge, proprette, aux mouvements vifs et précis. En tournant la tête au bruit des pas du curé, elle laissa voir une figure avenante, quoique ses traits ne fussent point d’une beauté remarquable ; un visage sur lequel un sourire agréable et ouvert effaçait en ce moment quelques rides, qui disaient ses chagrins, mais ses chagrins passés. Sa joue pâle, plus pâle qu’il n’est ordinaire aux femmes de la campagne, portait à croire qu’elle avait passé les premiers temps de sa vie dans la lourde atmosphère des villes.

« Que je ne vous dérange pas, dit le curé à mistress Fairfield, qui lui faisait vivement la révérence. Si vous allez aux champs, j’irai avec vous. J’ai quelque chose à dire à Lenny, cet excellent garçon.

La veuve. Merci, monsieur ! vous êtes bien bon. Mais c’est la vérité.

Le curé. Il lit d’une façon remarquable, écrit passablement : c’est le plus sage de toute l’école au catéchisme et aux instructions.

La veuve (essuyant ses yeux avec le coin de son tablier). En vérité, monsieur, quand j’ai perdu mon pauvre Mark, je ne pensais pas pouvoir vivre comme je l’ai fait. Mais cet enfant est si aimable et si bon, qu’en le voyant assis là dans le cher fauteuil de Mark, et qu’en me rappelant combien Mark l’aimait et tout ce qu’il me disait de lui, je ne sais comment cela se fait, mais il me semble que mon bon mari me sourit encore, comme s’il voulait me voir rester sur terre, jusqu’à ce que notre garçon soit devenu grand et n’ait plus besoin de moi.

Le curé (détournant ses regards de la veuve et après un moment de silence). Vous n’avez jamais eu de nouvelles de Lansmere ?

La veuve. Non, monsieur ; depuis la mort de mon pauvre Mark, mes parents ne me regardent plus, ni moi ni mon garçon ; ce n’est pas, ajouta la veuve avec tout l’orgueil des paysans, que j’aie besoin de leur argent : seulement il est dur de se trouver en face de son père et de sa mère aussi mal à l’aise que devant des étrangers.

Le curé. Il faut les excuser. M. Avenel, votre père, a bien changé depuis le triste événement qui… Mais vous pleurez, mistress Fairfield : pardonnez-moi si je renouvelle votre douleur. Votre mère est un peu fière ; mais vous l’êtes aussi, à votre manière.

La veuve. Moi fière ! Dieu m’est témoin que je n’ai pas un brin d’orgueil, et voilà pourquoi ils m’ont toujours méprisée.

Le curé. Vos parents doivent être à leur aise. Je m’adresserai à eux dans un an ou deux pour Lenny ; car ils m’ont promis de pourvoir à ses besoins (comme c’est leur devoir) quand il serait plus grand.

La veuve (les yeux étincelants). J’espère, monsieur, que vous n’en ferez rien ; car je ne voudrais pas que Lenny fût le débiteur de ceux qui ne lui ont jamais adressé une seule bonne parole depuis qu’il est au monde. »

Le curé sourit et se mit à hocher la tête avec gravité en voyant l’empressement de la pauvre mistress Fairfield à se contredire si vite, elle qui prétendait n’avoir pas d’orgueil ; mais il comprit que ce n’était pas le moment d’essayer de calmer la plus implacable des rancunes, c’est-à-dire celle qu’on nourrit contre ses proches parents. Il coupa court à ce sujet de conversation et dit : « C’est bon, nous avons le temps de penser à l’avenir de Lenny ; mais nous oublions les faneurs ; venez donc ! »

La veuve ouvrit la porte de derrière qui conduisait aux champs à travers un petit verger rempli de pommiers.

Le curé. Vous avez là un endroit agréable et je vois que mon ami Lenny ne manquera pas de pommes. Je lui en avais apporté une ; mais je l’ai donnée en route.

La veuve. Oh ! monsieur ! c’est l’intention qui fait tout. Je l’ai bien senti, quand le squire, que Dieu bénisse ! m’a déchargée de deux livres sur le loyer, l’année où il… je veux dire, où Mark mourut.

Le curé. Si Lenny continue à vous aider ainsi, le squire pourra bientôt vous redemander les deux livres.

« Oui, monsieur, dit la veuve avec simplicité, j’espère que cela arrivera ! »


CHAPITRE III.

Ils furent bientôt dans le champ, et un garçon d’environ seize ans, mais d’apparence beaucoup plus jeune, comme il arrive à la plupart des enfants de la campagne, releva la tête de dessus son râteau et les regarda de ses beaux yeux bleus, qui étincelaient sons les boucles épaisses de superbes cheveux châtains.

Léonard Fairfield était en vérité un fort beau garçon ; s’il n’avait ni cette extrême vigueur, ni ce teint coloré qui forment l’idéal de la beauté rustique, il n’avait pas non plus les membres aussi délicats, la physionomie aussi fine que les enfants des villes, chez lesquels on cultive l’esprit aux dépens du corps ; et cependant, ses joues brillaient de la santé que donne la campagne, tandis que sa figure mignonne et ses mouvements agiles ne manquaient pas de la grâce des villes. Sa physionomie empruntait à son caractère particulier d’innocence et de simplicité quelque chose d’intéressant. On pouvait deviner qu’il avait été élevé par une femme, loin du contact familier des autres enfants ; son intelligence, au lieu de s’être développée au milieu des plaisanteries et des coups de poings des enfants de son âge, semblait avoir été nourrie des leçons de ses aînés dans la vie.

Le curé. Approchez, Lenny. Vous savez, je le vois, le profit qu’on peut tirer de l’école : devenir le soutien de votre mère est ce que vous pouvez y apprendre de mieux.

Lenny (baissant timidement les yeux et rougissant). Monsieur, cela viendra un de ces jours.

Le curé. À la bonne heure, Lenny ! Voyons, vous ne tarderez pas à être un homme. Quel âge avez-vous ?

Lenny lève vers sa mère un œil interrogateur.

Le curé. Vous devez le savoir, Lenny. Répondez vous-même. Laissez-le dire, mistress Fairfield.

Lenny (tournant dans ses mains son chapeau d’un air embarrassé). Eh bien ! voilà Flop, le vieux chien de notre voisin Dutton. Il se fait très-vieux maintenant.

Le curé. Je ne vous demande pas l’âge de Flop, mais le vôtre.

Lenny. C’est que, monsieur, j’ai entendu dire que Flop et moi, nous étions tous les deux tout petits à la même époque. C’est-à-dire que je… je… j’ai un peu plus de quinze ans.

Et Lenny releva fièrement la tête.

« Vous aimez beaucoup Flop, je suppose ?

— Oh ! certainement ! dit la veuve, Flop comme toutes les autres bêtes.

— Très-bien. Je suppose, mon garçon, que vous avez une belle pomme et que vous rencontrez un ami qui en ait plus besoin que vous, qu’en feriez-vous ?

— Ne vous déplaise, monsieur, je lui en donnerais la moitié. »

La figure du prêtre s’allongea. « Vous ne lui donneriez pas tout, Lenny ? »

Lenny réfléchit. « Un ami, monsieur, ne serait pas content si je lui donnais tout.

— En vérité, maître Léonard, vous parlez si bien qu’il faut que je vous dise, moi, toute la vérité. Je vous apportais une pomme pour vous récompenser de votre bonne conduite à l’école, mais je rencontrai en chemin un pauvre baudet qu’on avait battu pour avoir mangé un chardon, et j’ai pensé le consoler en lui donnant la pomme. Aurais-je dû ne lui en donner que la moitié ? »

L’innocente figure de Lenny devint souriante et exprima l’intérêt : « Et le baudet a-t-il été content de manger la pomme ? dit-il.

— Très-content, » fit le curé en fouillant dans sa poche. Mais songeant à l’âge de Léonard Fairfield et à son intelligence ; remarquant de plus, dans l’orgueil de son cœur, qu’il y avait là de nombreux témoins de son action, il pensa que ses deux sous étaient insuffisants, et dans sa générosité tira de sa bourse un six pence d’argent.

« Tenez, mon garçon, cela vous récompensera de la moitié de pomme que vous auriez gardée pour vous. » Le curé caressa la chevelure de l’enfant ; et après un ou deux mots affectueux adressés aux autres faneurs, et un bonjour amical à mistress Fairfield, il disparut dans un sentier qui conduisait à son propre champ.

Il venait de passer la barrière, quand il entendit un pas vif, mais timide, derrière lui. Il se retourna et vit son ami Lenny.

Lenny (à moitié pleurant et tendant sa pièce d’argent). Non, monsieur j’aimerais mieux ne pas l’avoir. Je préférerais donner tout à Neddy.

Le curé. Eh bien, alors, mon garçon, vous avez encore plus de droit à votre pièce.

Lenny. Non, monsieur, parce que vous ne me l’avez donnée que pour me consoler de la moitié de pomme. Et si j’avais donné la pomme tout entière, comme j’aurais dû le faire, je n’aurais eu aucun droit au six pence. Je vous en prie, monsieur, que cela ne vous offense pas : mais reprenez la pièce. »

Le curé hésita et le jeune garçon glissa le six pence dans sa main, comme l’âne y avait fourré son nez pour y prendre la pomme.

« Je vois, dis le curé Dale en a parte, que si l’on ne donne pas à la justice la première place, toutes les autres vertus mangent sa part. »

En vérité, le cas était difficile : la charité, la coquine hardie et impudente qu’elle est, se jetant toujours au milieu du chemin et prenant la pomme des gens pour en faire son butin, avait frustré Lenny de ce qui lui revenait ; et voilà que la délicatesse, cette vertu timide, rougissante, craintive comme une enfant, et qui néanmoins est toujours occupée à vider les poches de ses sœurs, essayait de lui dérober sa juste récompense. La chose était embarrassante ; car le curé tenait la délicatesse en grand honneur, en dépit de ses façons hypocrites, et n’aimait pas à lui donner au visage un coup qui pût l’effrayer à jamais. Aussi M. Dale restait-il irrésolu ; ses yeux allaient du six pence à Lenny, et de Lenny au six pence.

« Buon giorno, » dit une voix par derrière avec un accent légèrement étranger, et une figure singulière apparut à la barrière.

Figurez-vous un homme grand et excessivement maigre, vêtu du haut en bas d’habits noirs et râpés, le pantalon, étroit sur le mollet et la cheville, s’étend à cet endroit pour former une large guêtre sur de gros souliers noués fort haut ; un vieux manteau, bordé de rouge, est jeté sur une épaule, quoique le temps soit étouffant ; l’étranger porte sous le bras un parapluie rouge, de forme bizarre, avec un manche de cuivre ciselé, bien que pas un nuage ne se voie au ciel ; de chaque côté d’un chapeau de paille, aux bords prodigieusement larges, s’échappe une profusion de cheveux noirs, dont les boucles flottantes semblent aussi souples que la soie ; un teint jaune et basané, et des traits qui, sans être dépourvus de beauté pour un artiste, non-seulement diffèrent de ce que nous autres Anglais bien nourris, à la peau blanche et lisse, nous avons l’habitude de regarder comme beau, mais encore se rapprochent terriblement de ce que nous sommes disposés à regarder comme effrayant et diabolique ; pour m’expliquer enfin, vous avez devant vous un long nez, des joues creuses, des yeux noirs qui brillent d’un éclat perçant derrière de larges lunettes, et pour terminer le portrait, une bouche autour de laquelle se joue un sourire ironique, empreint d’une finesse singulière et d’un certain mystère. Représentez-vous ce personnage grotesque, étranger et vraiment diabolique aux yeux d’un paysan ; puis placez-le sur la barrière au milieu de ces champs verdoyants de l’Angleterre, en face de ce primitif village anglais ; asseyez-le là à califourchon, ses longues jambes pendantes ; qu’une courte pipe allemande laisse échapper de ses lèvres sardoniques des nuages de fumée, que ses yeux noirs lancent à travers ses lunettes tout leur éclat sur le curé questionnant encore Lenny, et vous croirez sans peine que Lenny fut pris d’une peur horrible.

« Vraiment, docteur Riccabocca, dit M. Dale en souriant, vous venez fort à propos pour résoudre une question digne d’un casuiste tel que vous. » Et le curé raconta le cas et posa la question : « Lenny Fairfield doit-il, oui ou non, avoir la pièce de douze sous ?

Cospetto ! dit le docteur, si la poule voulait se taire, personne ne saurait qu’elle a pondu un œuf. »


CHAPITRE IV.

« Accordé, dit le curé ; mais que s’en suit-il ? Le proverbe est bon, mais je n’en vois pas l’application.

— Mille pardons ! répliqua le docteur Riccabocca, avec toute l’urbanité d’un Italien ; mais il me semble que si vous aviez donné le six pence au fanciullo — je veux dire à ce bon petit garçon — sans lui raconter l’histoire de l’âne, vous ne vous seriez embarrassés ni lui ni vous dans ce maladroit dilemme.

— Mais, mon cher monsieur, dit tout bas le curé avec douceur, en se penchant vers l’oreille du docteur, j’aurais alors perdu l’occasion d’inculquer une leçon de morale, vous comprenez. »

Le docteur Riccabocca haussa les épaules, remit sa pipe à sa bouche et aspira une longue bouffée. C’était une bouffée éloquente, bien que cynique, une bouffée particulière à notre fumeur philosophe, une bouffée qui manifestait l’incrédulité la plus absolue, sur l’effet de la leçon de morale du curé.

« Enfin vous ne nous avez pas encore fait part de votre avis ! » dit le curé après une pause.

Le docteur retira sa pipe : « Cospetto ! dit-il, quiconque lave la tête d’un âne perd son savon.

— Quand vous laveriez la mienne cinquante fois avec vos proverbes qui sont des énigmes, dit le curé avec impatience, vous ne la rendriez pas plus sage.

— Mon bon monsieur, dit le docteur en s’inclinant sur son perchoir, je n’ai jamais eu l’intention de dire qu’il y eût plus d’un âne dans l’histoire ; mais j’avais cru ne pouvoir mieux expliquer ma pensée, qui est simplement celle-ci : vous avez lavé la tête de l’âne, donc vous devez perdre le savon. Donnez le six pence au fanciullo, et c’est une grosse somme vraiment pour un petit garçon, qui peut la dépenser tout entière en menus plaisirs !

— Venez, Lenny, vous entendez ? dit le curé en lui tendant le six pence. Mais Lenny recula et jeta sur l’arbitre un regard de grande aversion et de profond dégoût.

— S’il vous plaît, monsieur Dale, dit-il avec obstination, j’aime mieux ne pas la prendre.

— C’est une question de sentiment, vous voyez, dit le curé en se tournant vers l’arbitre ; et je crois que l’enfant a raison.

— Si c’est une question de sentiment, répondit le docteur Riccabocca, il n’y a plus rien à dire. Quand le sentiment paraît à la porte, la raison n’a plus qu’à se sauver par la fenêtre.

— Allez, mon bon garçon, dit le curé en mettant la pièce dans sa poche ; mais attendez ! donnez-moi d’abord votre main. Là, je vous comprends ; — adieu ! »

Les yeux de Lenny brillèrent de satisfaction quand le curé lui serra la main, et ne se sentant pas la force de parler, il s’éloigna brusquement. Le curé s’essuya le front et s’assit sur la barrière à côté de l’Italien.

La vue qui s’offrait à eux était belle, et tous deux l’apprécièrent assez (quoique différemment) pour rester silencieux quelques instants. De l’autre côté du sentier que l’on apercevait à travers les éclaircies des vieux chênes et des noisetiers qui bordaient les palissades moussues du parc d’Hazeldean, s’élevaient de gracieuses et verdoyantes collines tachetées de moutons et de troupeaux de daims ; une belle avenue s’étendait au loin vers la gauche et venait se terminer à droite à quelques mètres environ d’un saut-de-loup qui séparait le parc d’une pelouse unie, parsemée de bouquets d’arbrisseaux et de corbeilles de fleurs, dont la beauté était encore rehaussée par deux cèdres majestueux. Sur cette plate-forme, que l’on ne voyait qu’en partie, s’élevait l’antique manoir du squire, avec ses briques rouges, ses fenêtres en ogive, ses pignons, et ses cheminées aux formes bizarres. De ce côté de la route, juste en face des deux personnages, apparaissaient au détour du chemin les blancs cottages, tandis qu’au loin le terrain en pente laissait la vue se perdre sur un horizon immense de bois, de prés, de clochers et de fermes. Par derrière, à travers un rideau de lilas et d’arbres verts, on apercevait le presbytère, se détachant sur un fond de verdure. Les oiseaux étaient encore dans les haies, seulement de temps à autre, et comme sortant du plus profond des bois lointains, se faisait entendre le doux chant du coucou.

« Vraiment, dit M. Dale avec douceur, le Seigneur m’a donné un bel héritage. »

L’Italien ramena brusquement son manteau sur lui et poussa un léger soupir. Peut-être pensait-il à son ciel brûlant et sentait-il qu’au milieu de cette fraîche verdure du Nord l’étranger n’avait pas d’héritage.

Cependant, avant que le curé eût pu remarquer le soupir ou en deviner la cause, les lèvres minces du docteur Riccabocca prirent une expression presque méchante.

Per Bacco ! dit-il, je remarque que dans tous les pays les corbeaux font leurs nids sur les arbres les plus beaux. Je suis sûr que Noé, lorsqu’il s’arrêta sur l’Ararat, trouva quelque noir gentleman déjà installé à l’endroit le plus agréable de la montagne et attendant son dixième du bétail à la sortie de l’arche.

Le curé arrêta ses yeux pleins de douceur sur le philosophe, et son regard avait quelque chose de si suppliant, que le docteur Riccabocca se détourna et se remit à bourrer sa pipe. Le docteur Riccabocca abhorrait les prêtres ; mais, quoique le curé Dale fût un prêtre dans toute l’acception du mot, il semblait en ce moment si différent de l’idée que le docteur Riccabocca se faisait d’un prêtre, que le cœur de l’Italien s’indigna lui-même de sa plaisanterie irrévérencieuse sur l’habit ecclésiastique. Un incident vint heureusement faire diversion à ce malencontreux début de conversation : ce n’était rien moins que l’arrivée de l’âne lui-même… j’entends de l’âne qui avait mangé la pomme.


CHAPITRE V.

Le chaudronnier était un gaillard au teint basané, bon vivant et de plus musicien, car il chantait tout en faisant tournoyer son bâton, et à chaque refrain le bâton retombait sur le dos du baudet. Le chaudronnier marchait derrière et chantait, l’âne cheminait devant et était rossé.

« Votre pays est singulier, dit le docteur Riccabocca ; dans le mien, l’âne qui reçoit les coups n’est pas celui qui marche le premier dans le cortège. »

Le curé sauta à bas de la barrière, et regardant par-dessus la haie qui séparait le champ de la route : « Doucement, doucement, dit-il ; le sifflement du bâton gâte la chanson ! Ô monsieur Sprott ! monsieur Sprott ! un brave homme doit avoir pitié de sa bête. »

L’âne parut reconnaître une vois amie, car il s’arrêta court, dressa vivement une oreille et leva la tête.

Le chaudronnier mit la main à son chapeau et leva aussi la tête : « Dieu bénisse Votre Révérence ! il n’y pense seulement pas, il est accoutumé à ça. Je ne voudrais pas te faire de mal, n’est-ce pas, Neddy ?… »

Le baudet secoua la tête et frissonna : peut-être une mouche s’était-elle posée sur la plaie, que les feuilles de noisetier ne protégeaient plus.

« Je suis bien persuadé que vous ne vouliez pas lui faire de mal, Sprott, dit le curé plutôt politiquement que poliment (car il avait assez étudié le cœur humain, pour savoir qu’il faut ménager, amadouer, flatter, si l’on veut s’interposer avec succès entre un homme et son âne) ; je suis bien persuadé que vous ne vouliez pas lui faire de mal ; mais il a déjà sur le dos une plaie large comme la main, la pauvre bête !

— Ah ! bon Dieu, oui ; il s’est fait ça en jouant avec la mangeoire, le jour que je lui ai donné de l’avoine, » dit le chaudronnier.

Le docteur Riccabocca ajusta ses lunettes et examina l’âne ; l’âne dressa l’autre oreille et examina le docteur Riccabocca. Dans cette mutuelle revue de qualités physiques, l’extérieur de chacun étant mis en balance, nous ne saurions affirmer que l’avantage appartînt au philosophe.

Le curé faisait grand cas de la sagesse de son ami dans toutes les matières purement séculières.

« Dites une bonne parole pour l’âne, murmura-t-il.

— Monsieur, dit le docteur, en s’adressant à M. Sprott, auquel il fit un salut respectueux, j’ai chez moi, au Casino, une grande cafetière qui a besoin d’être soudée, pourriez-vous me recommander un chaudronnier ?

— Eh ! mais c’est mon affaire, dit M. Sprott, et il n’y a pas dans le pays de chaudronnier que je puisse mieux recommander que moi-même.

— Vous plaisantez, mon bon monsieur, dit le docteur en souriant avec bonhomie, un homme qui ne peut pas raccommoder un trou dans le dos de son âne ne peut s’abaisser à souder ma grande cafetière.

— Par Dieu, monsieur, dit le chaudronnier d’un air malin, si j’avais su que le pauvre Neddy eût de si grands amis en cour, je me serais douté que c’était un gentleman, et je l’aurais traité comme tel.

Corpo di Bacco ! fit le docteur, quoique la plaisanterie ne soit pas neuve, il me semble que le chaudronnier ne s’en tire pas mal.

— C’est vrai ; mais l’âne ! dit le curé ; j’ai grande envie de l’acheter.

— Permettez-moi de vous raconter une anecdote à ce sujet, dit le docteur Riccabocca.

— Voyons ? fit le curé d’un air interrogateur.

— L’empereur Adrien, se rendant un jour aux bains publics, vit un vieux soldat qui avait servi sous lui se frotter le dos contre un mur. L’empereur, qui était un sage et par conséquent curieux et avide de s’instruire, envoya chercher le soldat et lui demanda pourquoi il avait recours à ce genre de friction.

— Ah ! répondit le vétéran, c’est que je ne suis pas assez riche pour me faire frotter par des esclaves.

« L’empereur fut touché : il lui donna de l’argent et des esclaves.

« Le lendemain, quand Adrien se rendit aux bains, il put voir tous les vieillards de la ville se frottant à qui mieux mieux contre le mur. L’empereur les fit venir et leur adressa la même question qu’il avait faite au soldat. Les vieux rusés, comme de juste, lui firent la même réponse que celui-ci.

— Mes amis, dit Adrien, puisque vous êtes si nombreux, je vous engage à vous frotter les uns les autres. M. Dale, si vous ne désirez pas qu’on vous amène tous les baudets du pays avec une plaie sur le dos, vous ferez bien de ne pas acheter celui du chaudronnier.

— C’est vraiment la chose du monde la plus difficile que de faire un peu de bien, » murmura le curé en arrachant avec colère une petite branche qu’il rompit en deux et jeta loin de lui : un des fragments atteignit le nez du baudet. Si l’âne avait pu parler, il se fût sans doute écrié : Et toi aussi, Brutus ! Quoi qu’il en soit, il baissa les oreilles et continua son chemin.

Hue donc ! fit le chaudronnier, et il suivit l’âne ; puis, s’arrêtant, il regarda par-dessus son épaule, et voyant les yeux du curé fixés tristement sur son protégé. Ne craignez rien, Votre Révérence, cria le chaudronnier avec bonhomie, je ne lui garderai pas rancune. »


CHAPITRE VI.

« Quatre heures ! s’écria le curé en regardant à sa montre. Me voici en retard d’une demi-heure pour le dîner, et mistress Dale m’avait particulièrement recommandé d’être exact, à cause de la belle truite que le squire nous a envoyée. Voulez-vous risquer, docteur, de partager ce que nous appelons familièrement la fortune du pot ? »

Riccabocca, en sa qualité de profond philosophe, avait la prétention de pénétrer les secrets mobiles de la conduite humaine. Quand le curé l’invita à partager la fortune du pot, il sourit d’un air d’orgueilleuse satisfaction, car mistress Dale passait pour avoir ce que ses amis appelaient ses petites humeurs et, comme il arrive rarement aux femmes bien élevées de s’abandonner à leurs petites humeurs en présence d’une tierce personne qui n’est pas de la famille, le docteur Riccabocca en concluait fortement qu’il était invité à se placer entre le pot et la fortune : néanmoins, comme il était amateur de truites et bien meilleur qu’il n’aurait dû l’être d’après ses principes, il accepta l’hospitalité du curé. Mais il le fit avec un malin regard lancé par-dessus ses lunettes, regard qui fit monter le rouge aux joues du coupable. Certainement cette fois Riccabocca avait touché juste dans son adresse à deviner les mobiles secrets des actions humaines.

Tous deux marchant côte à côte, traversèrent un petit pont jeté sur le ruisseau et entrèrent dans le jardin du presbytère. Deux chiens qui semblaient avoir fait le guet dans l’attente de leur maître s’élancèrent vers lui en aboyant. Le bruit attira l’attention de Mme Dale qui, l’ombrelle à la main, se précipita d’une porte vitrée ouvrant sur la pelouse. Ô lecteur ! sans doute qu’au fond de ton cœur tu te ris du peu de connaissance qu’a l’auteur des petits mystères de la vie domestique : tu te dis : Joli moyen, en vérité, de calmer les petites humeurs de mistress Dale que de venir ajouter à l’offense d’avoir fait attendre ce poisson, le crime d’amener à l’improviste un ami pour le manger. La fortune du pot, malepeste ! quand le pot a bouilli une demi-heure de trop !

Mais à ta honte, à ta profonde confusion, ô lecteur, apprends que l’auteur et le curé Dale savaient parfaitement tous deux ce qu’ils faisaient.

Le docteur Riccabocca était le favori de mistress Dale ; et la seule personne de tout le comté qui ne la mît pas hors d’elle en lui tombant des nues au moment du dîner. De fait, quelque étrange que cela puisse paraître, à première vue, le docteur Riccabocca avait en lui ce mystérieux je ne sais quoi que nous autres hommes nous comprenons si peu, mais que les femmes admirent. Il devait cela en partie à sa politique profonde, mais hypocrite, car il regardait la femme comme l’ennemie naturelle de l’homme, ennemi contre lequel il était nécessaire de se tenir toujours en garde, qu’il était prudent de désarmer par l’apparence de la servilité la plus flatteuse et de la plus humble complaisance. Il le devait aussi en partie à la nature compatissante et tendre de celles qu’il traitait si mal ; car les femmes aiment ceux qu’elles peuvent plaindre sans les mépriser, et dans la pauvreté du signor Riccabocca, dans son abandon, dans son exil volontaire ou forcé, il y avait quelque chose qui excitait la pitié ; et en dépit de son habit râpé, de son parapluie rouge, de ses cheveux ébouriffés, il avait, surtout en s’adressant aux femmes, un air de gentleman et de courtois chevalier, plus naturel surtout alors à un Italien bien élevé, de quelque condition qu’il fût, qu’aux plus hauts personnages de toute autre contrée de l’Europe : car, si j’accorde qu’il n’y a rien de plus parfait que la politesse des marquis français de l’ancien régime, rien de plus franchement gracieux que le cordial empressement d’un gentleman anglais, rien de plus agréablement prévenant que le bon cœur naturel de quelque patriarche allemand qui veut bien oublier ses seize quartiers pour avoir le plaisir de vous accorder une faveur, cependant je dois dire que ces exemples de douce urbanité dans ces différentes nations sont rares ; tandis que l’amabilité et la politesse sont les attributs naturels de presque tous les Italiens. Ils semblent leur avoir été transmis de temps immémorial par des ancêtres, émules de l’urbanité de César et policés par la grâce d’Horace.

« Le docteur Riccabocca consent à dîner avec nous, s’écria vivement le curé.

— Si madame le permet, dit l’Italien, en s’inclinant sur la main qui lui était tendue et qu’il omit cependant de prendre, en voyant la place déjà occupée par la montre.

— Je crains seulement que la truite ne soit tout à fait manquée, commença mistress Dale d’une voix plaintive.

— Ce n’est pas à la truite que l’on pense, quand on dîne avec vous, madame, dit l’infâme hypocrite.

— Mais je vois James qui vient nous annoncer que le dîner est prêt, dit le curé.

— Il y a trois quarts d’heure qu’il l’a annoncé, cher Charles, répondit mistress Dale en prenant le bras du docteur Riccabocca.


CHAPITRE VII.

Le soir venu, Riccabocca retourna chez lui à travers champs. M. et mistress Dale l’avaient accompagné à moitié chemin, et en revenant vers le presbytère, ils se retournèrent pour regarder encore la grande taille de l’étranger se perdant lentement au milieu des ondulations du blé vert.

« Pauvre homme ! dit mistress Dale avec compassion : il manquait un bouton à son poignet de chemise. Quel malheur qu’il n’ait personne pour prendre soin de lui ! C’est vraiment un homme d’intérieur. Ne pensez-vous pas, Charles, que ce serait bien heureux, si nous pouvions lui trouver une bonne femme.

— Hum ! fit le curé. Je doute qu’il fasse du mariage tout le cas qu’il devrait.

— Que voulez-vous dire, Charles ? je n’ai de ma vie vu un homme plus galant auprès des dames.

— Oui, mais….

— Mais quoi ? Vous êtes toujours si mystérieux !

— Mystérieux ! non ! Carry ! Mais si vous pouviez entendre ce que le docteur dit quelquefois des femmes !

— Oui, quand les hommes sont ensemble, mon cher, je vous comprends, on en dit de belles sur nous. Mais vous êtes tous les mêmes, n’est-il pas vrai, mon ami ?

— Je sais, dit le curé simplement, que j’ai de bonnes raisons de dire du bien de votre sexe, quand je pense à vous et à ma pauvre mère. » Mistress Dale, qui, malgré ses humeurs, était une excellente femme, et aimait son mari de toute la force de son ardent petit cœur, fut vivement touchée. Elle lui serra la main et ne l’appela pas une seule fois cher pendant tout le trajet.

Cependant l’Italien avait traversé les champs, et était arrivé sur la grande route environ à deux milles d’Hazeldean. D’un côté s’élevait une vieille auberge solitaire, telle qu’étaient les auberges avant qu’on en eût fait des hôtels du chemin de fer, de bonnes maisons carrées, massives, antiques, vous promettant l’hospitalité et le confortable avec leurs grandes enseignes qui se balançaient au-dessus de la porte, attachées à une branche d’orme ; puis la longue suite d’étables qui s’étendait par derrière avec une chaise de poste ou deux dans la cour et le joyeux aubergiste causant de la récolte avec quelque robuste fermier, dont le vigoureux poney s’arrêtait de lui-même à la porte bien connue.

En face de cette auberge, de l’autre côté du chemin, s’élevait la demeure du docteur Riccabocca.

Quelques années avant la date de ce récit, la diligence, se rendant d’un port de mer à Londres, s’arrêta devant l’auberge suivant sa coutume pendant une bonne heure, afin que les voyageurs pussent dîner comme des Anglais chrétiens et non pas engouffrer une assiettée de soupe bouillante, comme des païens de Yankees avec ce maudit sifflet qui se fait entendre comme un démon à leurs oreilles. C’était le meilleur endroit de toute la route pour faire un bon dîner, car la truite du ruisseau voisin était renommée et renommés aussi les moutons du seigneur d’Hazeldean.

De l’intérieur de la diligence étaient descendus deux voyageurs qui, seuls insensibles aux attraits du mouton et de la truite, refusèrent de dîner. C’étaient deux étrangers à la figure mélancolique : l’un était le docteur Riccabocca, presque tel que nous le voyons maintenant, sinon que ses vêtements noirs étaient moins usés, son grand corps moins maigre et qu’il ne portait pas encore de lunettes : l’autre était son domestique. Ils voulaient marcher un peu pendant que la voiture était arrêtée. En ce moment l’œil de l’Italien s’était fixé sur une maison délabrée et presque en ruines, qui néanmoins était bien située. À mi-côte, sur une verte colline, tournée en plein midi avec une petite cascade tombant d’un rocher artificiel ; une terrasse avec une balustrade, quelques urnes et quelques statues brisées devant son portique ionien. Sur la route se trouvait un écriteau avec des caractères à demi effacés annonçant que la maison était à louer non meublée avec ou sans terrain.

L’habitation qui paraissait si abandonnée et qui évidemment devait être restée longtemps à la charge du propriétaire appartenait au squire Hazeldean. Elle avait été bâtie par son grand-père maternel, gentilhomme campagnard, qui était allé en Italie (voyage assez rare alors pour qu’on pût s’en vanter). À son retour dans ses foyers, il avait tenté d’imiter en miniature une villa italienne. Il laissa pour héritière une fille unique qui épousa le père du squire Hazeldean. Depuis cette époque, la maison, délaissée par ses propriétaires pour la résidence plus vaste des Hazeldean, était restée inhabitée et abandonnée. Plusieurs locataires s’étaient présentés, mais les honnêtes squires de campagne admettent difficilement dans leurs propriétés un voisin rival. Les uns désiraient chasser : « pour cela, disaient les Hazeldean, qui étaient grands chasseurs et fort avares de gibier, c’est tout à fait hors de question. » Les autres étaient de grands personnages de Londres : « les domestiques de Londres, disaient les Hazeldean, gens prudents et sévères sur la morale, corrompraient les nôtres et apporteraient ici les prix de Londres. » D’autres encore étaient des négociants retirés : sur quoi les Hazeldean relevaient leurs nez d’agriculteurs. Bref, les uns étaient de trop haute volée, les autres de trop basse condition. Ils refusaient les uns parce qu’ils les connaissaient trop bien, « les amis valent mieux à distance, » disaient-ils. Ils refusaient les autres parce qu’ils ne les connaissaient point du tout. « Les étrangers ne portent pas bonheur, » disaient-ils encore. À la fin, comme la maison tombait de plus en plus en ruines, personne n’en voulut à moins qu’elle ne fût réparée au fond en comble, « comme si l’on était cousu d’argent, » disaient les Hazeldean. Si bien que la maison restait inhabitée et ruinée. C’est alors que parurent sur la terrasse les deux Italiens solitaires, se regardant avec un sourire : on eût dit que pour la première fois depuis qu’ils avaient mis le pied en Angleterre, ils reconnaissaient dans des piliers à moitié renversés, dans des statues brisées, dans une terrasse où l’herbe croissait, dans une orangerie en ruines, un souvenir de la patrie qu’ils avaient quittée.

En retournant à l’auberge, le docteur Riccabocca apprit de l’aubergiste lui-même, locataire du squire, diverses particularités relatives à l’habitation en question. Peu de jours après, M. Hazeldean reçut une lettre d’un avoué célèbre de Londres qui lui donnait avis qu’un étranger très-respectable l’avait chargé d’entrer en affaires pour Clump-Lodge, autrement appelé le Casino. On prévenait en même temps que ledit gentleman ne chassait pas, qu’il vivait dans la plus grande retraite, et, que n’ayant pas de famille, il ne demanderait aucune réparation, pourvu toutefois que le toit fût à l’épreuve de la pluie. Il espérait qu’en se montrant aussi accommodant, il trouverait le loyer accessible à ses modiques ressources. L’offre arriva à un heureux moment : l’intendant venait de représenter au squire la nécessité de faire quelques travaux pour empêcher le Casino de tomber complètement ; et le squire maudissait le destin qui avait fait du Casino un bien substitué, de telle sorte qu’il ne pouvait le démolir pour en utiliser les matériaux. M. Hazeldean saisit au vol la proposition, comme une belle dame qui a refusé les meilleurs prétendants du royaume finit par accepter quelque vieux capitaine à demi-solde, criblé de blessures, et il répondit que pour ce qui était du loyer, si le client de l’avoué était un homme paisible et honorable, il n’y tenait guère : il laisserait la maison au gentleman sans exiger de loyer pour la première année, à la condition seulement pour le locataire de payer les impôts et de réparer un peu l’habitation. Si tous deux se convenaient, ils pourraient s’entendre ensuite. Dix jours après cette gracieuse réponse, le signor Riccabocca et son domestique arrivèrent : et avant la fin de l’année, le squire fut si content de son locataire qu’il lui fit un bail de sept, quatorze ou vingt et un ans à un prix purement nominal, pourvu que le signor Riccabocca consentît à tenir les lieux en un bon état, à consolider les toits et les palissades que le squire avait généreusement remis à neuf à ses frais. Ce fut chose surprenante de voir combien l’Italien embellit peu à peu l’habitation et à combien peu de frais. Il est vrai qu’il avait peint de ses propres mains les murailles de la salle d’entrée, de l’escalier et des chambres de son appartement. Son domestique avait fait la plus grande partie des tapisseries : tous deux s’étaient partagé les soins du jardin : les Italiens semblaient s’être unis dans leur amour pour cet endroit et ils cherchaient à l’embellir, comme ils auraient pu faire de quelque chapelle favorite en l’honneur de leur sainte madone.

Il fallut aux habitants du pays beaucoup de temps pour s’habituer aux manières singulières des étrangers. Ce qui les offensa d’abord ce fut la parcimonie avec laquelle ils vivaient. En effet, trois jours sur sept, le domestique et le maître ne mangeaient que des légumes du jardin et des poissons du ruisseau voisin. Quand ils ne pouvaient point attraper de truites, ils faisaient frire des vérons ; dans tous les cours d’eau, les vérons sont plus abondants que les truites. Le second point qui excita la colère des naturels, celle des femmes surtout, ce fut le peu d’occupation que ces deux hommes donnaient à un sexe regardé habituellement comme indispensable dans les affaires du ménage. D’abord, ils avaient commencé par se passer complètement de femmes ; mais il s’éleva contre eux un tel cri d’horreur, que le curé Dale s’aventura à toucher un mot sur ce sujet. Riccabocca prit la chose en bonne part et une vieille femme fut conséquemment engagée à trois shillings par semaine, prix débattu, pour laver et frotter autant qu’elle le pourrait pendant la journée. Elle rentrait toujours coucher chez elle. Le domestique mâle, que l’on appelait dans le voisinage Jackeymo, remplissait tous les autres offices auprès de son maître. Il balayait sa chambre, époussetait ses papiers, préparait son café, faisant cuire son dîner, brossait ses habits et nettoyait ses pipes. Or le docteur en avait une ample collection. Mais quelque caché que soit le cœur d’un homme, il finit toujours par se faire connaître peu à peu. En bien des petites circonstances l’Italien avait fait preuve de bonté, de générosité même, quoique plus rarement ; tout cela avait servi à imposer silence à ses calomniateurs, et il s’était fait insensiblement une bonne réputation. On le soupçonnait bien, il est vrai, d’avoir quelque penchant pour la magie noire et une inclination singulière à laisser mourir de faim Jackeymo et lui-même ; sous tout autre rapport, il avait la réputation d’un homme assez inoffensif.

Le signor Riccabocca était devenu, comme nous l’avons vu, un habitué du presbytère. Il n’en était pas de même au château ; car, quoique le squire fût très-liant avec tous ses voisins, il était, comme la plupart des gentilshommes de campagne, fort susceptible : Riccabocca avait refusé avec force politesse, mais néanmoins avec obstination, les invitations à dîner de M. Hazeldean. Quand le squire s’aperçut que l’Italien refusait rarement de dîner au presbytère, il se sentit blessé au vif, lui, Hazeldean, si fier de l’hospitalité qu’il offrait aux étrangers, et il cessa les invitations si grossièrement refusées. Néanmoins, comme il était impossible au squire, malgré sa susceptibilité, d’en vouloir longtemps à quelqu’un, il donnait de temps à autre signe de vie en envoyant à Riccahocca du gibier et il serait venu le voir plus souvent qu’il ne faisait, si Riccabocca ne l’avait reçu avec une politesse si affectée, que le brusque et franc gentilhomme campagnard s’en allait penaud et décontenancé, et avait l’habitude de dire que se présenter chez Rickeybockey était aussi difficile que de se présenter à la cour.

Mais revenons au docteur, que nous avons laissé sur la route. Pendant ce temps il avait gravi un étroit sentier, qui tournait autour de la cascade, puis avait passé devant un treillage garni de vigne dont Jackeymo était positivement parvenu à faire ce qu’il appelait du vin, c’est-à-dire une espèce de liqueur dont le goût aigre eût fait tressaillir d’effroi le membre le plus calme de la société hygiénique, si le choléra avait été connu alors. Aussi, malgré sa robuste constitution, le squire Hazeldean, qui buvait impunément tous les jours sa bouteille de Porto, s’y trouva pris : ayant un jour rapidement avalé quelques gouttes de cet affreux liquide, il fût resté sur la place, si l’apothicaire ne lui eût donné une ordonnance longue comme le bras. Dépassant les treilles, le docteur Riccabocca entra sur la terrasse dont les dalles étaient propres et luisantes. Ici c’étaient ses fleurs favorites gracieusement rangées sur des étagères ; là quatre orangers étaient en pleine floraison, plus loin une espèce de kiosque ou de belvédère, qu’il avait construit avec Jackeymo, lui servait de cabinet de travail depuis le mois de mai jusqu’au mois d’octobre, et du haut du belvédère la vue s’étendait sur un vaste espace de verdure : on eût dit que la nature hospitalière présentait son frais gazon comme un banquet à l’exilé.

Un homme, qui avait jeté son vêtement sur la rampe de la terrasse, était occupé en ce moment à arroser les fleurs : ses mouvements étaient si mécaniques, sa figure basanée si impassible, si grave, qu’on l’eût pris pour un automate d’acajou.

« Giacomo, » fit Riccabocca, avec douceur.

L’automate s’arrêta et tourna la tête.

« Laisse ton arrosoir et viens ici, « continua Riccabocca en italien, puis il se dirigea vers la rampe, sur laquelle il s’appuya. Monsieur l’historien Mitford n’a pas hésité à appeler Jean-Jacques John-James. Nous suivrons cet illustre exemple, en changeant à l’anglaise le nom de Giacomo en celui de Jackeymo. Jackeymo donc vint aussi vers la balustrade et resta debout à quelque distance derrière son maître.

« Mon ami, dit Riccabocca, les entreprises ne nous ont pas toujours réussi. Ne crois-tu pas que ce serait braver notre mauvaise étoile que de louer ces champs à notre propriétaire ? » Jackeymo se signa et fit un mouvement bizarre avec une petite amulette de corail qu’il portait enchâssée dans une bague à son doigt.

« Si la madone nous protège et que nous puissions trouver un garçon bon marché ! dit Jackeymo d’un air de doute.

Più vale un presente che dui futuri, dit Riccabocca. (Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras.)

Chi non fa quando puo, non puo fare quando vuole (qui ne fait quand il peut, ne peut plus quand il veut), répondit Jackeymo d’un ton aussi sentencieux que son maître. Et, de plus, le padrone devrait songer à temps qu’il lui faut amasser quelque chose pour la dot de la pauvre signorina. »

Riccabocca sourit et ne répondit pas.

« Elle doit être haute comme ça, maintenant, » dit Jackeymo en élevant sa main jusqu’à un point imaginaire un peu au-dessus de la rampe. Les yeux de Riccabocca suivirent par-dessus ses lunettes la main de Jackeymo.

« Si le padrone pouvait seulement l’avoir ici. Il ne la laisserait jamais le quitter que pour aller avec un mari, continua Jackeymo.

— Mais ce climat, elle ne pourra jamais le supporter, dit Riccabocca en s’enveloppant de son manteau, tandis que le vent du nord soufflait.

— Les orangers mêmes fleurissent ici avec des soins, dit Jackeymo en se retournant pour tirer un rideau qui protégeait les orangers du côté du nord. Voyez ! » ajouta-t-il en se retournant avec une branche pleine de boutons.

Le docteur Riccabocca se pencha sur la fleur et la plaça dans son sein.

« L’autre pourrait être aussi là, dit Jackeymo.

— Pour y mourir, comme celle-ci le fait déjà, répondit Riccabocca ; n’en parlons plus. »

Jackeymo haussa les épaules, et, lançant un regard vers son maître, il passa sa main sur ses yeux.

Il se fit un moment de silence. Jackeymo le rompit le premier.

« Mais ici comme là-bas la beauté sans argent est un oranger sans abri. Si l’on pouvait trouver un garçon bon marché, je louerais la terre et mettrais ma confiance dans la madone pour la récolte.

— Je crois que Je connais un garçon qui ferait l’affaire, dit Riccabocca en se remettant ; et un sourire sardonique plissa de niveau les deux coins de sa bouche. Un garçon fait exprès pour nous.

Diavolo !

— Non, pas diavolo ! Ami, j’ai vu aujourd’hui un garçon qui a refusé un six pence.

Cosa stupenda ! (ô merveille !) s’écria Jackejmo en ouvrant ses feux et laissant tomber l’arrosoir.

— C’est vrai, mon ami.

— Prenez-le, padrone, au nom du ciel, et le champ produira de l’or.

— J’y songerai ! car il faut quelque ménagement pour attirer un pareil garçon, dit Riccabocca. En attendant, allume une bougie dans le petit salon, et portes-y mon grand in-folio de Machiavel.


CHAPITRE VIII.

J’ai dessein de présenter, dans mon prochain chapitre, le squire Hazeldean dans son état patriarcal, non pas absolument sous le figuier qu’il a planté, mais devant les ceps qu’il a rétablis ; le squire Hazeldean et sa famille sur la grande place du village. La toile est prête à recevoir les couleurs.

Mais, dans ce chapitre, je dois jeter un coup d’œil en arrière, pour prévenir le lecteur qu’il y a un membre de la famille qu’il ne rencontrera pas alors sur la place du village d’Hazeldean, si toutefois il l’y rencontre jamais.

Notre squire perdit son père deux ans après sa naissance ; sa mère était fort belle, et pourvue d’une dot qui ne l’était pas moins. Elle se remaria à l’expiration de son année de deuil, et l’objet de son second choix fut le colonel Egerton.

Dans chaque génération anglaise (du moins depuis le règne animé de Charles II), il se trouve un petit nombre d’individus que le monde élégant choisit dans la nature humaine pour en faire la crème de la société. Le colonel Egerton était un de ces mortels ter quaterque beati ; c’était une de ces crèmes fines que l’on place soigneusement à l’écart dans un vase de délicate porcelaine, où jamais le petit lait n’est admis, et que les gens de la fashion appellent le grand monde. Grand fut l’étonnement à Pall-mall, grande fut la pitié de Park-Lane, quand ce personnage éminent voulut bien s’abaisser jusqu’au rôle de mari. Mais le colonel Egerton n’était pas seulement un papillon étourdi, il avait encore la prévoyance généralement attribuée à l’abeille. Sa jeunesse s’était enfuie, et, en s’enfuyant, elle avait emporté une bonne partie de sa fortune. Il voyait venir le moment très-prochain où il ne serait pas fâché d’avoir une compagne pour tenir sa maison et lui faire passer de temps en temps au coin du feu une de ces soirées paisibles et somnolentes si salutaires à la santé ! Pendant une saison de Brighton, joli endroit où il avait accompagné le prince de Galles, il avait vu une veuve qui, bien qu’en vêtements de deuil, ne paraissait pas inconsolable. La personne lui plut, la dot le satisfit ; il essaya d’une présentation et mena à bonne fin ses préliminaires matrimoniaux. Feu M. Hazeldean avait si bien prévu l’éventualité d’un second mariage de la jeune veuve, que dans son testament il avait nommé, en remplacement de sa mère, pour tuteurs de ses enfants, deux squires désignés comme ses exécuteurs testamentaires. Cette circonstance contribua à éloigner le cœur de mistress Hazeldean du gage de ses premières amours, et, lorsqu’elle eut donné un fils au colonel Egerton, ce fut sur cet enfant que se concentra peu à peu toute son affection maternelle.

William Hazeldean fut envoyé par ses tuteurs dans une grande académie de province, où, depuis un temps immémorial, ses ancêtres avaient reçu leur éducation. D’abord il vint passer ses jours de congé chez mistress Egerton, mais cette dame résidait tantôt à Londres, tantôt à Brighton, où elle suivait son mari pour jouir des plaisirs du Pavillon ; en outre, William grandissait : comme il aimait beaucoup la vie champêtre, et que ses manières rustiques faisaient rougir mistress Egerton, devenue femme du monde, il demanda et obtint la permission d’aller passer ses vacances chez ses tuteurs au vieux château. Il entra tard dans un petit collège de Cambridge, qui avait reçu au quinzième siècle une dotation de quelque Hazeldean, l’un de ses ancêtres, et le quitta à sa majorité sans avoir pris ses grades. Quelques années après, il épousa une jeune fille élevée à la campagne, et de goûts analogues aux siens.

Cependant, son frère, Audley Egerton, avait pour ainsi dire fait son entrée dans le beau monde, avant d’avoir quitté son hochet et ses joujoux ; il avait été bercé sur les genoux des duchesses et avait galopé dans la chambre à cheval sur les cannes des ambassadeurs et des princes. En effet, le colonel Egerton n’était pas seulement très-bien apparenté dans la haute société, ce n’était pas seulement un des Dii majores de la mode, il était encore (fortune des plus rares) très-populaire parmi tous ceux qui le connaissaient ; si populaire, que les belles dames qu’il avait adorées et délaissées lui pardonnèrent son mariage, sa mésalliance, et continuèrent avec lui leurs amicales relations, absolument comme s’il n’était pas marié. Lorsque le moment fut venu pour Audley de quitter l’école préparatoire où sa fleur s’était épanouie au milieu des plus beaux et des plus tendres lis de la campagne, pour aller à Eton, on choisit l’élite de la cinquième et de la sixième pour présenter ses civilités empressées au jeune Egerton. L’enfant ne tarda pas à montrer qu’il avait hérité du talent de son père pour acquérir la popularité et pour la mettre à profit.

Sans se distinguer précisément dans ses études, il s’efforça d’obtenir à Eton la réputation dont un élève doit se montrer le plus jaloux, c’est-à-dire qu’il sut se faire considérer parmi ses camarades comme un enfant qui ferait quelque chose lorsqu’il serait devenu homme. Comme membre de l’Université d’Oxford, il continua à réaliser les hautes espérances qu’on avait fondées sur lui, quoiqu’il ne remportât pas de prix et qu’il se bornât à se faire recevoir bachelier ; à Oxford, ce quelque chose futur se dessina davantage : il devint quelque chose dans la vie publique, carrière que ce jeune homme devait parcourir.

Il était encore à l’Université lorsque son père et sa mère moururent à quelques mois d’intervalle. Parvenu à sa majorité, il hérita de la fortune de son père, fortune qu’on supposait considérable, et qui, en effet, l’avait été autrefois ; mais le colonel Egerton avait été trop prodigue pour enrichir son héritier, et, tout compte fait, après la vente et la purge des hypothèques, on ne trouva guère que quinze cents livres sterling de rentes, là où auparavant ou aurait pu en espérer dix mille.

Cependant, Audley passait pour un homme opulent, et il se garda bien de dissiper le prestige qui l’entourait en affichant une imprudente avarice. À son entrée dans le monde, les clubs de Londres lui ouvrirent leurs portes, et, un beau matin, il se réveilla, je ne dirai pas célèbre, mais à la mode. Il sut donner à la mode même une certaine gravité et une certaine valeur ; il se lia, autant que possible, avec des hommes publics et des femmes politiques ; il réussit à confirmer chez tous l’opinion qu’il était né pour ruiner ou pour gouverner l’État.

L’ami intime d’Audley Egerton, son inséparable à Eton, était lord L’Estrange, et si Audley Egerton était à la mode, on peut dire que lord L’Estrange faisait fureur à Londres.

Harley, lord L’Estrange, était le fils unique du comte de Lansmere, gentilhomme de grande noblesse et puissamment riche, allié en outre par de doubles mariages aux plus hautes et aux plus influentes familles d’Angleterre. Lord Lansmere, néanmoins, n’était que peu connu dans les cercles de Londres. Il vivait principalement dans ses domaines, se livrant à diverses occupations de grand propriétaire, et, quand il venait dans la capitale, c’était plutôt pour économiser que pour dépenser ; aussi était-il en position de faire une belle pension à son fils, lorsque celui-ci à l’âge de seize ans, ayant déjà atteint la sixième classe d’Eton, quitta l’école pour un régiment des gardes.

Peu de gens savaient que penser de Harley L’Estrange, et c’était peut-être la raison pour laquelle on pensait tant à lui. Il avait été de beaucoup le plus brillant écolier d’Eton, non-seulement au jeu, mais à l’étude ; avec cela, il était rempli de caprices et de bizarreries ; ses dernières victoires semblaient si peu dues à une application soutenue qu’il ne laissa pas de lui une aussi bonne opinion de solide supériorité que son aîné et ami Audley Egerton. Ses excentricités, ses maximes singulières, sa manière d’agir toujours autrement que les autres, lui firent une réputation dans le grand monde, comme elles lui en avaient fait une à l’école. Sa capacité n’était pas douteuse ; l’originalité et l’indépendance de son caractère témoignaient même d’une intelligence du premier ordre. Il éblouissait le monde, sans paraître se soucier de son approbation ou de ses critiques ; il l’éblouissait en quelque sorte, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de briller. Il avait, au point de vue de la politique et de l’économie sociale, des idées singulières, qui effrayaient son père. Southey a dit : « Un homme ne devrait pas plus rougir d’avoir été républicain, qu’il ne rougit d’avoir été jeune. La jeunesse et l’extravagance dans les opinions marchent de pair. » Je ne sais si Harley L’Estrange avait été républicain à l’âge de dix-huit ans ; mais il n’y avait pas un seul jeune homme à Londres qui parût se soucier moins que lui d’avoir reçu en héritage, avec un nom illustre, quarante ou cinquante mille livres de rente. Il était alors de mode de se montrer exclusif et de refuser le salut aux gens qui portaient des habits râpés et se nommaient Smith ou Johnson. Lord L’Estrange, lui, ne dédaignait personne : il suffisait qu’un homme honorable eût été raillé au sujet de son habit ou de sa naissance pour devenir l’objet des civilités marquées de l’excentrique successeur des Belfort et des Wildair.

Le père d’Harley désirait que son fils, parvenu à sa majorité, représentât le bourg de Lansmere (lequel bourg était le perpétuel tourment de la vie du comte). Mais ce désir ne se réalisa jamais. Deux ou trois ans avant d’avoir atteint sa majorité, le jeune homme parut tout à coup saisi d’un nouveau caprice. Il se retira entièrement du monde, laissa sans réponse les cartes de visite et d’invitation, et ces cartes, avec leur trois cornes sacramentelles, étaient les plus pressantes qui eussent jamais couvert la table d’un jeune officier des gardes : on ne le voyait plus que rarement dans les endroits qu’il fréquentait précédemment : quand on le rencontrait, il était seul ou avec Egerton, et sa gaieté semblait l’avoir complètement abandonné. Une mélancolie profonde était empreinte sur sa physionomie et s’exhalait en paroles languissantes. À cette époque, une place vacante étant survenue dans la représentation de Lansmere, Harley pria instamment son père de reporter ses vues sur Audley Egerton : cette prière était appuyée de toute l’influence de lady Lansmere qui partageait l’estime que son fils avait pour son ami. Le comte accéda à la demande : Egerton, accompagné de Harley, se rendit au château de Lansmere, pour être présenté aux électeurs. Cette visite fait époque dans l’histoire de plusieurs personnages qui figurent dans mon récit : pour le moment, je me contenterai de dire que, par suite de certaines circonstances, L’Estrange et Audley, le jour même de l’examen des candidats, s’absentèrent du théâtre de l’action, et qu’Egerton adressa à lord Lansmere une lettre dans laquelle il lui exprimait son intention de se retirer de la lutte.

Heureusement pour la carrière parlementaire d’Audley Egerton, l’élection était devenue aux yeux de lord Lansmere non plus seulement une affaire d’intérêt public, mais une affaire d’amour-propre. Il résolut de livrer bataille même en l’absence du candidat et à ses propres frais. Jusque-là, la lutte pour obtenir le titre de représentant du noble bourg de Lansmere avait été dirigée avec une dignité de gentleman, comme le disait lord Lansmere, c’est-à-dire que les seuls adversaires des Lansmere se trouvaient dans l’une des deux familles rivales du même endroit. Comme le comte était hospitalier, courtois, très-respecté et très-aimé des gens du voisinage, le candidat hostile intercalait toujours dans ses discours de longs compliments à l’adresse du caractère élevé de Sa Seigneurie, et des expressions pleines de civilités pour le candidat présenté par elle. Mais après de nombreuses élections successives, le représentant actuel de l’une de ces deux familles faisait partie du conseil du gouvernement ; le chef de l’autre famille siégeait à la chambre et, par amitié pour les Lansmere, il resta aussi neutre dans les débats que peut le faire un membre de la chambre au milieu d’une commission turbulente. En conséquence, on avait espéré qu’Egerton passerait sans opposition, lorsque le jour même où il avait si brusquement quitté la place, une affiche signée Haverill Dashmore, capitaine de la marine royale, Baker-street, Portman-square, annonça en style pompeux l’intention où était ce gentleman d’affranchir le bourg de l’illégale domination exercée par une coterie. Ce qui, disait-il, le faisait parler, n’était pas l’espérance d’agrandir son rôle politique, car de cet agrandissement résulteraient pour lui de grands embarras personnels : il était uniquement inspiré par sa haine pour la tyrannie et par le patriotique désir de voir des élections honnêtes et loyales.

Il y avait à peine deux heures que cette profession de foi était affichée, lorsqu’on vit arriver le capitaine Dashmore en personne ; sa voiture à quatre chevaux était ornée de rubans jaunes, remplie au dedans et au dehors d’écervelés qui venaient avec lui briguer l’élection et prendre part au divertissement.

Le capitaine Dashmore était un marin déterminé et qui néanmoins avait pris son état en dégoût le jour où il avait vu donner au neveu d’un ministre le commandement d’un navire auquel il croyait avoir des droits incontestables. Il est juste de dire à la décharge du ministre que le capitaine Dashmore une fois en pleine mer, suivant l’immortel exemple donné par Nelson lui-même, avait toujours tenu fort peu de compte des ordres qu’il avait reçus ; mais cet acte de désobéissance n’avait pas été expié par le capitaine comme il l’avait été par Nelson ; et il aurait dû se trouver fort heureux de n’être pas autrement puni qu’en se voyant frustré dans ses espérances d’avancement ; mais personne ne sait apprécier sa position. Mis à la demi-solde au moment où il faisait un héritage inespéré de quarante ou cinquante mille livres sterling, que lui avait laissées un parent éloigné, le capitaine Dashmore, sous l’influence d’une idée de vengeance, désirait entrer au parlement pour infliger un châtiment oratoire à l’administration.

Quelques heures suffirent à prouver que le capitaine était le plus habile faiseur d’élections du monde. Il est vrai qu’il débitait les plus grandes absurdités qu’on eût jamais entendues sur une place publique ; mais ses plaisanteries étaient si joyeuses, ses manières si gaillardes, ses poumons si solides, qu’il aurait battu tous nos radicaux philosophes et nos démocrates moralistes. En outre, il embrassait toutes les femmes, vieilles ou jeunes, avec l’entrain d’un marin qui vient de passer trois ans sur mer sans voir un seul menton imberbe : il entrait dans toutes les auberges, invitait tous les jours nombreuse compagnie à dîner et, en lançant sa bourse en l’air, il déclara qu’il resterait à sa pièce tant qu’il y aurait des boulets dans le parc. Jusque-là, il n’y avait eu qu’une très-petite différence politique entre le candidat appuyé par lord Lansmere et ses adversaires ; car, à cette époque, les gentlemen provinciaux avaient à peu près tous la même manière de voir ; ce n’était qu’un débat de clocher ; il s’agissait de savoir si les prétentions de la maison de Lansmere l’emporteraient sur celles des deux antiques familles de squires qui jusque-là s’étaient seules présentées pour combattre la candidature des Lansmere, Mais quoique le capitaine Dashmore fût réellement un homme très-loyal et beaucoup trop vieux pour s’imaginer que le vaisseau de l’État, comme on dit, admettrait Jack sur le gaillard d’arrière, il faut convenir que dans ses attaques contre les lords et l’aristocratie, dans ses discours, remplis des épithètes les plus énergiques qu’il puisait dans un vocabulaire peu délicat, sa colère l’emportait plus loin que sa volonté, il se grisait, pour ainsi dire, de sa propre éloquence. Il était aussi innocent de jacobinisme qu’incapable de mettre le feu à la Tamise, et cependant, à l’entendre parler, vous l’auriez pris pour le boute-feu le plus déterminé qui eût jamais enflammé réunion électorale ; peu habitué à respecter ses adversaires, il n’aurait pas traité le comte de Lansmere avec moins de cérémonie, se fût-il agi d’un Français. Il désignait ordinairement ce respectable lord, qui était encore dans la vigueur de l’âge, par le sobriquet de Vieux boursouflé. L’élection, comme je l’ai dit plus haut, était donc devenue une affaire personnelle pour lord Lansmere. Il semblait que sa couronne de comte même fût en jeu. L’homme de Baker-street, avec son audace surnaturelle, lui apparaissait comme un être de sinistre augure, qu’on devait envisager moins avec colère qu’avec un sentiment de terreur superstitieuse : il éprouva les mêmes sentiments que l’illustre Montézuma, lorsque l’aventurier Cortez, avec une poignée de vauriens espagnols, vint prendre sa capitale à son nez et à sa barbe, au milieu de ses splendeurs mexicaines. C’était outrager le ciel que d’être insolent à ce point ; aussi lord Lansmere disait-il d’un ton de voix lamentable : « C’en est fait de la constitution si l’homme de Baker-street triomphe à Lansmere. »

Néanmoins l’élection, pendant l’absence d’Audley Egerton, prenait mauvaise tournure, et le capitaine Dashmore gagnait du terrain d’heure en heure, lorsqu’un avocat de Lansmere suggéra l’idée de substituer quelque personnage notable au candidat absent. Le squire d’Hazeldean, ainsi que sa jeune femme, avait été invité par le comte en l’honneur de la représentation d’Audley ; l’avocat croyait que le squire était le seul homme qui pût entrer en lice avec le capitaine de vaisseau : le squire avec sa belle voix et sa physionomie pleine de hardiesse, le squire qui pouvait, si mistress Hazeldean voulait bien se prêter à la circonstance, embrasser toutes les femmes d’aussi bon cœur que faisait le capitaine ; le squire qui était, en outre, grand, beau et jeune, trois titres importants dans une élection où les embrassades jouaient un aussi grand rôle. Certes, pour briguer les voix du bourg de Lansmere et pour pérorer du haut des fenêtres, le squire Hazeldean aurait été un député beaucoup plus populaire qu’Audley Egerton lui-même.

Le squire, interpellé et pressé de tous côtés, commença par dire avec une brusque franchise : « Je suis disposé à tout pour servir mon frère, mais je n’aime pas à me présenter, même par procuration, comme le protégé d’un lord ; et de plus, si je dois répondre pour Audley, je promettrai et jurerai en son nom d’être fidèle à l’intérêt territorial. Puis-je affirmer qu’Audley, une fois entré à la chambre, ne l’oubliera pas ? et si jamais pareil malheur arrivait, William Hazeldean passerait donc pour un imposteur et un renégat ! »

Mais ces scrupules furent étouffés par les arguments des gentlemen et par les instances des dames qui prenaient à l’élection le puissant intérêt que ces douces créatures prennent habituellement à tous les sujets de lutte et de discussion ; le squire consentit donc enfin à se présenter comme adversaire de l’homme de Baker-street ; et il mena alors l’affaire avec tout l’entrain et l’enthousiasme qu’il savait mettre au service des causes qu’il avait une fois embrassées.

L’opinion qu’on s’était formée de ses talents pour une élection populaire fut pleinement justifiée. Il dit autant de sottises que le capitaine Dashmore sur tous les sujets, excepté sur celui de l’intérêt territorial.

Là, il se montra vraiment supérieur, car il connaissait le sujet à fond : il le connaissait comme homme pratique dont le bon sens faisait justice de ces brillantes théories, légères comme une toile d’araignée et fugitives comme un rayon de la lune.

Les électeurs campagnards dont bon nombre étant de petits yeomen s’étaient jusque là enorgueillis de leur indépendance et mis du parti contraire au lord, ne pouvaient voter contre un homme en tout point l’ami du fermier. Ils commencèrent à embrasser les intérêts du comte contre l’homme de Baker-street. De grands gaillards, aux jambes plus grosses que le petit corps du capitaine Dashmore, avec des fouets à la main, furent bientôt aperçus dans les tavernes, intimidant les électeurs, comme le disait le capitaine avec indignation.

Ces nouvelles recrues apportèrent une grande différence sur la liste des Lansmere et quand le jour de l’élection arriva, le résultat devint un sujet de paris. Au dernier moment, après un combat acharné, M. Audley Egerton l’emporta sur le capitaine de deux voix. Les noms de ces deux derniers votants étaient John Avenel, bourgeois indépendant, et son beau-fils Mark Fairfield, de l’opposition, qui, yeoman de Lansmere, s’était établi à Hazeldean, où il avait obtenu la place de maître charpentier dans les domaines du squire.

Ces votes étaient inespérés, car bien que Mark Fairfield fût venu à Lansmere pour soutenir le frère du squire, quoique les Avenel eussent été de tout temps les zélés défenseurs des Lansmere, un malheur cruel, dont je me garderai bien d’attrister le lecteur au commencement de cette histoire, était venu fondre sur ces deux personnes, et toutes deux avaient quitté la ville le lendemain du jour où lord L’Estrange et M. Egerton avaient quitté le parc de Lansmere.

Quelque grande qu’eût été la satisfaction du squire, comme agent électoral et comme frère, en apprenant le triomphe de M. Egerton, cette satisfaction se trouva bien diminuée lorsqu’en sortant du repas donné en l’honneur de la victoire, au restaurant des Armes de Lansmere, et au moment où tout tranquillement il allait entrer dans la voiture qui devait le conduire à la demeure de Sa Seigneurie, une lettre fut placée dans ses mains par un des gentlemen qui avaient accompagné le capitaine sur le théâtre de la lutte. Le contenu de cette lettre et les quelques mots que lui glissa à l’oreille le porteur du billet, ramenèrent le squire à Mme Hazeldean, beaucoup plus calme qu’elle n’avait osé l’espérer. Le fait est que le jour de la nomination, le capitaine ayant honoré M. Hazeldean de plusieurs épithètes poétiques et figurées, telles que : gros bœuf, vampire, suceur de sang, bassinoire fraternelle, le squire avait répondu à ces facéties en l’appelant hareng saur ; le capitaine, comme tous les satiristes, était extrêmement susceptible et, ayant l’épiderme délicat, n’avait pu se résigner à s’entendre appeler hareng saur par un bœuf gras, un vampire, un suceur de sang.

La lettre remise à M. Hazeldean, par un gentleman qui, natif de l’île Sœur, avait été jugé le messager le plus convenable pour une affaire où il s’agissait de la mort d’un frère, ne contenait rien moins qu’un cartel : le porteur de la présente avec la délicate politesse qu’exige l’étiquette dans ces rencontres homicides et comme il faut, donna l’idée de fixer le lieu du rendez-vous dans le voisinage de Londres, afin d’écarter les soupçons des autorités de Lansmere.

Certains peuples, les belliqueux Français en particulier, se font un jeu de la grave et cérémonieuse opération qu’on appelle duel. Tandis qu’il n’y a rien au monde qu’un Anglais véritable abhorre davantage que le sang-froid et l’étiquette qui accompagnent toutes les circonstances d’un combat singulier. Le duel n’est pas dans la manière de voir habituelle de l’Anglais ; il préfère recourir à la loi, procédé qui est de beaucoup le plus meurtrier des deux. Cependant, s’il faut qu’un Anglais se batte, il se bat. Il dit que c’est insensé ; il est convaincu que c’est ce qu’il y a au monde de plus anti-chrétien ; il approuve tout ce que la philosophie, la chaire, la presse ont débité sur ce sujet, n’importe : il fait son testament, dit sa prière, et se rend sur le terrain… comme un païen.

Aussi le squire ne voulut-il pas trop se mettre en évidence en cette fâcheuse circonstance. Le lendemain, sous prétexte d’assister à une vente de chevaux de chasse au Tattersall, il se dirigea tristement vers Londres, après avoir pris congé de sa femme avec une certaine émotion. Notre squire était bien convaincu qu’il ne reviendrait chez lui que dans un cercueil. Il va de soi, se dit-il à lui-même, que celui qui a été payé par le gouvernement pour tuer les gens, depuis le jour où il était un gamin en veste d’aspirant de marine, doit tuer son homme à coup sûr. Cependant le squire, après avoir mis ordre à ses affaires d’ici-bas, et déterré un vieil ami de collège qui consentit à lui servir de second, se rendit dans un coin écarté de Wimbledon Common, et se posta, non pas de côté, comme on doit le faire dans de telles rencontres, manière d’agir que le squire jurait être une supercherie déloyale, mais juste en face du pistolet de son adversaire, et cela avec tant de résolution que le capitaine Dasbmore qui, bien qu’excellent tireur, était au fond le meilleur garçon de la terre, témoigna son admiration en gratifiant son courtois adversaire d’une balle dans la partie charnue de l’épaule, après quoi, il se déclara complètement satisfait. Les parties échangèrent alors des poignées de mains, on se fit mutuellement des excuses, et le squire, fort surpris de se trouver encore en vie, fut transporté à Limmer-Hôtel, où après de cruelles souffrances, la balle fut extraite et la blessure pansée. Maintenant que tout cela était passé, le squire se sentait rehaussé à ses propres yeux, et quand il était d’humeur plus féroce que d’ordinaire, il faisait de fréquentes allusions au danger qu’il avait couru.

Il réfléchit, néanmoins, que son frère avait contracté envers lui d’éternelles obligations ; qu’ayant procuré à Audley l’entrée du parlement, et défendu ses intérêts, au risque de sa propre vie, il avait le droit absolu d’imposer à ce gentleman sa façon de voter sur toutes les questions liées aux intérêts ruraux. Quelque temps après, Audley vint prendre place au parlement, et il jugea bon de voter et de parler tout à la fois dans un sens contraire aux promesses que le squire avait faites pour lui. M. Hazeldean lui adressa alors une mercuriale telle, qu’elle devait naturellement amener une réponse irritée. Peu de temps après, l’exaspération du squire fut portée à son comble. Ayant eu à passer par Lansmere un jour de marché, il fut hué par les mêmes fermiers qu’il avait décidés à voter pour son frère ; imputant avec justice cette disgrâce à Audley, il ne put jamais entendre le nom de ce déserteur des intérêts ruraux sans rougir de colère et sans pousser un cri d’indignation. M. de Ruqueville, qui était le plus grand esprit de son temps, avait, comme le squire, un beau-frère avec lequel il n’était pas dans les meilleurs termes et dont il parlait toujours comme de son frère éloigné. Audley Egerton était donc le frère éloigné du squire Hazeldean. Mais trêve d’explications sur ces antécédents et revenons aux ceps.


CHAPITRE IX.

Les charpentiers du squire furent enlevés aux palissades du parc et dirigés sur les ceps de la paroisse. Puis vint le peintre qui les peignit d’un beau bleu d’outremer avec une bordure blanche, et une petite raie blanche autour des trous. Le milieu fut enjolivé et couvert d’ornements gracieux : ce fut le plus gai de tous les édifices publics du village, qui cependant n’en possédait pas moins de trois autres dus au génie des Hazeldean, les Vitruve de l’endroit : le bureau de bienfaisance, l’école et la pompe de la paroisse.

Jamais paire de ceps plus élégante, plus engageante, plus coquette ne réjouit le regard d’une justice de paix.

L’œil du squire Hazeldean fut satisfait : dans l’orgueil de son cœur, il conduisit toute sa famille voir les ceps. La famille du squire, en omettant son frère de loin, se composait de mistress Hazeldean, sa femme, puis de miss Jemima Hazeldean, sa cousine germaine, troisièmement de M. Francis Hazeldean, son fils unique, et quatrièmement du capitaine Barnabé Higginbotham, parent éloigné qui, à strictement parler, n’était pas de la famille, mais un simple visiteur pendant dix mois de l’année. Mistress Hazeldean était le type véritable d’une dame de paroisse. Sur sa physionomie aimable, fraîche, et quelque peu hâlée par le soleil, se lisait une expression de majesté et de bienveillance. Ses yeux bleus attiraient l’affection et son nez aquilin commandait le respect. Mistress Hazeldean n’affectait pas les grands airs, ne cherchait pas à paraître plus grande, plus belle, plus capable qu’elle n’était : elle connaissait sa valeur, son rang et en remerciait le ciel. Il y avait dans ses paroles, dans ses manières quelque chose du laconisme et de la franchise hardie qui souvent caractérisent la royauté ; car si la châtelaine d’une paroisse n’est pas reine dans son petit cercle, ce n’est jamais la faute de la paroisse. Mistress Hazeldean remplissait son rôle dans la perfection ; elle portait des vêtements de soie, qui semblaient venir de ses ancêtres, tant ils étaient épais, solides et imposants. Et par-dessus ces vêtements quand elle était dans son domaine, elle avait le plus blanc des tabliers ; à son côté ne se voyait pas l’inutile châtelaine avec de niaises breloques, mais une honnête montre d’or qui lui indiquait l’heure et une longue paire de ciseaux pour couper les feuilles mortes de ses fleurs ; car elle était grande jardinière, quand l’occasion s’en présentait ; cependant, mistress Hazeldean savait échanger ses vêtements les plus somptueux et les plus princiers contre un solide habit de chasse de drap bleu et caracoler aux côtés de son mari pour voir les chiens se lancer. Bien plus, quand M. Hazeldean conduisait sa légère carriole au marché de la ville, il était rare de ne pas voir sa femme au côté gauche de la voiture : elle se souciait aussi peu que son mari du vent et de la pluie, et au milieu d’une violente bourrasque, on aurait pu voir son aimable figure s’élever au-dessus du long collet de sa grossière houppelande et s’épanouir en frais sourires, comme une belle rose, qui ouvre ses pétales à la pluie et se réjouit à la fraîcheur. Il était facile de voir que le digne couple s’était marié par amour : ils se séparaient aussi peu que possible et maintenant encore, aux premiers jours de septembre, si la maison n’était pas pleine de monde qui réclamait sa présence, mistress Hazeldean traversait les champs aux côtés de son mari d’un pas aussi léger, d’un œil aussi riant que la première année de ses noces, alors qu’elle avait charmé le squire par ses goûts champêtres.

C’est ainsi que nous voyons en ce moment Henriette Hazeldean debout, une main appuyée sur la large épaule du squire, l’autre enfoncée dans la poche de son tablier, et faisant de son mieux pour partager l’enthousiasme de son mari à la vue des ceps nouvellement restaurés. Un peu en arrière, deux doigts légèrement posés sur le bras maigre du capitaine Barnabé, se tient miss Jemima, fille orpheline de l’oncle du squire. Cet oncle s’était imprudemment mésallié avec une jeune dame appartenant à une famille brouillée avec les Hazeldean depuis le règne de Charles Ier. La cause de cette querelle était un droit de passage pour aller à un petit bois d’environ un arpent, à travers une pièce de terre en friche, louée douze shillings à un tuilier. Le bois appartenait aux Hazeldean, la pièce de terre aux Sticktorights, vieille famille saxonne s’il en fût. Tous les douze ans, au moment de la coupe des fagots et du bois de haute futaie, la querelle se renouvelait ; car les Sticktorights refusaient aux Hazeldean le droit de charrier lesdits fagots et ledit bois par le seul chemin carrossable. Il est juste de dire, en faveur des Hazeldean, qu’ils avaient offert de payer le terrain dix fois sa valeur, mais les Sticktorights, avec une égale magnanimité, avaient déclaré qu’ils ne voulaient pas aliéner des biens de famille pour la convenance même du meilleur squire qui fût sous la calotte des deux. Tous les douze ans donc avait lieu une nouvelle rupture entre les Hazeldean et les Sticktorights, tout magistrats et députés qu’ils fussent. La lutte était vaillamment soutenue par les champions des deux partis, et accompagnée d’attaques et de contraventions. Comme la question de droit était extrêmement obscure, elle n’avait jamais été convenablement éclaircie, et, de fait, ni l’une ni l’autre des parties ne désirait la voir résolue, car chacun doutait, au fond, de ses droits respectifs. Un mariage entre un fils des Hazeldean et une fille des Sticktorights fut vu avec une égale indignation par les deux familles ; il en résulta que le couple mésallié, poursuivi par une haine implacable, avait suivi, comme il avait pu, le sentier de la vie, avec la modique paye du mari, qui était au régiment, en service actif, et avec l’intérêt de mille livres sterling, provenant de la fortune personnelle de la femme. Ils moururent, laissant une fille unique, au profit de laquelle avaient été assurés les mille livres sterling de la mère : c’était juste au moment de la majorité du squire, qui prenait alors possession de ses biens. Quoiqu’il eût hérité de la haine de ses ancêtres pour les Sticktorights, il n’était pas dans sa nature de se montrer dur envers une pauvre orpheline, qui était, après tout, l’enfant d’un Hazeldean. Il avait donc élevé et soigné Jemima comme si elle eût été sa sœur ; il avait placé ses mille livres sterling et avait trouvé moyen, avec le revenu qui s’était accru pendant sa minorité, d’élever sa fortune, avec les intérêts composés, à la somme de quatre mille livres sterling, dot ordinaire des filles de la famille d’Hazeldean. Quand Jemima eut atteint sa majorité, il laissa cette somme à son entière disposition, pour qu’elle se sentît indépendante et qu’elle pût voir plus de monde qu’elle n’en voyait à Hazeldean, afin de choisir un époux, s’il lui convenait de se marier. Miss Jemima avait parfois profité de cette liberté, en passant quelque temps aux eaux de Cheltenham ou dans maint autre endroit. Mais son affection et sa reconnaissance pour le squire étaient telles, qu’elle ne pouvait s’éloigner longtemps du château ; et ceci était d’autant plus à la louange de son bon cœur, qu’elle était loin d’accueillir volontiers l’idée de rester fille. Il y avait cependant si peu de jeunes gens dans les environs d’Hazeldean qu’elle ne pouvait guère avoir d’autre perspective, quand elle regardait par les fenêtres du château. Miss Jemima avait, en effet, l’un des meilleurs et des plus tendres cœurs de femme, et si elle ne pouvait se faire à l’idée de vivre dans le célibat, c’est qu’elle avait tous ces affectueux instincts sans lesquels une femme, quelque estimable qu’elle soit d’ailleurs, ne vaut pas beaucoup mieux qu’une Minerve de bronze. Mais en dépit de sa fortune et de son visage, qui, sans être beau, était fort agréable et aurait pu être charmant, si on l’avait vue rire plus souvent (car lorsqu’elle riait, on y apercevait de ravissantes fossettes, invisibles quand elle était sérieuse), mais en dépit de sa fortune et de son visage, disais-je, que ce fût la faute de notre froideur ou de son dédain, miss Jemima approchait de sa trentième année et était encore miss Jemima. On entendait donc rarement son rire charmant, et elle s’était récemment confirmée dans deux opinions qui la portaient peu à la gaieté : la première était une conviction de la corruption générale et progressive du sexe masculin ; la seconde, la lugubre persuasion que le monde approchait de sa fin. Miss Jemima était en ce moment accompagnée d’un petit chien caniche favori, un vrai Blenheim, au nez camard, d’un certain âge et un peu obèse. Jemima et le capitaine Barnabé étaient liés d’une solide amitié platonique. Le capitaine était, comme elle, célibataire, et il avait, chère lectrice, aussi mauvaise opinion de votre sexe que miss Jemima du nôtre. C’était un homme d’une taille élancée et gracieuse. Moins nous parlerons de son visage, mieux vaudra ; c’est là une vérité dont le capitaine lui-même semblait convaincu, car il avait pour maxime favorite qu’une taille élevée et distinguée est la seule chose qui importe chez un homme. Le capitaine Barnabé ne niait pas absolument que le monde n’approchât de sa fin, mais pensait qu’il durerait probablement autant que lui.

Loin du reste de la société, dans la pose nonchalante d’un dandy en herbe, Frank Hazeldean, du haut d’une de ces larges cravates empesées alors de mode, regardait le paysage : c’était un beau garçon, qui venait de quitter Eton pour les vacances d’été ; il était à cet âge intermédiaire où l’on dédaigne les jeux de l’enfant, et où on n’est pas encore arrivé aux occupations de l’homme.

« Je serais bien aise, Frank, dit le squire en se tournant tout à coup vers son fils, de te voir prendre un peu plus d’intérêt à des devoirs que tu peux être appelé à remplir d’un jour à l’autre. Je ne puis me faire à l’idée de voir ma propriété passer entre les mains d’un fashionable, qui laissera tout aller à l’abandon, au lieu d’entretenir les choses comme je fais. »

Et le squire montrait du doigt les ceps.

L’œil de maître Frank suivit la direction de la canne autant que sa cravate voulut bien le lui permettre, puis il dit sèchement :

« Oui, monsieur ; mais comment se fait-il que les ceps soient restés si longtemps sans réparation ?

— C’est qu’on ne peut tout faire à la fois, répliqua aigrement le squire. Quand un homme a huit mille acres de terre à surveiller, il ne peut faire les choses que petit à petit.

— Oui, dit le capitaine Barnabé, je sais cela par expérience.

— Le diable vous emporte ! s’écria le squire, avec une brusque franchise, comment, l’expérience de huit mille acres de terre ?

— Non, c’est une expérience acquise dans mes appartements d’Albany, no 3. A. Je les ai occupés dix ans, et c’est seulement l’année dernière, à Noël, que j’ai acheté mon chat du Japon.

— Mon Dieu ! dit miss Jemima, un chat du Japon ! ce doit être bien curieux. Quelle espèce de bête est cela ?

— Ne le savez-vous pas ? c’est une machine à trois pieds qui sert à faire les rôties. Je n’y avais jamais pensé jusqu’au jour où mon ami Corsey me dit, un matin que nous déjeunions dans ma chambre : « Higginbotham, comment se fait-il que vous, qui aimez tant le confortable, vous n’ayez pas un chat ? » Par ma foi ! m’écriai-je, on ne peut penser à tout à la fois : absolument comme vous, squire.

— Non ! dit M. Hazeldean d’un ton bourru, ce n’est pas du tout comme moi, et je vous prierai une autre fois, cousin Higginbotham, de ne pas m’interrompre quand je parle de choses importantes. Venir jeter votre chat à travers mes ceps ! Ils ont l’air de quelque chose maintenant, mes ceps, qu’en dites-vous, Henriette ? J’affirme que tout le village en a l’air plus respectable. C’est incroyable comme un petit embellissement ajoute au… au…

— Aux charmes du paysage, » dit miss Jemima d’un ton sentimental, pour achever la phrase.

Le squire n’approuva ni ne désapprouva, mais, laissant sa proposition incomplète, brisa là, en disant :

« Et si j’avais écouté le curé Dale ?…

— Vous auriez agi très-sagement, dit une voix par derrière. Et en même temps le curé parut.

— Très-sagement ! En vérité, monsieur Dale… dit mistress Hazeldean avec chaleur, car elle se montrait toujours sensible au moindre démenti donné à son seigneur et maître ; peut-être y voyait-elle un empiétement sur ses droits et prérogatives. En vérité, s’il est nécessaire d’avoir des ceps, il doit être nécessaire de les réparer.

— C’est vrai, cela ! Allez toujours, Henriette ! s’écria le squire, éclatant de rire et se frottant les mains, comme s’il eût voulu lancer son chien contre le curé. Xi ! xi ! sautez sur lui ! Eh bien ! monsieur Dale, qu’avez-vous à répondre ?

— Ma chère mistress Hazeldean, dit le curé s’adressant de préférence à la dame, il y a dans le pays bien des institutions qui sont fort vieilles, qui semblent en fort mauvais état et ne paraissent pas fort utiles. Malgré cela, je ne voudrais pas les renverser.

— Vous les rétabliriez alors, dit mistress Hazeldean d’un ton de doute, et lançant à son mari un regard qui semblait dire : Il entame des questions politiques maintenant, cela vous regarde.

— Non, madame, je ne les rétablirais pas, dit le curé, d’une voix ferme.

— Que diable feriez-vous donc alors ? dit le squire.

— Je les laisserais tranquilles, dit le curé. M. Frank, il y a une maxime latine qui était souvent dans la bouche de sir Robert Walpole, et qu’on aurait bien dû mettre dans la grammaire d’Eton : non quieta movere ! Je ne renverserais pas les ceps, parce que cet acte pourrait sembler aux gens mal intentionnés une permission de se mal conduire, et je ne réparerais pas les ceps, parce que cela donne aux gens l’idée de s’y faire mettre. »

Le squire, politique endurci de l’ancien régime, n’aimait pas à croire qu’en réparant les ceps il devenait complice des principes révolutionnaires.

« Ce désir constant de faire des innovations, dit miss Jemima, enfourchant tout à coup le plus triste de ses deux dadas favoris, est un des plus grands symptômes de la prochaine catastrophe : nous changeons, nous corrigeons, nous réformons, quand dans vingt ans au plus le monde lui-même sera détruit. »

Le bel orateur s’arrêta, et… le capitaine Barnabé dit d’un ton pensif.

« Vingt ans ! la compagnie d’assurances sur la vie suppose que la durée moyenne de la vie d’un homme ne dépasse guère plus de quarante ans. » Il frappa les ceps de sa main et ajouta avec sa consolante conclusion habituelle : « Je gagerais que ça durera autant que nous. »

Mais soit que le capitaine Barnabé eût voulu parler des ceps ou du monde, il ne s’expliqua pas plus clairement et personne ne se donna la peine de l’interroger.

« Monsieur, dit Frank à son père, avec cet esprit de controverse qu’il avait acquis à Eton entre autres qualités distinguées, monsieur, il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu lieu ou non de rétablir les ceps. La seule question est de savoir qui vous aurez à y mettre.

— C’est vrai, dit le squire, avec beaucoup de gravité.

— Oui, c’est là la question ! dit le curé avec tristesse. Si vous vouliez seulement apprendre à non quieta movere. — Allons, curé, ne m’éclaboussez pas de votre latin, s’écria le squire d’un ton de mauvaise humeur. Je pourrais prendre ma revanche un de ces jours.

« Propria quæ maribus tribuuntur mascula dicas.
As in præsenti, perfectum format in avi. »

« Là ! ajouta le squire, en se tournant d’un air triomphant vers son Henriette, toute ébahie d’un accès de science jusque-là sans précédent de la part de M. Hazeldean, vous voyez que vous avez trouvé à qui parler. Maintenant que nous avons vu les ceps, nous pouvons retourner à la maison et prendre le thé. Voulez-vous venir faire un robre, Dale ? Touchez-là, je n’ai pas voulu vous offenser ; vous connaissez mon caractère.

— Certainement, et voilà encore une des choses que je ne voudrais pas changer, » dit le curé en avançant gaiement la main.

Le squire lui donna une cordiale poignée de main et mistress Hazeldean se hâta d’en faire autant.

« Allons, venez ; je crains que nous n’ayons été très-incivils ; venez, vous serez ce qui s’appelle un brave homme, et cette pauvre mistress Dale aussi bien entendu. (Pauvre était l’épithète favorite de mistress Hazeldean en parlant de mistress Dale, et cela pour des raisons que nous expliquerons ci-après.)

— Je crains que ma femme n’ait encore une de ses maudites migraines, mais je ferai auprès d’elle votre aimable commission, et en tout cas vous pouvez compter sur moi.

— C’est bien, dit le squire, je compte sur vous dans une demi-heure, n’est-ce pas ? Et comment vous portez-vous, mon petit ami, dit-il en s’adressant à Lenny Fairfield, qui, revenant de faire une commission dans le village, resta à l’écart et ôta son chapeau à deux mains. Tenez, vous voyez ces ceps, n’est-ce pas ? Eh bien, dites à tous les mauvais sujets de la paroisse de prendre garde qu’on ne les mette là-dedans : quel déshonneur ? Vous ne vous mettrez jamais dans ce cas-là, n’est-ce pas ?

— Pour cela, j’en réponds, dit le curé.

— Et moi aussi, ajouta mistress Hazeldean, en caressant les cheveux bouclés de l’enfant. Dites à votre mère que j’irai causer avec elle demain soir. »

La société s’éloigna, et Lenny restait toujours sur la route, regardant fixement les ceps qui, à leur tour, le regardaient avec leurs quatre grands yeux.

Mais Lenny ne demeura pas longtemps seul. À peine les grands personnages eurent-ils disparu, qu’on vit sortir timidement des chaumières voisines une foule d’enfants qui vinrent examiner les ceps avec un étonnement mêlé de crainte et de curiosité.

De fait la réapparition de ce monstre, à propos de bottes, comme on dit, avait déjà excité une grande sensation dans la population d’Hazeldean. Semblables aux moineaux qui à l’aspect inattendu d’un chat huant en plein jour quittent les arbres et les buissons pour se grouper autour de leur sinistre ennemi, tous les villageois émus s’attroupèrent autour du menaçant phénomène.

« Savez-vous pour qui le squire a fait cela, Gaffer Salomon ? demanda la mère d’une nombreuse famille. Elle portait un petit enfant dans les bras, tandis qu’un marmot de trois ans la tenait par son jupon et que sa main maternelle ramenait vers elle un jeune héros de six ans qui, plus audacieux, paraissait éprouver un vif désir de passer sa tête par l’une des terribles ouvertures. Tous les yeux se tournèrent du côté du sage vieillard, l’oracle du village, qui, les deux mains sur sa béquille, secoua la tête d’un air prophétique.

— Peut-être bien, dit Gaffer Salomon que, queuq’s’un de ces gars aura chipé des fruits dans les vergers.

— Dans les vergers ? s’écria un gros garçon qui se crut attaqué personnellement. Allons donc ! les bourgeons sortent à peine des arbres.

— Ah bien ! ce n’est que ça !… dit la mère de famille, et elle respira plus librement.

— Peut-être bien, dit Gaffer Salomon, que queuqs’un de vous a tendu des pièges.

— Pourquoi faire ? dit un jeune garçon, vigoureux et à l’air en dessous, et dont la conscience inquiète le poussait à se défendre. Pourquoi faire ? puisque ce n’est pas encore la saison. Et si un pauvre homme était surpris avec un lièvre dans sa poche pendant le temps de la moisson, je voudrais bien savoir si le squire le mettrait dans les ceps pour ça, hein ? »

Cette dernière question semblait faite avec une assurance qui fit perdre cinquante pour cent à la sagesse de Gaffer Salomon dans l’opinion publique de Hazeldean.

« Peut-être bien, dit Gaffer, cette fois d’un ton hardi qui rétablit sa réputation, peut-être bien que queuq’s’uns de vous ont bu un coup de trop et fait queuq’ bêtises ? »

Il se fit un morne silence, car cette supposition touchait trop généralement les paysans pour amener une réponse isolée. Enfin une des femmes lançant un regard significatif à son mari, s’écria : « Dieu bénisse le squire ! il rendra queuq’s’unes de nous bien heureuses ! »

Il s’éleva alors un murmure unanime d’approbation parmi les femmes de l’assemblée : les hommes se regardèrent d’abord l’un l’autre, puis tournèrent les yeux vers le phénomène avec une expression des plus hargneuses.

« Ou peut-être bien, conclut Gaffer Salomon, encouragé à une quatrième supposition par le succès de la troisième, peut-être bien que queuq’s’unes de ces dames auront fait du tapage et auront querellé leurs bourgeois. J’ai entendu dire du temps de mon grand-père qu’après le fâcheux accident arrivé à la vieille mère Bang qui avait manqué de mourir en faisant le plongeon dans l’étang, on avait inventé les ceps pour les femmes, par pure compassion, et tout le monde sait que le squire a bon cœur ; Dieu le bénisse, le digne homme !

— Oui, Dieu le bénisse ! » s’écrièrent gaiement tous les hommes ; puis ils se groupèrent avec avidité autour des ceps comme autrefois les païens autour d’un temple tutélaire.

Mais en ce moment une bruyante clameur s’éleva parmi les femmes, qui, reculant par un mouvement involontaire sur le bord du gazon, lancèrent à Salomon et aux ceps des regards furibonds accompagnés je gestes menaçants : il n’en serait peut-être pas resté un seul morceau pour offusquer désormais les yeux du beau sexe d’Hazeldean justement irrité si maître Stirn, le bras droit du squire, n’était arrivé sur les entrefaites.

Maître Stirn était un personnage formidable, plus formidable que le squire lui-même : car le bras droit d’un squire est en général plus formidable que ne l’est la tête.

Il inspirait la plus grande terreur, parce que, comme les ceps, dont il était le gardien, ses fonctions étaient vagues et indéterminées et qu’il n’avait pas de place particulière dans l’établissement. Il n’était pas intendant et pourtant il remplissait une grande partie des fonctions d’un intendant : il n’était pas le fermier du squire, puisque le squire s’intitulait lui-même son propre bailli ; néanmoins M. Hazeldean semait et labourait, taillait et rognait, achetait et vendait, généralement suivant les conseils que daignait lui donner M. Stirn. Il n’était pas le gardien du domaine, car il ne tirait pas le daim et ne surveillait pas les réserves, mais c’était toujours lui qui découvrait celui qui avait cassé un pieu ou dérobé un lapin dans le parc. Bref, tout ce qu’il y a de pénible dans les devoirs d’un grand propriétaire revenait de fait et de droit à M. Stirn. S’agissait-il de renvoyer un journalier, d’une contrainte à exercer pour le payement du terme, comme le squire n’ignorait pas qu’on chercherait à le prendre par de bonnes paroles et que son intendant serait aussi facile à fléchir que lui, M. Stirn, était certain d’être choisi comme l’ἄγγελος ou le messager vengeur, chargé de prononcer l’arrêt du destin : aussi apparaissait-il aux habitants d’Hazeldean, à l’image de la Sæva necessitas du poète, comme une vague incarnation de l’impitoyable puissance armée de fouets, de clous et de coins. Les brutes elles-mêmes étaient saisies de terreur à la vue de M. Stirn. Les veaux savaient que c’était lui qui venait choisir parmi eux la victime destinée au boucher, et, le cœur palpitant, ils se blottissaient dans un coin, au seul bruit de ses pas redoutables ; à l’approche de M. Stirn, la truie grognait, la cane barbottait, la poule hérissait ses plumes et appelait ses poussins. La nature avait gravé sur son front une empreinte de terreur. On ne saurait vraiment dire si le grand M. de Chambray lui-même, surnommé le terrible, avait l’air aussi rébarbatif que M. Stirn. Tel était cependant l’aspect effrayant de ce héros, qu’un homme, autrefois son laquais, voyant son portrait vingt ans après sa mort, ne put s’empêcher de trembler comme la feuille.

« Et que diable faites-vous tous ici ? dit M. Stirn en faisant claquer un grand fouet qu’il tenait à la main, quel tapage vous faites vous autres femmes ! je ne serais pas étonné que le squire envoyât voir si le village est en feu. Faites-moi le plaisir de retourner chacun chez vous. Certes il est bien à propos de remettre les ceps en état, quand vous venez vociférer et conspirer sous le nez même de la justice de paix, absolument comme les révolutionnaires français le firent avant de couper la tête à leur roi. Mes cheveux se dressent sur ma tête, rien qu’à vous regarder. » Mais avant la fin de cette allocution, la foule s’était dispersée dans toutes les directions, les femmes en troupes, les hommes, l’oreille basse, se dirigeant vers le cabaret. Tel fut le bienfaisant effet du fatal instrument de supplice, le premier jour de sa résurrection.

Cependant dans tout rassemblement qui se sépare, il y a toujours quelqu’un qui reste le dernier. Il arriva que notre ami Lenny Fairfield qui s’était approché machinalement des ceps pour mieux entendre les prédictions de Gaffer Salomon, s’était glissé non moins machinalement à la brusque apparition de M. Stirn derrière le tronc d’un orme qui ombrageait en partie les ceps, se croyant bien caché, et là, comme fasciné, il se tenait coi, n’osant s’échapper en face de M. Stirn, et juste à portée du fouet, quand l’œil perçant du bras droit du squire découvrit sa retraite.

« Que diable faites-vous là, monsieur, vous venez sans doute creuser la mine pour faire sauter les ceps, juste comme Guy Fox lors de la conspiration des poudres, j’en jurerais. Qu’avez-vous donc là ?

— Rien, monsieur, dit Lenny en ouvrant la main.

— Rien ! hum ! » dit M. Stirn, fort mécontent, et comme il regardait plus attentivement, en reconnaissant l’enfant modèle du village, un nuage plus sombre obscurcit son front ; car M. Stirn, qui se prévalait de sa science et qui avait dû à son instruction et à son esprit, bien supérieur à celui de ses voisins, la position éminente qu’il occupait, désirait ardemment que son fils fût aussi un savant : ce souhait :

S’était évanoui comme une ombre légère…

Le jeune Stirn s’était montré un âne fieffé à l’école du curé, tandis que Lenny Fairfield en était l’orgueil et la gloire. M. Stirn était donc tout naturellement, et presque de droit mal disposé pour Lenny Fairfield, qui s’était approprié les louanges que M. Stirn convoitait pour son fils.

« Hum ! fit le bras droit en lançant un regard malin sur Lenny. Vous êtes le modèle du village, vous, n’est-ce pas ? Fort bien, monsieur. Eh bien ! je mets ces ceps sous votre garde. Vous aurez soin d’empêcher les autres enfants de s’asseoir dessus, d’en gratter la peinture, d’y jouer au triangle ou au bouchon, comme j’affirme qu’ils l’ont fait souvent pendant même qu’on les construisait. Maintenant vous connaissez votre responsabilité, mon garçon, et c’est un grand honneur que je vous fais là. Au moindre dégât, c’est à vous que je m’adresserai : comprenez-vous ? Ce sont là les ordres du squire. Vous voyez ce que C’est que d’être un enfant modèle, maître Lenny. »

Sur ce M. Stirn fit bruyamment claquer son fouet au-dessus de la tête du vice-gérant qu’il venait de créer, comme pour lui rendre les honneurs militaires.


CHAPITRE X.

La table à jeu était dressée dans le salon du château d’Hazeldean, et cependant la petite société flânait encore dans l’embrasure d’une large fenêtre. Cette embrasure à peu près de la dimension d’un petit salon de Londres, contenait la grande table ronde pour prendre le thé, avec tous ses accessoires. Personne ne songeait encore à quitter cette place, car on était en été ; la lune brillante répandait sur la pelouse son éclat argenté, les arbres y étendaient leur paisible ombrage, les fleurs et le foin nouvellement fauché envoyaient dans l’air leurs délicieux parfums ; aussi l’idée de fermer les fenêtres, de tirer les rideaux et d’emprunter d’autres lumières que celles du firmament, était une de ces idées prosaïques que le capitaine Barnabé, lui-même, qui regardait le whist comme l’occupation de la ville et la distraction de la campagne, n’eût osé suggérer. Au dehors, la scène éclairée par les rayons de la lune avait cette beauté particulière aux jardins qui entourent les maisons de campagne du vieux style, dont le caractère original a subsisté malgré quelques innovations. C’était toujours ce gazon velouté garni par place d’énormes bouquets de fleurs et ombragé d’arbustes odoriférants. Ici, à gauche, des lilas, des cytises, des seringas au feuillage luxuriant ; là, à droite, des échappées qui permettent à l’œil d’embrasser, par-dessus des ifs taillés en haie, une allée servant de tapis vert avec les blanches colonnes d’une villa d’été, bâtie selon le style hollandais sous le règne de Guillaume III et en face l’œil pouvait glisser sous la voûte ombragée des paisibles cèdres dans la partie la plus agreste du parc où se balançaient les arbres de haute futaie. À l’intérieur, toujours éclairée par les paisibles rayons de la lune, la scène n’était pas moins caractéristique : c’était bien la demeure de cette race, qui n’a pas sa pareille dans les autres pays et qui dans le nôtre, hélas ! perd chaque jour quelque chose de sa nature primitive : je veux parler du robuste squire campagnard et non du gentleman élégant ; du gentleman aux manières plus douces et plus civilisées que celles du chasseur ou du fermier, mais qui conserve toujours sa franchise et sa brusquerie, renonçant à la vieille salle pour le salon et ayant sur sa table des livres qui n’ont pas plus de trois mois d’existence, au lieu des Martyrs de Fox et de la Chronique de Baker, mais conservant cependant beaucoup de ces vieux préjugés qui, semblables aux nœuds des chênes de son pays, ajoutent à la beauté de l’arbre sans lui enlever de sa force. En face de la fenêtre s’élevait jusqu’au plafond la haute cheminée dont les noirs chambranles contrastaient avec la pâle clarté de la lune. Les larges, et je dirais presque les grossiers sofas et fauteuils en perse, datant du règne de Georges III, contrastaient aussi çà et là avec ces fauteuils au dossier élevé d’une date beaucoup plus ancienne, remontant à l’époque où les dames avec leurs paniers et les gentlemen avec leurs culottes semblaient devoir ignorer la position horizontale. Les luisantes boiseries des murailles étaient principalement tapissées de portraits de famille. De distance en distance, il est vrai, quelques marchés de Flandre, quelques batailles navales montraient que le premier propriétaire avait été moins exclusif dans son goût pour les arts. Le piano-forte était ouvert à côté de la cheminée. Au bout du salon, une longue bibliothèque mêlait son grave sourire au reste de l’ameublement. On l’appelait la bibliothèque de Madame. Cette collection commencée par la grand’mère du squire, de pieuse mémoire, complétée par sa mère, qui avait plus de goût pour la littérature légère, n’avait guère été augmentée par mistress Hazeldean, qui, n’aimant pas beaucoup à lire, se contentait de s’abonner à un cabinet de lecture. Dans cette bibliothèque féminine, les sermons recueillis par mistress Hazeldean, la grand’mère, se trouvaient côte à côte avec les romans achetés par mistress Hazeldean, la mère.

Mixtaque ridenti colocasia fundet acantho.

Mais à coup sûr ces romans, malgré leurs titres enflammés tels que l’Amour funeste, les Illusions du cœur, étaient si inoffensifs, qu’il est douteux que les sermons aient jamais eu beaucoup à se plaindre de leurs voisins.

Un perroquet dormant sur son perchoir, des poissons rouges sommeillant dans leur bocal, deux ou trois chiens couchés sur le tapis du foyer, et Flimsey, l’épagneul de miss Jemima, roulé en boule sur le sofa ; la table à ouvrage de mistress Hazeldean un peu en désordre, comme si on venait de s’en servir ; la Chronique de Saint-James posée sur un petit guéridon, près du fauteuil du squire ; un écran de cuir doré et gaufré garantissant du feu la table de jeu ; tous ces objets dans une pièce assez grande pour les contenir sans qu’elle parût en être encombrée, permettaient aux yeux de se reposer souvent et avec plaisir toutes les fois qu’ils se détournaient du spectacle de la nature pour rentrer au foyer.

Mais le capitaine Barnabé, fortifié par sa quatrième tasse de thé, se risque à dire tout bas à Mme Hazeldean : « Ne voyez-vous pas que le curé est impatient de commencer la partie ? » Mistress Hazeldean regarde le curé et sourit : mais en même temps elle donne le signal au capitaine ; on sonne, les lumières sont apportées et les rideaux tirés ; encore quelques minutes, et le groupe se rassemble autour de la table. Les meilleurs d’entre nous ne sont que des hommes après tout : cette vérité n’est pas neuve, je l’avoue, ce qui n’empêche pas que bien des gens l’oublient tous les jours, et je suppose que, parmi mes lecteurs, il y en a beaucoup qui pensent charitablement que mon curé n’aurait pas dû jouer au whist ; je me contenterai de répondre à ces austères moralistes que chaque homme a son faible et que le whist était celui du curé Dale, — Mesdames et messieurs, quel est le vôtre ? Je ne prétends pas après tout donner mon pauvre curé comme un curé modèle ; dans un village aussi peu considérable qu’Hazeldean un individu modèle suffit, et nous savons tous que Lenny Fairfield est en possession de ce titre, et qu’il a obtenu la surveillance des ceps pour émoluments. Le curé Dale était entré dans les ordres, il n’y a pas un siècle, mais cependant à une époque où l’on prenait les choses plus aisément que de nos jours. Le vieux curé d’alors faisait sa partie de whist comme une chose qui allait de soi, et on rencontrait parfois le curé d’un certain âge à cheval, s’en allant chasser. (J’ai connu un professeur, docteur en théologie, vraiment excellent homme et dont les élèves appartenaient aux plus illustres familles anglaises, qui chassait régulièrement trois fois la semaine pendant la saison.) Et souvent le jeune curé chantait quelque bonne chanson que n’avait pas composée David, et se mêlait à ces danses rotatoires que certainement David n’avait jamais dansées devant l’arche.

Faut-il donc un si long exorde, pauvre curé Dale, pour t’excuser d’avoir retourné cet as de pique avec un sourire si triomphant adressé à ton partenaire ? Je dois avouer que tout conspirait à rendre le curé plus coupable. D’abord il ne jouait pas charitablement et purement dans l’intention d’obliger les autres ; il aimait le jeu, c’était un plaisir qu’il savourait, il était tout entier à sa partie et n’était pas indifférent à l’enjeu, comme eût dû l’être un pasteur chrétien. C’était d’un air maussade qu’il tirait ses shillings de sa bourse ; et avec la plus joyeuse physionomie qu’il y faisait entrer ceux des autres. Enfin, par suite de ces combinaisons habituelles aux gens mariés qui jouent à la même table, M. et mistress Hazeldean étaient invariablement partenaires et on vit rarement deux personnes jouer plus mal. Le capitaine Barnabé qui avait joué à Graham avec honneur et profit, était nécessairement le partenaire du curé Dale qui lui-même jouait bien et serré. En sorte, qu’à parler franchement, c’était à peine un jeu honnête, c’était presque une friponnerie, que la réunion de ces deux capacités contre cet innocent ménage. M. Dale, à dire vrai, avait conscience de cette disproportion de forces et avait souvent offert ou de changer les partenaires ou de rendre des points, propositions rejetées avec mépris par le squire et sa femme ; en sorte que le curé avait été obligé de rempocher sa conscience avec les fiches qui constituaient sa part de bénéfice.

Ce qu’il y a de plus étrange c’est de voir les impressions diverses que le whist produit sur les caractères. Ce n’est pas, comme on le prétend, un moyen de les connaître. Les meilleures gens du monde s’aigrissent au whist ; et j’ai vu des gens maussades et bourrus, dans le cours ordinaire de la vie, supporter leurs pertes avec le stoïcisme d’Épictète. Ce contraste était remarquable entre les adversaires du château et le presbytère. Le squire, regardé comme le gentleman le plus irascible du comté, était le meilleur enfant du monde lorsqu’il était battu en face du souriant visage de sa femme. Jamais on n’entendait ces incorrigibles étourdis se gronder l’un l’autre ; bien au contraire on les voyait rire quand ils perdaient avec quatre honneurs dans la main. Les reproches les plus graves qu’ils s’adressassent étaient ceux-ci : « Oh ! Henriette, voilà le coup d’atout le plus singulier ! oh ! oh ! oh ! » ou bien « Dieu vous bénisse, Hazeldean ! Comment ils ont fait trois levées de trèfle tandis que vous aviez l’as en main ? ah ! ah ! ah !… »

Et le capitaine Barnabé de faire de tout son cœur chorus aux oh ! oh ! oh ! du squire, et aux ah ! ah ! ah ! de mistress Hazeldean.

Il n’en était pas de même du curé. Il prenait au jeu un intérêt si profond, si acharné que les fautes mêmes de ses adversaires le mettaient hors de lui. Il fallait l’entendre exposer à voix haute, avec les gestes les plus expressifs, les règles du jeu, citer Hoyle, en appeler à tout ce que la mémoire et le bon sens pouvaient lui fournir contre les erreurs même qui l’enrichissaient ; prodigalité d’éloquence qui ajoutait encore à l’hilarité de M. et de mistress Hazeldean. Tandis que ces quatre personnages étaient ainsi occupés, mistress Dale qui, malgré sa migraine avait accompagné son mari, était assise à côté de miss Jemima, ou plutôt à côté du chien de miss Jemima, Flimsey, qui s’était emparé du milieu du sofa, et grognait à l’idée d’être dérangé. M. Frank assis seul devant une table s’amusait à regarder ses bottes vernies, et de temps à autre, les caricatures de Gibray que sa mère s’était procurées dans le but de pourvoir à ses besoins intellectuels. Mistress Dale, au fond du cœur aimait mieux miss Jemima que mistress Hazeldean, qui lui inspirait une certaine crainte quoiqu’elles se fussent connues enfants et s’appelassent encore parfois Henriette et Caroline. Mistress Dale était encore une fort jolie personne de même que mistress Hazeldean était encore une très-belle femme. Mistress Dale peignait à l’aquarelle et chantait ; elle faisait des porte-cartes et des manches de plume et avait la réputation d’une femme élégante et distinguée. Mistress Hazeldean tenait les livres du squire, faisait la majeure partie de sa correspondance, tenait dans un ordre parfait une grande maison et avait la réputation d’une femme habile et sensée. Mistress Dale avait des migraines et des nerfs. Mistress Hazeldean n’avait ni l’un ni l’autre. Mistress Dale disait : « Henriette n’est certainement pas méchante, mais elle est vraiment trop masculine. » Mistress Hazeldean disait : « Caroline serait une bonne personne si elle ne cherchait à se donner des airs et des grâces. » Mistress Dale disait que mistress Hazeldean était justement faite pour être la femme d’un squire de campagne. Mistress Hazeldean disait que mistress Dale était la personne du monde la moins propre à être la femme d’un curé. Caroline quand elle parlait d’Henriette à un tiers disait : « Cette chère mistresse Hazeldean. » Henriette quand elle venait par hasard à parler de Caroline disait : « Cette pauvre mistress Dale. » Et maintenant le lecteur sait aussi bien que moi pourquoi mistress Hazeldean appelait mistress Dale pauvre. Car après tout le mot appartenait à cette classe du vocabulaire féminin qu’on peut appeler sens caché, et qui ressemble au Koès ompax, mots qui ont tant embarrassé ceux qui ont fait des recherches sur les mystères d’Éleusis ; il vaut mieux dire comment on les appliquait que de chercher à les définir exactement.

« Vous avez là réellement un bon petit chien, Jemima, » dit mistress Dale qui était occupée à broder le nom de Caroline au coin d’un mouchoir de batiste ; mais elle se recula un peu en ajoutant : « Il ne mord pas, n’est-ce pas ? — Oh ! non, ma chère ! dit miss Jemima ! mais elle ajouta d’un ton confidentiel : Ne dites pas il, c’est une chienne ! — Oh ! dit mistress Dale en se reculant encore comme si cette confession touchant le sexe de l’animal eût augmenté ses craintes. Oh ! vous étendez votre aversion pour les hommes jusque sur les chiens ; c’est être conséquente, en vérité, Jemima !

Miss Jemima. J’ai eu un chien une fois, un king-charles…, les king Charles deviennent très-rares maintenant. Je croyais qu’il m’était très-attaché ! quand une autre personne que moi approchait, il aboyait toujours. Que de batailles j’ai soutenues pour lui ! Eh ! bien qui le croirait… j’avais passé quelque temps à Cheltenham avec mon amie miss Smilecox. Sachant William peu endurant, et ses bottes si épaisses, je tremblais à l’idée d’un coup de pied ; aussi en venant ici, j’ai laissé Buff… c’était son nom, avec miss Smilecox (une pause).

Mistress Dale (levant au ciel des yeux langoureux). Eh bien, mon amour ?

Miss Jemima. Qui le croirait, quand je retournai à Cheltenham, trois mois seulement plus tard, miss Smilecox m’avait enlevé son cœur, et l’ingrate créature ne me reconnut même pas. Un king-charles cependant ! et l’on dit les king-charles fidèles !… Depuis je n’ai jamais eu de chien ; ils sont tous les mêmes, croyez-moi, des êtres sans cœur, des égoïstes…

Mistress Dale. Les king-charles ? Oh ! certainement !

Miss Jemima (avec chaleur). Les hommes ! Je vous ai dit que c’était un mâle.

Mistress Dale. C’est vrai, chère amie, mais tout cela était tellement embrouillé !

Miss Jemima. Vous avez lu dans les journaux cette rupture de promesse de mariage faite avec le plus grand sang-froid par un vieux scélérat de soixante-quatre ans. L’âge ne les rend pas d’un iota meilleurs. Et quand on pense que la fin du monde approche, et que….

Mistress Dale (vivement, car elle préfère l’autre dada de miss Jemima à celui sur lequel celle-ci se prépare à ouvrir la tombe universelle). Ah ! chère amie, changeons de sujet s’il vous plaît. M. Dale a ses opinions, et il ne conviendrait pas, vous le comprenez, à la femme d’un ministre d’être d’un autre avis que lui — en théologie s’entend. Dites-moi, que pensez-vous de l’habitant du Casino, du signor Riccabocca ? C’est un homme bien intéressant, n’est-il pas vrai ?

Miss Jemima. Intéressant ! non pas pour moi ! Intéressant ? En quoi donc est-il intéressant, je vous prie ? »

Mistress Dale garde le silence et retourne son mouchoir dans sa jolie main blanche, comme pour contempler l’r du nom Caroline.

Miss Jemima (moitié riant, moitié boudant). Pourquoi est-il intéressant ? Je ne l’ai jamais bien regardé ; mais on dit qu’il fume, qu’il ne mange pas et qu’il est très-laid.

Mistress Dale. Laid ! Non. Une belle tête, dans le genre de Dante. Mais qu’est-ce que la beauté ?

Miss Jemima. C’est vrai. Qu’est-ce que la beauté ? Comme vous le disiez, je crois qu’il a quelque chose d’intéressant. Il a l’air mélancolique, mais c’est peut-être parce qu’il est pauvre.

Mistress Dale. C’est étonnant comme on sent peu la pauvreté quand on s’aime. Charles et moi nous étions très-pauvres avant que le squire… » Mistress Dale s’arrête, regarde le squire, murmure une bénédiction avec un sentiment qui lui fait venir les larmes aux yeux. « Oui, ajouta-t-elle après un silence, nous étions très-pauvres, mais nous étions très-heureux même alors, grâce à Charles plutôt qu’à moi… » Et des larmes vinrent de nouveau mouiller les beaux yeux brillants de la petite femme qui regardait avec amour son mari, fronçant en ce moment le sourcil en face d’un mauvais jeu.

Miss Jemima. Il n’y a que ces vilains hommes qui regardent l’argent comme une source de bonheur. Je serais certainement la dernière à avoir moins d’estime pour un gentilhomme parce qu’il serait pauvre.

Mistress Dale. Je m’étonne que le squire n’invite pas plus souvent le signor Riccabocca. Ç’a été pour nous une vraie trouvaille ! »

La voix du squire de la table de jeu : « Qui devrais-je inviter plus souvent, mistress Dale ?

Le curé (avec impatience). Allons, allons, squire, jouez sur ma dame de carreau, jouez.

Le squire. Voilà je coupe ; ramassez la levée, mistress Hazeldean.

Le curé. Arrêtez, arrêtez ! Vous coupez ma dame de carreau ?

Le capitaine (d’un ton solennel). La levée est faite ; jouez, squire.

Le squire. Roi de carreau.

Mistress Hazeldean. Bon Dieu, Halzedean, voilà bien la renonce la plus audacieuse que j’aie jamais vue… Ha ! ha ! ha ! couper la dame de carreau et jouer ensuite le roi ! Oh ! non, jamais !… Ha ! ha ! ha !…

Le capitaine Barnabé (de sa voix de ténor). Ha ! ha ! ha !

Le squire. Ho ! ho ! ho ! Bon Dieu ! Ho ! ho ! ho !…

Le capitaine Barnabé (de sa voix de basse). Ho ! ho ! ho ! »

Le curé élève la voix, mais il ne peut dominer les éclats de rire de ses adversaires et la voix ferme et claire du capitaine Barnabé, qui dit : « Trois points à marquer ; la partie est à nous !

Le squire (s’essuyant les yeux). Ce n’est point ma faute, Henriette, Donnez pour moi, je vous prie. Qui devrais-je inviter à venir ici, mistress Dale ? (D’un ton irrité.) C’est la première fois que j’entends mettre en doute l’hospitalité d’Hazeldean !

Mistress Dale. Mon cher monsieur, je vous demande mille fois pardon, mais vous savez le proverbe : Ceux qui écoutent…

Le squire (grognant comme un ours). Je n’entends plus que proverbes depuis que nous avons parmi nous ce monsignor. Je vous prie, madame, de vous expliquer franchement.

Mistress Dale (mécontente de s’entendre ainsi interpeller). Je parlais justement du monsignor, comme vous l’appelez, monsieur Hazeldean.

Le squire. Quoi ! de Rickeybockey ?

Mistress Dale (visant à la vraie prononciation italienne). Du signor Riccabocca.

Le curé (jetant ses cartes sur la table avec désespoir). Jouons-nous au whist, oui ou non ? »

Le squire qui est quatrième, jette le roi sur l’as de cœur du capitaine Higginbotham qui a joué le premier. Le capitaine a la dame de cœur, le valet de cœur et deux autres cœurs, avec la dame d’atout, quatre atouts, mais pas de levée à faire dans les deux autres couleurs. Ce coup est précisément un coup très-délicat. Une fois le roi de cœur tombé de la main de l’adversaire, on peut raisonnablement se demander s’il faut jouer atout ou non. Le capitaine hésite ; il ne veut pas se défaire de ses cœurs qui sont bons, parce qu’il est certain de les voir prendre par les atouts du squire. D’un autre côté, il ne tient pas à entrer dans les autres couleurs parce qu’il n’a pas de cartes pour aider son partenaire. Dans une pareille alternative, il prend la résolution, en vrai militaire qu’il est, de faire un coup de tête et de jouer ses atouts avec l’espoir de trouver de fortes cartes chez son partenaire et d’entrer dans la longue couleur de celui-ci.

Le squire (profitant du moment de réflexion du capitaine). « Mistress Dale, il n’y a pas de ma faute. J’ai invité Rickeybockey je ne sais combien de fois ; mais apparemment je ne suis pas assez aimable pour attirer ces chalands étrangers. Il ne veut pas venir, voilà tout ce que je sais. »

Le curé est hors de lui en voyant le capitaine jouer ses atouts ; il n’en a que deux et il espérait s’en servir pour couper les piques, car il a dans cette couleur un singleton. Il n’a pas dans la main de quoi faire une seule levée.

« En vérité, squire, nous ferions mieux de jeter les cartes si vous troublez ainsi mon partenaire. Quel babil ! quel babil !

Le squire. Allons ! Henriette, soyons sages. Comment ! des atouts, Barney ? Bien obligé. » Et le squire en effet peut être reconnaissant du coup, car son infortuné adversaire a fait tomber sur l’as, le roi, le valet et un autre atout. Le squire prend le dix du curé avec son valet et joue l’as. Puis après avoir fait tomber tous les atouts à l’exception de la dame du capitaine et des deux qui lui restent, il joue la tierce majeure de pique, couleur dans laquelle le curé a un singleton et le capitaine deux cartes. Il force la dame du capitaine et gagne la partie d’emblée.

Le curé (jetant au capitaine un regard semblable à celui de Jupiter se préparant à lancer la foudre). « Je suppose que c’est là une nouvelle manière de jouer inventée à Londres ! De mon temps la règle était : sauvez d’abord la partie, ensuite tâches de la gagner.

Le capitaine. Mais cela était impossible, monsieur.

Le curé (éclatant). Impossible ! J’avais deux points dans la main, deux levées sûres, si vous ne me les aviez pas enlevées. C’est monstrueux ! je n’ai de ma vie vu plus imprudent coup d’atout ! » Il saisit les cartes, les étend sur la table, et les lèvres agitées, les mains tremblantes, il essaye de démontrer qu’on aurait pu faire cinq levées, mais ne réussit à en trouver que quatre. Le capitaine sourit d’un air triomphant. Le curé en colère, et non tout à fait convaincu, remêle les cartes, puis se rejetant en arrière pousse un gémissement et s’écrie avec des larmes dans la voix : « Quel cruel coup d’atout ! quelle folie !

Les Hazeldean (en chœur). Ho ! ho ! ho ! Ha ! ha ! ha !… »

Le capitaine, qui ne rit pas cette fois, et qui doit donner les cartes, les bat pour faire la belle avec le soin, l’attention minutieuse d’un Fabius qui va placer ses hommes. Le squire se lève pour allonger un peu les jambes, et, revenant à l’accusation dirigée contre son hospitalité, il crie à sa femme :

« Henriette, écris toi-même demain à Rickeybockey et demande-lui de venir passer deux ou trois jours ici. Vous m’entendez, mistress Dale ?

— Oh ! oui, je vous entends, dit mistress Dale en portant les mains à ses oreilles, reproche indirect à l’adresse du squire qui se permet de parler trop haut : cher monsieur, souvenez-vous que je suis malheureusement très-nerveuse.

— Je vous demande pardon, madame, dit le squire en se tournant vers son fils qui, fatigué des caricatures, avait atteint le grand in-folio de l’histoire du comté, seul livre de la bibliothèque que le squire estimât et qu’il gardait habituellement sous clef dans son cabinet avec des traités d’agriculture et les comptes de son intendant. Mais ce jour-là il avait consenti, malgré lui, à le descendre au salon pour obliger le capitaine Higginbotham. Les Higginbotham, vieille famille saxonne, comme le nom le prouve, avaient autrefois possédé des terres dans ce comté, et le capitaine, quand il était au château d’Hazeldean, avait l’habitude de demander régulièrement l’histoire du comté pour se rafraîchir la vue et renouveler en lui le sentiment de la dignité de ses ancêtres par la lecture du paragraphe suivant : « À gauche du village de Dunder, et agréablement situé dans une vallée, se trouve le château de Botham, résidence de l’ancienne famille de Higginbotham, comme on l’appelle maintenant. D’après les archives du comté et d’après plusieurs anciens actes, il paraît que cette famille se nommait primitivement Higges, jusqu’au moment où elle habita le château de Botham. Peu à peu elle prit le nom de Higges-en-Botham, et dans la suite des temps, Higginbotham par corruption. »

« Eh ! quoi, Frank, mon histoire du comté ! s’écrie le squire. Mistress Hazeldean, il a pris mon histoire du comté !

— Eh ! bien Hazeldean, il est temps qu’il sache quelque chose du comté !

— Et de l’histoire aussi, dit malicieusement mistress Dale, car ses nerfs ne sont pas encore calmés.

Frank. J’en aurai grand soin, je vous le promets, mon père, cette histoire m’intéresse beaucoup en ce moment.

Le capitaine (posant les cartes sur la table pour faire couper). Vous avez lu le passage sur le château de Botham, page sept cent six, n’est-ce pas ?

Frank. Non, je voulais savoir à quelle distance nous sommes du château de Rood, habitation de M. Leslie. Le savez-vous, ma mère ?

Mistress Hazeldean. Je ne puis vous le dire. Les Leslie ne fréquentent pas les personnes du comté ; et Rood est fort loin de la route.

Frank. Pourquoi ne fréquentent-ils pas les personnes du comté ?

Mistress Hazeldean. Ils sont très-pauvres, et je suppose qu’ils sont fiers, c’est une ancienne famille.

Le curé (frappant sur la table avec une grande impatience). Quelle niaiserie !… aller parler d’anciennes familles quand les cartes sont battues depuis plus d’un quart d’heure.

Le capitaine Barnabé. Voulez-vous couper pour votre partenaire, madame ?

Le squire (qui a écouté les questions de Frank d’un air soucieux). Pourquoi cherches-tu à connaître la distance d’ici au château de Rood ?

Frank (avec hésitation). Parce que Randal Leslie y passe ses vacances, mon père.

Le curé. Votre femme a coupé pour vous, monsieur Hazeldean. Bien que ce ne soit tout à fait dans les règles, et mon partenaire a joué un deux… un deux de cœur. Venez donc s’il vous plaît, du moins si vous avez l’intention de jouer. »

Le squire revient à la table et en quelques minutes la partie est décidée, grâce à l’adresse déployée par le capitaine contre les Hazeldean. La pendule sonne dix heures ; les domestiques entrent avec un plateau, le squire additionne ses pertes et celles de sa femme et le capitaine et le curé se partagent seize shillings.

Le squire. Voyons, curé, j’espère que vous allez être de meilleure humeur. Vous gagnez assez pour vous payer une voiture à quatre chevaux.

— Bah ! répondit le curé, au bout de l’année je n’en ai pas un sou de plus. »

Et de fait, quelque étrange que paraisse cette assertion, elle était parfaitement vraie, car le curé partageait en trois ses bénéfices. Il donnait un tiers à mistress Dale pour sa bourse particulière ; ce qu’il faisait du second tiers il ne l’avoua jamais, même à sa moitié ; mais, ce qui est bien certain, c’est que chaque fois que le curé gagnait sept demi-shillings, une demi-couronne, dont personne ne pouvait dire la provenance, s’en allait dans le tronc des pauvres ; quant au dernier tiers, le curé, il est vrai, se l’appropriait ostensiblement ; mais je suis bien certain qu’au bout de l’année il allait retrouver les pauvres aussi sûrement que s’il y avait été mis dans le tronc.

La société s’était alors réunie autour du plateau et chacun offrait à l’autre de l’eau et du vin, ou du vin sans eau, excepté Frank qui restait penché sur la carte du comté, la tête appuyée sur ses mains et les doigts enfoncés dans ses cheveux.

« Frank, dit M. Hazeldean, je ne t’ai jamais vu si studieux. »

Frank se releva vivement et rougit comme s’il eût été honteux d’être accusé de montrer trop d’application à quoi que ce fût.

Le Squire (d’une voix légèrement altérée). Je vous prie, Frank, que savez-vous de Randal Leslie ?

— Mais, monsieur, il est à Eton.

— Quelle espèce de jeune homme est-ce ? » demanda mistress Hazeldean.

Frank hésita, comme pour réfléchir, et répondit : « Il passe pour le premier élève de l’école ; mais aussi il est obligé de piocher ferme.

En d’autres termes, dit M. Dale avec la gravité convenable à un ministre, il comprend qu’il a été envoyé à l’école pour étudier et il étudie. Mais qui est donc ce Randal Leslie pour vous intéresser si fort, squire ?

— Qui il est ? répéta le squire d’une voix sourde. Vous savez que M. Audley Egerton a épousé miss Leslie, la riche héritière ; ce jeune homme est un de ses parents. Je puis même dire, ajouta le squire, que c’est aussi un des miens, car sa grand’mère était une Hazeldean. Tout ce que je sais des Leslie, c’est que M. Egerton, n’ayant pas eu d’enfants, a, m’a-t-on dit, adopté le jeune Randal, à la mort de sa femme ; paye sa pension, et je suppose qu’il lui laissera sa fortune. Il n’y a rien à dire à cela. Frank et moi n’avons, Dieu merci, nullement besoin de M. Egerton.

— Je crois volontiers à la générosité de votre frère envers les parents de sa femme, dit le curé avec une brusque franchise. Je suis sûr que M. Egerton est un homme qui a de nobles sentiments.

— Que diable savez-vous de M. Egerton ? Je ne pense pas que vous lui ayez jamais parlé.

— Si, dit le curé en rougissant avec embarras. J’ai eu occasion de m’entretenir avec lui une fois ; » puis, remarquant la surprise du squire, il ajouta : « Quand j’étais curé à Lansmere, il s’agissait d’une affaire assez triste concernant la famille d’un de mes paroissiens.

— Oh ! un de vos paroissiens de Lansmere ! un des électeurs que M. Audley Egerton a si bien mis de côté après toute la peine que je m’étais donnée pour le faire nommer. Il est vraiment singulier que vous ne m’ayez jamais parlé de cela, monsieur Dale !

— Mon cher monsieur, dit le curé en baissant un peu la voix, vous vous fâchez si facilement quand on prononce le nom de M. Egerton !

— Je me fâche, monsieur ! Je le crois bien. Un homme pour lequel j’ai répondu aux élections, monsieur !… Un homme pour qui j’ai été appelé gros bœuf ! monsieur !…Un homme pour qui j’ai été sifflé, hué en place publique, monsieur !… Un homme pour qui je me suis battu de sang-froid avec un officier au service de Sa Majesté, qui m’a logé une balle dans l’épaule droite, monsieur !… Un homme qui a eu l’ingratitude, après tout cela, de tourner le dos aux intérêts de la propriété foncière, de venir nier l’état déplorable de l’agriculture dans une année qui a ruiné trois de mes meilleurs fermiers, monsieur !… Un homme qui a fait sur le cours des monnaies un discours dont il a été complimenté par Ricardo, un juif !… Dieu du ciel ! vous êtes un joli curé de venir prendre la défense d’un homme qui reçoit les éloges d’un juif ! Vous devez avoir de belles idées sur le christianisme ! Je me fâche, monsieur, gronda le squire en accompagnant le tonnerre de sa voix d’un froncement de sourcils d’une férocité digne de Bussy d’Amboise ou de Fitzgerald. Sachez que si cet homme n’avait pas été mon beau-frère je l’aurais appelé sur le terrain. J’ai fait mes preuves ; j’ai reçu une balle dans l’épaule droite. Oui, monsieur, je l’aurais provoqué en duel.

— Monsieur Hazeldean ! monsieur Hazeldean ! vous me faites de la peine, s’écria le curé ; » puis approchant ses lèvres de l’oreille du squire, il lui dit tout bas : « Quel exemple vous donnez à votre fils ! Vous le verrez se battre en duel un de ces jours et vous ne pourrez en accuser que vous-même. »

Cet avertissement calma soudain M. Hazeldean ; et tout en murmurant : « Que diable aussi, vous m’avez mis hors de moi ! » il se laissa tomber sur une chaise, puis commença à s’éventer avec son mouchoir.

L’impitoyable curé profita sur-le-champ de l’avantage qu’il avait obtenu. « Et maintenant, dit-il, qu’il est en votre pouvoir de témoigner des égards et des bontés à un jeune homme que M. Egerton a adopté, qui, dites-vous, est de vos parents, et ne vous a jamais offensé, à un jeune homme qui, d’après son zèle pour l’étude, doit être un excellent compagnon pour votre fils… Frank (ici le curé éleva la voix), je suppose que vous seriez bien aise d’aller voir ce jeune Leslie, si j’en juge par l’attention avec laquelle vous étudiez la carte du comté.

— Certes, oui, répondit Frank, avec un peu de timidité. Si mon père ne le trouve pas mauvais. Leslie a toujours été très-bon pour moi, quoiqu’il soit dans la première classe et presque à la tête de l’école.

— Ah ! dit mistress Hazeldean, les jeunes gens studieux se recherchent, et quoique vous profitiez bien de vos vacances, Frank, je suis sûre que vous travaillez bien à l’école. »

Mistress Dale ouvrait de grands yeux d’un air de profond étonnement.

Mistress Hazeldean répondit à ce regard avec beaucoup d’animation.

« Oui, Caroline, dit-elle en secouant la tête, quoique vous puissiez ne pas trouver Frank capable, ses maîtres le trouvent tel. Il a eu un prix au dernier semestre. Ce beau livre, Frank… Relevez la tête, mon ami. Pourquoi vous l’a-t-on donné ?

Frank (avec répugnance). Pour des vers, madame.

Mistress Hazeldean (d’un air triomphant). Pour des vers, oui, c’est bien cela, Caroline, pour des vers.

Frank (vivement). Oui, mais c’est Leslie qui me les avait faits.

Mistress Hazeldean (avec un mouvement de surprise). Ô Frank ! un prix pour le devoir qu’un autre avait fait ! Cela est déloyal.

Frank (avec ingénuité). Vous ne sauriez être plus honteuse, ma mère, que je ne l’ai été quand on m’a donné ce prix.

Mistress Dale (chez qui la générosité triomphe de la colère). Je vous demande pardon, Frank. Votre mère doit être aussi fière de votre honte qu’elle l’a été de votre prix. »

Mistress Hazeldean, passant son bras autour du cou de Frank, regarde d’un air radieux mistress Dale et s’entretient à voix basse avec son fils de Randal Leslie. Miss Jemima s’est approchée de Caroline et lui a dit tout bas : « Mais nous oublions ce pauvre Riccabocca. Mistress Hazeldean, quoiqu’elle soit la meilleure personne que je connaisse, a une façon si brusque d’inviter les gens : ne feriez-vous pas bien de lui dire un mot, Caroline ?

Mistress Dale (avec bonté et s’enveloppant dans son châle). Écrivez vous-même la lettre qui sera censée de mistress Hazeldean. Cependant, je le verrai, soyez-en sûre.

Le curé (posant la main sur l’épaule du squire). Vous me pardonnez mon impertinence, mon bon ami. Nous autres curés, vous le savez, nous sommes portés à prendre d’étranges libertés, quand nous honorons et aimons les gens.

— Laissez donc ! fit le squire ; mais malgré lui son bon sourire lui revint aux lèvres. Vous en arrivez toujours à vos fins, et je suppose qu’il faudra que Frank aille voir le protégé de mon…

— De votre frère, » dit le curé ; et en terminant la phrase de son interlocuteur par un mot si doux, il donna aussi tant de douceur à sa voix que le squire n’osa pas reprendre le curé comme il se disposait à se reprendre lui-même.

M. Dale fit un pas en avant, mais en passant devant le capitaine Barnabé, son aimable physionomie s’attrista.

« Quel cruel coup d’atout ! capitaine Higginbotham, » lui dit-il d’un air sombre.

La soirée était si belle que le curé et sa femme, pour rentrer au logis, firent un petit détour à travers la charmille.

Mistress Dale. J’espère que j’ai bien travaillé ce soir.

Le curé (sortant comme d’un rêve). Vraiment, Caroline ? Ce sera un fort joli mouchoir.

Mistress Dale. Un mouchoir ! il s’agit bien de cela, mon cher. Ne pensez-vous pas que ce serait chose fort heureuse pour tous deux, si Jemima et le signor Riccabocca pouvaient se rencontrer.

Le curé. Se rencontrer !

Mistress Dale. Ne vous fâchez pas, mon ami. Je songe à faire un mariage.

Le curé. Je pense que Riccabocca est de taille à se défendre, non-seulement contre Jemima, mais encore contre vous.

Mistress Dale (avec un sourire d’orgueilleuse confiance). C’est bien : c’est ce que nous verrons. La fortune de Jemima ne se montait-elle pas à quatre mille livres sterling environ ?

Le curé (qui est retombé dans sa rêverie). Oui, oui… je crois que oui.

Mistress Dale. De plus, elle a dû faire des économies. En sorte que j’oserais presque affirmer que cette fortune se monte maintenant à près de six mille livres ! Eh ! Charles, mon cher ami, vous êtes si… Ciel ! que vois-je là ? »

Au moment où mistress Dale poussait cette exclamation, elle et son mari sortant d’un petit bois, entraient dans le pré communal.

Le curé. Quoi donc !

Mistress Dale (pinçant fortement son mari). Ceci… là… là…

Le curé. Ce sont tout bonnement les nouveaux ceps, Caroline. Je ne suis pas étonné qu’ils vous effrayent, car vous êtes très-sensée. Je voudrais seulement qu’ils effrayassent aussi le squire. »


CHAPITRE XI.

Lettre supposée écrite par mistress Hazeldean à M. Riccabocca, Esq., au Casino ; mais rédigée de fait par miss Jemima Hazeldean.

« Cher monsieur, pour un cœur sensible il est toujours pénible de causer quelque peine à un autre, et, bien que ce soit, j’en suis sûre, sans intention, vous avez causé la plus grande peine au pauvre M. Hazeldean et à moi-même, j’ajouterai même à toute notre société en refusant si cruellement nos invitations, qui toutes tendaient à nous faire faire plus ample connaissance avec un gentleman pour lequel nous avons la plus haute estime. Veuillez, je vous prie, nous faire amende honorable, et nous faire le plaisir de venir passer quelques jours au château. Pouvons-nous vous espérer samedi prochain ? Nous dînons à six heures.

« Recevez, je vous prie, les compliments affectueux de M. Hazeldean et de miss Jemima Hazeldean, et croyez-moi, mon cher monsieur, votre toute dévouée,

« H. H.
« Château d’Hazeldean. »

Miss Jemima ayant soigneusement cacheté le billet que mistress Hazeldean lui avait très-volontiers permis d’écrire, le porta elle-même jusqu’à l’écurie, afin de donner au porteur l’ordre d’attendre la réponse ; mais, pendant qu’elle parlait au domestique, Frank, dans une toilette plus recherchée que d’habitude, entra dans la cour, demandant son poney à haute voix, et s’adressant à ce même groom auquel miss Jemima donnait ses instructions, car c’était le plus alerte des domestiques du squire ; Frank lui cria donc de seller le cheval gris pour accompagner le poney.

« Non, Frank, dit miss Jemima, il ne faut pas emmener Georges ; votre père a besoin de lui pour une commission, mais vous pouvez prendre Mat.

— Ah ! bien oui, Mat ! s’écria Frank avec un mouvement légitime de mauvaise humeur ; car Mat était un vieux garçon grognon, sujet à porter des cravates inexcusables, et qui s’arrangeait toujours de façon à avoir une grande pièce à ses bottes. De plus, il avait coutume d’appeler Frank maître Frank ! et refusait obstinément de descendre les côtes au trot. Ah ! bien oui, Mat ! que Mat fasse la commission et que Georges vienne avec moi ! »

Mais miss Jemima avait aussi ses raisons pour rejeter Mat. Le faible de Mat n’était pas la soumission, et il faisait toujours preuve de sa véritable indépendance anglaise dans toutes les maisons où il n’était pas invité à prendre un verre de bière dans la cuisine. Mat pouvait donc offenser le signor Riccabocca et tout gâter. Il s’ensuivit une altercation assez animée, au milieu de laquelle le squire et sa femme entrèrent dans la cour avec l’intention de monter dans le cabriolet conjugal pour se rendre à la ville. L’affaire fut portée devant l’arbitre naturel par les deux parties. Le squire jeta sur son fils un regard de profond mépris.

« Eh ! qu’as-tu donc besoin d’un groom ? Crains-tu donc de tomber du poney ?

Frank. Non, mon père. Mais, quand je vais faire une visite à un gentleman, j’aime à me présenter en gentleman.

Le squire (courroucé). Mauvais petit fat, je crois être un aussi bon gentleman que tu le seras jamais, et je voudrais bien savoir quand tu m’as vu me rendre à cheval chez un voisin avec un domestique sur mes talons, comme ce parvenu de Ned Spankie, dont le père a une manufacture de coton. C’est la première fois que j’entends dire qu’un Hazeldean a besoin d’une livrée pour prouver sa noblesse.

Mistress Hazeldean (qui voit Frank rougir et sur le point de répliquer). Chut, Frank, ne réponds jamais à ton père… Tu allais faire une visite à M. Leslie, dis-tu ?

— Oui, ma mère ; et je suis bien reconnaissant à mon père de me l’avoir permis, dit Frank, en prenant la main du squire.

— Mais, Frank, continua mistress Hazeldean, je croyais que tu savais que les Leslie sont très-pauvres.

Frank. Eh bien ! ma mère.

Mistress Hazeldean. Voudrais-tu donc risquer de blesser l’orgueil d’un gentleman, ton égal, en faisant montre d’une fortune plus grande que la sienne ?

Le squire (avec un accent de profonde admiration). Henriette, je donnerais dix livres sterling pour avoir dit cela !

Frank (quittant la main de son père pour aller prendre celle de sa mère). Vous avez raison, ma mère ; cela serait tout à fait parvenu.

Le squire. Donne-moi aussi la main, Frank ; malgré tout, tu chasses de race. »

Frank serra la main du squire et se dirigea vers son poney.

Mistress Hazeldean, à miss Jemima. Est-ce là la lettre que vous deviez écrire pour moi ?

Miss Jemima. Oui. J’ai pensé qu’il était inutile de vous la montrer. Aussi je l’ai cachetée et je l’ai donnée à Georges.

Mistress Hazeldean. Mais Frank va passer tout près du Casino pour se rendre chez les Leslie. Il serait peut-être plus poli qu’il portât le billet lui-même.

Miss Jemima (avec hésitation). Croyez-vous ?

Mistress Hazeldean. Oui, certainement. Frank… Frank… puisque tu passes par le Casino, entre chez M. Riccabocca ; donne-lui ce billet, et dis-lui que nous serions charmés qu’il voulût bien venir. »

Frank fait un signe de tête.

« Un moment, s’écria le squire. Si Rickeybockey est chez lui, il y a dix à parier contre un qu’il t’offrira un verre de son vin ; garde-toi d’accepter. J’ai failli mourir pour en avoir bu quelques gouttes.

— Je m’en garderai bien, monsieur, » dit Frank en riant, et il disparut dans l’écurie. Miss Jemima le suivit, et d’un ton doucereux, faisant la paix avec lui, elle lui recommanda d’être extrêmement poli avec le pauvre gentleman étranger.


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