VIII


— Eh bien ! me dit Vincent le lendemain matin, on peut chanter que tu as découvert un mari épatant ! Comment as-tu pu penser une seule minute à un homme aussi mal élevé ?

— C’est moi qui me marie, n’est-ce pas Vincent, alors, aie l’obligeance de ne pas insister. Ce ne sont pas tes critiques qui me feront changer d’avis…

Mon frère me regarda et, avec un sifflement d’admiration, il continua :

— Ma fille, il te pousse des serres, et je ne suis plus étonné que tu aies attrapé un fiancé aussi costaud !

Il me laissa tranquille. J’étais seule dans salle à manger. J’arrangeais des fleurs dans un vase et je paraissais me livrer à cette occupation avec la plus grande attention.

Vincent sortit de la pièce et, peu après, Léo survint.

— Cela s’est bien terminé, hier soir, cette présentation ? Ce jeune homme me semblait gêné…

— Tout s’est fort bien passé…

— Monique !

Je regardai Léo. Il avait ses yeux d’avocat, ceux qu’il devait braquer sur les coupables dont il voulait les aveux.

— Quel est le mystère qui se cache sous ces fiançailles ?

— Un mystère ? répétai-je avec un air innocent.

— Oui, tu ne me feras jamais croire que tu t’es fiancée avec ce rustre sans une raison extraordinaire.

Je feignis la gaieté et je répondis :

— Quelle plaisanterie ! Ma raison est l’inclination…

— Tu veux convaincre, mais tu n’y parviendras pas… Dis-moi la vérité…

— C’est insensé ! Parce que mon fiancé ne vous est pas sympathique, vous voulez absolument que mon choix soit anormal. Je suis assez sérieuse pour savoir ce qui me convient ou pas…

— Tu te retranches derrière ta volonté seule, mais tu n’expliques rien. Je voudrais que tu me confies la cause de cet engouement pour un monsieur qui n’a rien de nos habitudes. Alors que Berthe s’appelait encore Durand, elle ne nous a pas choqués par ses manières. Mais ce Gouve ! Je t’assure qu’il est pénible.

— Il me plaît ! appuyai-je avec l’entêtement du désespoir.

— Combien tu me surprends !

À ce moment, nos parents se montrèrent, et nous cessâmes notre aparté.

Le petit déjeuner servi, ce fut en silence que chacun prit le sien. Vincent, qui toujours apportait de l’entrain, fut assez éteint. Léo approfondissait, sans aucun doute, la réponse que je lui avais donnée et ne disait pas grand chose. Quant à papa, il tartinait ses rôties avec une telle application qu’on aurait juré que ce fût l’unique besogne qui comptât dans la vie.

Maman restait soucieuse. Il était clair qu’elle ne parvenait pas à me pardonner ma façon de procéder. Pour elle, le mariage de sa fille devait être une suite de joyeuses réunions, d’achats dans la gaieté, d’organisations pleines de charme. Au lieu de cela, j’étais une fiancée sans élan, qui ne désirait pas que l’on s’occupât d’elle.

Ce silence lourd, sans bienveillance, me rendit nerveuse et j’éclatai :

— Ce n’est tout de même pas la peine de me tenir rigueur parce que je fais un mariage qui ne vous agrée pas.

— Ce n’est pas présentable ! Ce monsieur pourrait ne pas nous plaire, mais il n’est pas présentable ! répéta maman avec force.

— Alors, vous ne nous recevrez pas ?

— Que vas-tu t’imaginer là ? s’écria papa. Nous aimons trop nos enfants pour leur en vouloir d’arranger leur vie comme ils l’entendent.

— Merci, papa, tu me fais du bien.

Maman reprit :

— Je ne puis pas comprendre que tu te sois éprise de ce garçon… Naturellement, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit… J’avais toujours dans les oreilles cette voix gouailleuse et devant les yeux cet être sans distinction…

— C’est un travailleur, et je serai à l’aise avec lui, parce que je n’aime pas les poseurs…

— À l’aise avec lui ? Je n’en sais rien, dit Léo. Il me paraît dur… J’ai grand’peur que tu ne te repentes de cette folie avant qu’il soit longtemps.

— Je n’ai pas besoin de morale, surtout de la part de mes frères ! Je sais très bien ce que je fais…

Hélas ! je savais tout cela d’avance, et ma clairvoyance n’était que trop lucide. Mes nerfs étaient à bout, et j’eusse proféré n’importe quelle sottise pour me délivrer de ces commentaires qui remuaient le fer dans la plaie. Ah ! si je l’avais pu, combien je me serais débarrassée rapidement de Jean Gouve !

Voyant que je restais intraitable, ni Léo ni Vincent ne reprirent la parole.

Maman me dit encore :

— Je te préviens que j’aurai beaucoup de mal à annoncer de semblables fiançailles.

— Nous n’avons pas besoin d’en faire part. Il sera toujours à temps d’aviser nos amis intimes de mon mariage. D’ailleurs, je ne désire qu’une messe du matin, sans frais de lunch.

— Ce n’est pas possible ! Tu divagues ! s’écria maman avec impétuosité. Tout sera parfait pour Léo, et il n’y aura pas de différence entre nos enfants.

— Non !… Non !… protestai-je. Je ne tiens pas à un cérémonial pour mon compte.

— Tu es complètement désaxée, et c’est une influence que tu subis. Je voudrais, et ce serait mieux, que vous puissiez vous marier le même jour, Léo et toi…

— J’y consens ! Je passerai par-dessus le marché, et on s’occupera moins de moi. Quand il y a deux vedettes, l’attention est partagée.

Vincent murmura :

— Drôle de nature que la tienne ! Tu aimes ton fiancé et tu n’en es pas fière ! C’est à peine croyable ! Personne ne te force à l’épouser, pourtant.

Je ne répondis pas. Maman demanda :

— Quand reviendra-t-il ce M. Jean… Jean…

— Jean Gouve…

— Quand le reverrons-nous ?

— Je ne sais pas…

— C’est complet ! cria Vincent.

— Il a ses parents ?

— Je… Je crois que oui… Ils doivent habiter dans les environs de Nîmes.

— Mais tu es folle à lier ! s’écria maman. Tu n’es pas mieux renseignée sur cette famille ? Il ne t’a jamais parlé de sa mère ?

Un peu plus, et j’allais sangloter. Heureusement, Léo qui m’observait intensément prononça :

— Laissez-la… Ne la torturez pas davantage…

J’entendis papa murmurer :

— Ma pauvre petite fille, où t’enfonces-tu ?

Quelques instants après, quand je rencontrai mon frère aîné dans l’antichambre, je lui glissai rapidement dans l’oreille :

— Léo, je te remercie de m’avoir sauvée tout à l’heure de ces question embarrassantes.

— Oui, j’ai compris qu’il y avait un peu de drame dans cette histoire. Je voudrais seulement que tu ne t’embarques pas dans une mauvaise affaire…

Qu’avais-je à dire ? Si je me confiais à Léo, il me dissuaderait d’épouser Gouve, et j’étais convaincue qu’il serait moins fort que ces deux bourreaux avides et ambitieux. Ce n’était pas lui qui pourrait refréner leurs instincts. Ces gens désiraient par-dessus tout faire partie de notre famille, afin d’avoir nos relations à leur service. Ainsi seulement ils ne nous feraient plus de mal, dans la crainte de s’aliéner nos amis.

Nous nous dispersâmes pour la messe. Chacun de nous allait à son église préférée. Je m’acheminai vers Saint-Castor, notre cathédrale.

Je regrettais toujours, en y rentrant, qu’elle n’eût plus ses deux tours, parce qu’ainsi elle ressemblait trop à une mutilée. C’était son droit, ayant été détruite plusieurs fois. Les vieilleries que représentaient les ruelles qui l’entouraient étaient si pittoresques, avec leurs bâtisses vétustes, et quand un rayon de soleil y plongeait, tout se transformait magiquement.

L’après-midi, j’avais la ferme intention d’aller voir Mlle Clarseil, qui ne sortait jamais le dimanche.

Je devais lui apprendre mes fiançailles.

Je me hâtai de partir aussitôt après le déjeuner. Mon père avait quelques calculs à terminer. Maman accompagnait Léo et Berthe dans la cherche d’un appartement.

Elle m’avait dit :

— Et pour toi ?

Ah ! je ne pensais guère à un nid. Seul le mot de prison me venait à l’esprit, et une prison ne se cherche pas d’avance, on la subit le plus tard possible.

J’alléguai que j’avais promis à Mlle Clarseil de passer quelques heures chez elle.

Maman n’osa plus me demander si je rencontrerais Jean Gouve, mais ses yeux scrutateurs m’indiquaient qu’elle se méfiait de moi.

Mon Dieu ! que je souffrais par moment !

À d’autres, je me sentais de glace : pas un réflexe.

Je partis, secouant l’impression de malaise qui m’enveloppait maintenant dans la maison. J’étais impuissante à foncer sur la fatalité que je soulevais autour de moi et qui se répandait sous toutes les formes comme des ennemis.

Ce fut assez surexcitée que j’arrivai chez mon amie.

— Bonjour, chère Mademoiselle !

Il faut croire que mon visage reflétait mes sentiments, parce que j’entendis :

— Oh ! qu’avez-vous, ma petite enfant ? Vous êtes pâlie…, amincie…, malade ?

— Moi ?

— Oui, vous… Certainement vous.

— Je ne suis pas du tout malade. Tout va bien.

— C’est vrai, je m’abusais. Vos yeux sont brillants, et depuis un moment je vous vois mieux. Peut-être que ma vue baisse un peu…

— Il y a des nuages, cela donne des ombres.

— C’est cela !

C’est ainsi que mon amie, avec la sûre clairvoyance du cœur, s’apercevait de mon angoisse. Mais les raisons qu’elle donnait sur la cause de mon visage tiré étaient-elles feintes ou réelles ?

J’essayai pourtant de la dérouter en affectant une gaieté d’une exubérance exagérée. Je riais, je riais, mais je reculais le moment d’avouer ma future destinée.

— Tout à l’heure, je vous trouvais triste, et j’avais tort. Je vois avec plaisir que la jeunesse sait encore avoir de l’entrain. On prétend qu’elle est anxieuse.

Quand j’eus aiguillé Mlle Clarseil vers les routes les plus sereines de la vie, je m’écriai, comme si je me souvenais d’une chose oubliée :

— J’ai une nouvelle à vous dire… J’imite Léo !

— En quoi, petite amie ?

— Pour le mariage.

— Voulez-vous insinuer que vous désirez vous marier ?

— Mais oui…

— Oh ! je comprends maintenant votre cascade de rires, votre amour de la vie.

— Oui… Je suis fiancée…

Les yeux, le sourire de Mlle Clarseil furent instantanément des rayons joyeux.

— Quelle bonne surprise, chérie ! Que je suis heureuse que Robert ait eu gain de cause !

Je restai un moment sans voix, puis je repris, en forçant ma gaieté. :

— Ce n’est pas Robert Darèle, mais Jean Gouve qui est mon fiancé.

En quelques secondes, l’expression de Mlle Clarseil changea. Elle fut d’abord étonnée, puis la colère l’envahit. Avec un visage écarlate, elle dit :

— Jean Gouve, quel est cet inconnu ?

— Pour vous, chère amie, mais non pour moi.

— Où l’avez-vous rencontré ? Que fait-il ? Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ?

Toutes ces questions m’arrivaient précipitées, avec une curiosité aiguë.

— Je crois vous avoir mise au courant ! N’avons-nous pas vu, au musée, un jeune homme fort sympathique qui se trouvait toujours dans les mêmes rues que moi ?

— Serait-ce lui ?

Mlle Clarseil posa cette interrogation comme une plainte lamentable.

— Il m’aimait et je lui ai accordé ma main. N’est-ce pas un grand amour, celui qui est tenace et non encouragé ? Je ne pensais nullement à transformer ce suiveur obstiné en mari, mais devant tant de fidélité, j’ai été touchée…

— Monique ! cria mon ami avec un accent déchirant.

— Quoi donc ?

— Et Robert ?

— Eh bien ! oui…, Robert…, il se consolera.

— N’avez-vous donc aucun sentiment d’humanité ?

Une fois de plus, j’étais accusée. Je devais refouler ma détresse et je répondis :

— Mais, bonne amie, il y aurait toujours eu un homme désespéré. Robert est venu trop tard. Croyez en mon cœur, puisque c’est par reconnaissance que j’ai accordé ma main à celui qui m’aimait et qui me l’a fait entendre le premier.

— Ah ! j’espérais malgré tout ! Il était à demi fou de désespoir lorsque, chez ses parents, vous lui avez dit que vous ne l’aimiez pas. Il ne pense qu’à vous, et vos paroles ont été atroces pour lui… Si vous l’aviez vu quand il est venu chercher du réconfort près de moi, me supplier de vous faire revenir sur votre dureté… Ah ! quelle désolation ! Je serais allée vous voir ce soir si vous n’étiez pas venue.

J’écoutais ces mots qui me ravissaient et me terrorisaient tout ensemble. J’étais fière d’inspirer un tel amour et, d’autre part, des regrets lancinants me torturaient J’allais épouser un homme qui ne tenait à moi que par calcul et je laissais fuir le bonheur. Ce Robert, avec qui j’étais en parfaite concordance d’idées et d’éducation, je devais lui laisser croire que je ne l’aimais pas.

— Vous lui direz… Vous lui direz…

Je ne découvrais pas de mots pour m’expliquer sans me trahir.

— Je ne vous justifierai pas. C’est vous qui l’éclairerez !

— Oh ! non, chère bonne amie !

— De quoi avez-vous peur ? L’amour rend fort…

— Je ne veux pas discuter sur un sujet aussi douloureux.

— C’est de votre faute !

— Vous êtes injuste. J’ai le droit d’aimer qui je veux !

— C’est pour votre bonheur que je plaide. On ne peut être heureux dans la vie qu’avec un être ayant les mêmes tendances que soi. Or, si je me souviens bien, ce monsieur dont vous allez faire votre mari vous déplaisait beaucoup à première vue…

Je me mordis les lèvres en maudissant la mémoire trop précise de Mlle Clarseil.

Je balbutiai :

— Il arrive souvent que l’on revienne sur ses impressions. Telle personne vous déçoit par son physique, alors que ses qualités morales sont de premier ordre. C’est ce qui est arrivé à mon fiancé… Et il a fallu que ses attraits fussent grands, puisqu’ils m’ont conquise.

— Essayez de me persuader ! Baissez les yeux en cherchant vos mots ! Je vous préviens que je soupçonne une cause mystérieuse à votre décision. J’ai des antennes très développées, et votre visage n’est pas irradié d’allégresse, quoi que vous en disiez !

Mon Dieu ! Mlle Clarseil allait-elle me retourner sur le gril, et serai-je dans l’obligation de lui avouer mon sacrifice ? Je craignais de faiblir, étant sur la sellette.

— Je suis bien contente de vous avoir chez moi aujourd’hui, me dit-elle après un silence découragé, parce que j’attends justement Robert Darèle.

— Qu’avez-vous ?

— Je veux partir…

— Non… Vous annoncerez vos fiançailles à Robert…

— Vous êtes cruelle, Mademoiselle.

— Pas plus que vous, mon enfant, qui allez faire souffrir un ami d’enfance.

— Laissez-moi partir…

Mes paroles sonnaient comme une supplication. Je devais avoir une expression tragique, parce que Mlle Clarseil me contemplait avec une sorte d’effroi. Sa colère disparaissait pour laisser la place à une angoisse. Avant de la quitter, j’aurais tant voulu qu’elle eût recouvré sa placidité coutumière.

Elle dit lentement :

— Je n’insiste plus… Adieu, et croyez à tous mes souhaits de bonheur…

Je replaçai mon chapeau et je remis mes gants, tout en me dirigeant hâtivement vers le seuil. Je n’avais plus qu’un désir : me sauver avant l’arrivée de Robert.

J’ouvris la porte et je le vis devant moi. Je reculai, il entra et referma le battant.

— Oh ! Monique…

Quelle douceur peut receler un nom quand il est prononcé par celui que l’on aime ! J’étais bouleversée de l’entendre. Quand Jean Gouve m’avait ainsi familièrement nommée, un frisson de révolte m’avait secouée, alors que j’eusse désiré que Robert le répétât sans arrêt.

Sans même y penser, je fus refoulée dans la pièce d’où je sortais, comme si les ondes qui entouraient ce jeune homme eussent été des aimants irrésistibles qui m’entraînaient à leur suite.

Je ne regardai pas Mlle Clarseil. Sans doute avait-elle un air triomphal. Je me laissai tomber sur un fauteuil, tandis que la chère voix murmurait :

— Monique, comment avez-vous pu me briser le cœur à ce point ? Est-ce bien vrai que vous ne m’aimez pas, alors que je vous aime tant ?

Je restai silencieuse.

— Osez parler ! cria Mlle Clarseil du fond du salon.

Une seule chose m’était présente : le martyre que chacun, à tour de rôle, me faisait subir.

Je n’étais plus une jeune insouciante qui ne voyait devant elle que des roses, mais un fauve triste, dans une cage étroite, en butte aux tracasseries de ses dompteurs. Il me fallait allonger les griffes ou montrer les dents, alors que je ne désirais que la paix.

Ainsi qu’une consolation puissante, je possédais ma belle conscience en face de Dieu, et je pensais à mon père, pour qui je supportais tout.

Malgré cela, cette douleur que je voyais devant moi me causait une peine atroce, parce que je l’éprouvais pour mon propre compte.

Il répéta :

— Oh ! pourquoi m’avez-vous dit si durement que vous ne m’aimiez pas ? J’ai touché le fond du découragement et du désespoir…

— Je ne pouvais pas vous laisser espérer autre chose…

— Qu’est-ce qui se place entre nous pour nous séparer ?

— Je suis fiancée…

Je le regardais en face pour lui avouer cette cruauté, et je le vis pâlir affreusement. Il s’appuya au dossier d’une chaise, comme si la vie même se retirait de lui.

Mlle Clarseil s’élança pour le réconforter.

— Pauvre…, pauvre enfant murmura-t-elle en lui entourant les épaules de son bras.

— Fiancée…, murmura-t-il d’une voix méconnaissable.

Je cachai mon visage dans mes mains. Il me sembla à ce moment précis que nous ne nous maîtrisions plus. Robert paraissait frappé de stupeur. Mlle Clarseil s’absorbait dans ses réflexions, et moi je commençais à pleurer, dans une détente inattendue de tout mon être. Je ne voulais pas être faible, et pourtant mes larmes coulaient.

— Pourquoi pleurez-vous ? demanda brusquement Robert, qui reprit son sang-froid le premier.

Que répondre, sinon une partie de la vérité ?

— Je suis désolée de vous causer cette peine…

Mlle Clarseil sortit de son mutisme pour crier avec amertume :

— C’eût été bien facile de la lui éviter !

À mon tour, je m’écriai :

— Pourquoi vouloir l’impossible ?

— Vous étiez prévenue pourtant que Robert vous aimait !

— Je l’ai su trop tard !

Peut-être avais-je eu, à mon insu, un accent de regret en disant ces mots, parce que Robert me regarda profondément en me questionnant :

— Aimez-vous beaucoup votre fiancé ?

Cette interrogation me choqua tout d’abord par son indiscrétion, mais nous étions tous les trois hors de notre norme.

J’appelai donc toute mon énergie afin de ne pas laisser percevoir ma répugnance pour mon futur mari. Avec le plus de naturel possible accompagné d’une émotion retenue, je répondis :

— Si je ne l’aimais pas, l’épouserais-je ?

Évidemment, je blessais encore plus profondément Robert, mais si j’avais fait entrevoir mes véritables sentiments, c’eût été pour lui une porte ouverte à l’espoir. Devant cette affirmation, il ne lui était plus permis d’insister.

Lentement, doucement, il murmura :

— Il y a huit jours encore, j’étais follement heureux… J’échafaudais les plus beaux rêves, mon avenir m’apparaissait radieux, et aujourd’hui tout est bouleversé, comme si un cyclone avait passé…

Ne pouvant plus entendre ces plaintes, je me levai :

— Il faut que je parte. Au revoir, bonne amie. Pardonnez-moi tout le trouble que je vous cause… Je vous affirme que je ne suis pas responsable… N’accusez que les circonstances…

Elle gardait ma main entre les siennes.

— Je crois que j’ai été un peu vive, dit-elle.

— Non… Non…

— Je renonce difficilement au rêve que j’avais formé de vous voir tous deux unis.

— Qui peut réaliser le sien ? murmurais-je.

— Vous n’avez pas le visage d’une jeune fille heureuse, mon enfant.

— Je suis désemparée par votre émotion.

Ma tâche était écrasante. Je craignais trop de me trahir.

Je tendis la main à Robert en lui disant :

— Je vous en prie, ne m’en veuillez pas…

Je franchis le seuil. J’étais à bout de forces.

J’accumulais les efforts pour refouler mes larmes.

Il fallait que ma vue fût constamment distraite pour ne pas me laisser submerger par mes pensées.

Enfin, j’atteignis la maison. J’aurais voulu me réfugier dans ma chambre, mais une domestique prévint que Mlle Berthe était au salon.

Elle m’était fort sympathique, mais la voir, lui parler en ce moment était pour moi un gros effort. Je dus l’accepter cependant et, après m’être rafraîchi le visage, je la rejoignis.

Maman causait amicalement avec elle, et, je dois le dire, j’arrivais comme une intruse. On eût pensé, à nous voir, que j’étais l’étrangère et Berthe la fille de la maison.

— Tu as trouvé Mlle Clarseil ?

— Oui, maman.

— Tes fiançailles l’ont enchantée ?

— Je me suis contentée de les lui annoncer sans lui demander son impression.

Maman me tourmentait et je comprenais son ironie. Je ne me montrais qu’une ingrate pour l’existence que l’on m’avait donnée. Ma mère avait toujours eu confiance en moi et me traitait comme une amie. Comment n’aurait-elle pas été déçue par ma conduite ? Elle était persuadée que j’avais noué une intrigue en arrière d’elle et que je m’étais laissé courtiser en subissant une influence qu’elle réprouvait. Elle ne me pardonnait pas ce flirt… que rien dans mon attitude ne faisait supposer.

Elle ne se remettait pas de mon hypocrisie, de ma désinvolture et de mon indépendance outrée. Je la forçais en quelque sorte d’admettre dans sa famille un homme qu’elle n’aurait pas compris parmi ses invités… Et je le lui imposais comme gendre !

Je comprenais tout ce qu’elle déduisait et je subissais avec courage l’éloignement instinctif qu’elle ressentait en ce moment pour moi. Son cœur si maternel souffrait, mais son aversion pour la vulgarité était si forte qu’elle ne pouvait s’empêcher de me considérer avec contrainte. Je n’étais plus de la famille, ou plutôt de l’esprit de la famille, parce que j’avais un fiancé d’une éducation inférieure. Et parce que je me plaisais dans cette nouvelle société, c’est que le genre de mon entourage habituel ne m’agréait pas et que je voulais créer une scission.

Quelle douleur je ressentais en réfléchissant à ces problèmes ! Je convenais sans peine que maman se tournât vers Berthe, distinguée, jolie, issue d’une famille dont elle dévoilait miraculeusement les traditions. De plus, elle aimait Léo, et depuis que maman approfondissait sa connaissance, elle se surprenait à trouver que son fils avait un bonheur extraordinaire.

Par instants, une torpeur m’accablait, durant laquelle mes sentiments étaient figés. J’agissais sans aucun ressort, mais sitôt que cet état cessait, de nouveau un désespoir me tenaillait.

Quand j’entendis maman devenir acerbe, et Berthe fort ennuyée de ces escarmouches, mon cœur se tordit sous l’écroulement de notre accord. Ma vie se dessina dans un cadre qui ne s’ajustait plus à l’orientation prévue de mon avenir. J’avais sauté hors de mon orbe, comme une roue saute hors de sa jante.

Berthe ne parlait plus. Prévenue par Léo de la tenue de mon fiancé, elle ne pouvait guère prendre ma défense devant maman. C’eût été impoli, d’abord, de contredire l’opinion de sa future belle-mère, et ensuite cela lui eût donné l’apparence de la fausseté. Or, Berthe était franche. De plus, elle ne connaissait pas Jean Gouve et n’avait sur lui nulle idée personnelle.

Bientôt, maman sortit de la pièce.

Berthe eut un mouvement pour se rapprocher de moi, en murmurant :

— Que cette situation est cruelle…

— Pour qui ?

— Pour nous tous… Léo est désolé, votre mère souffre, et vous-même… Cette période des fiançailles, qui devrait être une joie, devient une lutte pour vous.

— Suis-je responsable de ce que Jean Gouve ne plaise à personne ?

— C’est surtout l’étonnement qui domine. Peut-être vous a-t-on cru autrement que vous n’êtes, murmura-t-elle craintivement.

— Je devine votre pensée ! Ma mère me supposait férue de distinction et de manières « talons rouges », et elle s’aperçoit que je m’accommode trop bien d’un mari commun.

J’eus un sourire ironique. À vrai dire, l’aveuglement de mes parents m’ahurissait quelque peu, mais cette impression fut fugitive.

M’avais-je pas déployé tout un génie pour les tromper ?

— Ce n’est pas exactement ma pensée, reprit Berthe, confuse et effrayée de m’avoir mécontentée. Je voulais simplement exprimer l’idée que les parents qui aiment beaucoup les enfants se forgent un idéal pour eux et sont déçus de constater qu’il ne correspond pas à celui qu’ils ont rêvé.

— Je conviens que Jean Gouve peut ne pas séduire à première vue, mais il ne faudrait pas m’accabler outre mesure… Cette hostilité soulevée contre moi m’interdit toute allégresse… Quoi de plus anormal qu’une fiancée mélancolique ?

Berthe me contempla, pleine de compassion.

Volontairement, elle éteignait le rayonnement de son propre bonheur, parce que je n’étais pas à l’unisson.

Elle n’osa pas me questionner, mais ses yeux trahissaient sa sollicitude.

— Léo a cru deviner que vos fiançailles comportaient quelque chose d’obscur, et j’en serais bien angoissée.

Je ne la laissai pas achever et je m’écriai :

— La seule obscurité réside dans l’attitude de maman ! C’est terrible pour moi de la désoler à ce point, et cela seul gâte le bonheur que je pourrais goûter…

C’est ainsi que je masquai mon désarroi.

Naturellement, Berthe fut dupe, et elle me consola.

— Votre mère ne pourra pas soutenir cette rigueur. Elle ressent encore le contre-coup de sa déception, mais son cœur est si bon…

Les paroles que me prodiguait Berthe n’arrivaient pas à mon esprit. Elles me semblaient trop inutiles. Je savais pertinemment l’erreur que je commettais, mais il m’était impossible de ne pas la commettre.

Léo entra, et le visage de Berthe s’illumina. Ils amorcèrent une conversation où je fus totalement oubliée. Je ne m’en plaignis pas. J’avais pris un livre et, bien établie dans un fauteuil, je donnai l’essor à mes pensées. Elles me torturèrent, selon leur habitude.

Berthe, soudain, me dit :

— Je m’en vais, Monique… Au revoir.

Nous nous embrassâmes. Léo ajouta :

— Je reconduis Berthe jusque chez elle. Tu ne viens pas avec nous ?

— Non. Je préfère me reposer un peu avant le dîner.

— Tu as raison… Je te trouve les traits tirés…

Je restai seule. J’entendais maman qui discourait avec une lingère. Vincent chantait et, par sa fenêtre ouverte, ses refrains s’envolaient.

La journée avait été chaude et nulle fraîcheur ne parvenait encore. Le soleil laissait de larges touches roses, et les oiseaux happaient les moucherons en croisant dans l’air.

Les mille bruits de la ville changeaient de ton. Ordinairement, l’approche du crépuscule, à cette saison, était pour moi une vraie douceur. Jamais ma chère ville ne me paraissait plus attirante.

En cette fin d’après-midi, je n’éprouvais plus cette émotion pleine de charme, mon esprit était trop ébranlé par mon terrible destin.

Maman revint :

— Tu es seule ?

— Oui, maman.

— Berthe est repartie ?

— Oui, Léo l’a accompagnée. Elle m’a chargée de ses adieux pour toi et n’a pas osé te déranger. Elle t’a attendue, et, tout à coup, l’heure l’a pressée.

Maman n’avait pas l’air de percevoir mes paroles. Elle m’examinait.

— Dieu, que tu es pâle Monique !

— Ah ! vraiment ? Je n’en ai pas conscience.

— Tu n’es pas malade ?

— Je ne me sens aucun mal.

— Tes fiançailles ne te réussissent pas. Tu n’as pas un air enchanté.

Je me tus. Que répondre à ces insinuations ? Je ne savais que trop combien ce mariage en perspective m’accablait.

Je ne pus retenir un frisson, que maman remarqua.

— Je suis sûre que tu es sous l’influence de quelque fièvre.

— Ne t’inquiète pas, maman. Quand la journée a été brûlante, on sent toujours, vers le soir, un peu de froid glisser entre les épaules.

Maman ne répliqua rien. Une barrière s’interposait entre nous, refoulant notre expansion.

Il m’était impossible de dire un mot sur le sujet qui me broyait, sans quoi la digue du silence que je voulais se serait brisée. Ma mère aurait tout compris. Je ne possédais la fermeté qu’à la condition de ne pas m’appesantir sur mon sort.

Maman me dit :

— Ton père, demain, aura quelque loisir, et il s’informera au sujet de ce M. Jean Gouve. C’est notre devoir de prendre des renseignements sur cet inconnu.

Ma gorge était serrée, mais je pus prononcer :

— C’est très naturel…

Je tremblai. Je craignais un éclat, une défense d’épouser Jean Gouve, et avec cette défense, de voir mon cher papa tourmenté dans son labeur, dans sa confiance en soi. Je savais maintenant, aussi jeune que je fusse, qu’un ennemi possède toutes les ruses et toutes les audaces. J’avais l’épouvante d’entendre papa me dire : « Alors, tu pactises avec ceux qui me veulent du mal ? »

Cette question me brûla tout à coup. Je ne vis plus de lumière dans mon chemin.

Mon Dieu, ne m’abandonnez pas !

Je tremblais, bien que j’eusse obtenu de mon fiancé qu’il ne prononçât pas encore le nom de son oncle. Je voulais qu’on s’habituât d’abord à lui et que le mariage ne pût être rompu.

— Tu n’as pas pensé, toi, à te renseigner ? poursuivit maman.

— J’avoue que non. Ce jeune homme est franc, et je crois qu’il ne fréquente personne. Il est tellement occupé par ses travaux.

— Je suppose que ton père parviendra tout de même à savoir quelque chose sur son compte.

— Pourvu qu’il soit honnête, cela me suffit pour établir un bonheur, répondis-je d’une voix défaillante.

Quelles complications surviendraient encore ?

J’étais dans un état indescriptible. Il me semblait qu’à tout instant mon cœur allait s’arrêter de battre. J’avais des sursauts involontaires et je jetais des regards implorants sur les objets de ma chambre, comme si je les appelais à l’aide.

Je garderai sans doute toute ma vie le souvenir de cette heure terrible qui précéda le dîner de ce soir-là. Je n’étais plus qu’un esquif ballotté par la tempête et j’attendais le paroxysme du flot qui me briserait.

Sous prétexte de me rafraîchir, le visage, j’avais quitté maman, et, sitôt que je ne fus plus près d’elle, je perdis tout courage. Cependant, il fallait que l’on me vît à table et que mes traits se revêtissent de calme et de sérénité.

Je m’arrangeai donc avec soin pour ne pas provoquer les taquineries de mes frères. Puis je me dirigeai vers la salle à manger.

En passant devant un miroir, j’y risquai un œil, et je m’aperçus que le fard que j’avais posé sur mes joues ressemblait à deux groseilles écrasées sur un plat de riz. Entre les sourcils, un pli vertical trahissait ma tension d’esprit. Quant à mon sourire, ce n’était qu’un rictus sans grâce.

Vincent me dit :

— Ma fille, tu n’as pas une belle tête… Je lui lançai un regard noir.

— Ouf ! Je ne suis pas mort ! Ton regard est comme une flèche et j’ai cru être transpercé.

Mon esprit n’était pas apte à riposter avec gaieté, et je ne répondis rien. Nous étions encore seuls dans la salle à manger quand Léo revint. Puis maman arriva, puis enfin papa, sortant de son bureau.

Il tenait une lettre à la main.

— Voici pour toi, Monique. Elle était dans mon courrier…

C’était un mot bref de Jean Gouve :

Ma chère fiancée,

J’irai vous voir demain soir, après dîner, avec mon oncle. Il demande à m’accompagner et je trouve cela naturel. Je vous embrasse tendrement.

Votre fiancé, J. G.

Mon sang se figea dans mes veines. Galiret serait là, demain, en face de mon père… Cet homme qui lui avait offert un sérieux pot-de-vin serait dans la maison, ainsi qu’un allié ! Je pensais même : comme un complice ! Que dirait papa quand il le reconnaîtrait ? Comprendrait-il mon épouvante et mon sacrifice ? M’en saurait-il gré ou jetterait-il un blâme sur ma conduite ?

Je ne savais plus… Je ne savais plus ! Tout à coup, il me semblait que je faisais fausse route. Tout ce chantage aurait-il pu se résoudre autrement si je n’avais pas été terrorisée par la santé de papa et les menaces de Gouve ?

Puis tout se confondit soudain dans mon cerveau, je ne pus rassembler mes idées, les murs se rapprochèrent, et je tombai évanouie.

Un quart d’heure après, m’a-t-on dit, je me réveillai dans mon lit. Maman était penchée au-dessus de mon visage, me demandant anxieusement si je me sentais mieux.

J’eus un sourire, un clair sourire de mon temps insouciant, et je répondis, réconfortée par la tendresse inquiète de maman.

— Tout à fait bien.

— Nous avons eu très peur que ce malaise ne soit causé par cette lettre, mais nous n’y avons rien vu que de très naturel, ton père s’étant permis de la lire.

Je ne répondis pas. Après les brumes de mon retour à la conscience, le souvenir me revenait. Devant cette tendresse qui m’entourait, j’eus des remords. Comment pouvais-je cacher mon horrible secret à des parents si bons ?

Maman interrompit mes réflexions :

— Je me doutais bien que tu étais souffrante, tu as eu trop d’émotions depuis quelques jours… Te sens-tu vraiment mieux ?

— On ne peut mieux.

— J’ai fait appeler le docteur…

— Quelle peine inutile !

— Je serai plus tranquille. Il examinera ton père par la même occasion. Ne veux-tu rien prendre ? Un peu de bouillon ?

— Très volontiers.

— Tu me rassures. Je crois vraiment que ton état n’est pas grave. Nous allons dîner et nous viendrons près de toi, à tour de rôle.

Ma mère me laissa. Il me semblait que c’était le moment de tout avouer, mais je remis au lendemain cette confession, ne me sentant pas assez de force pour parler de ce long sujet. Je voulais aussi que tout le monde fût autour de moi.

Après avoir pris cette détermination, je fus plus calme. Une détente se produisit dans mon esprit et se répandit dans tous mes membres. Je compris qu’il était sage de ma part de dévoiler mon tourment avant que mes fiançailles fussent officielles… si elles le devenaient.

La nourriture légère que l’on m’apporta me fit grand plaisir, et, environ une heure après, le docteur me rendit visite.

Il me trouva fort bien et ne m’ordonna aucun médicament. Il jugea que cet évanouissement était causé par une secousse nerveuse, en quoi il n’avait pas tort, et il dit :

— Oh ! ces modernes qui cumulent les sports et les œuvres au détriment de leur réserve de forces ! C’est un défi à la santé, mais quel avis peut-on donner aux jeunes maintenant ?

L’esprit débarrassé de sa frayeur maman rit, et elle e sortit avec notre médecin, que papa attendait.

J’aurais voulu savoir tout de suite le résultat de cette consultation, mais elle dura longtemps, parce que notre vieil ami bavardait avec mes parents. Quand maman revint dans ma chambre, il paraît que je dormais profondément.

Le lendemain matin, j’eus ces détails, et ma mère m’annonça que le cœur de papa était très solide et qu’il s’était agi d’une simpie fatigue, complètement disparne.

Ah ! comme je louai le ciel !

Mais, tout à coup, une lueur fulgura dans mon cerveau. Ainsi, tout ce à quoi je consentais devenait inutile ? Mon père aurait pu lutter sans dommage contre ses ennemis…

J’étais si naïve qu’il me semblait que mon père était sauvé de toute calamité. Cette pensée simpliste dura peu. Papa restait toujours sensible, et, s’il était en état de résister à une émotion, il ne s’ensuivrait pas qu’il pût résister sans dépression à des tracasseries violentes et continues.

Ces réflexions me confirmèrent sur la nécessité de mon « héroïsme ».

Et comme M. Galiret devait se faire connaître le soir même, il fallait entrer dans la réalité et prévenir mes parents. Je comptais me libérer de cet aveu au déjeuner de midi.

Je voulais me préparer en pesant bien mes phrases, en « romançant » ce mariage qui se ferait, ou ne se ferait pas, selon les réactions de papa. Je ne dirais pas que je détestais Jean Gouve, j’observerais d’abord l’attitude de mes parents, et si papa me déclarait qu’il n’autorisait pas ce mariage, je m’inclinerais avec joie, en dévoilant toute ma pensée.

Vers 11 heures, alors que je me reposais dans ma chambre, ma mère vint m’avertir que papa ne déjeunerait pas avec nous. Plusieurs de ses collègues, de passage à Nîmes, le conviaient au restaurant.

Cette circonstance repoussait ma confession jusqu’au soir. Bien que ce délai m’ennuyât, il me laissait encore du répit pour ordonner mes idées.

Je rejoignis à table maman et mes frères et je mangeai avec assez d’appétit, bien que, par moments, le découragement m’empoignât, mais je me raidissais.

La journée se passa pour moi dans une sorte d’hypnose, d’où je ne distinguais que mon but.

Mon père fut là quelques minutes avant le dîner. Vincent le suivit de près, et maman entra avec lui dans le salon. Nous n’attendions plus que Léo.

Quand il sera là, je commencerais mon récit. J’étais dans une agitation terrible, et si mes dents ne claquaient pas, c’est que je tenais mes mâchoires bien serrées.

Papa racontait sa conversation avec ses condisciples, quand Léo s’encadra dans la porte, mais un Léo exubérant, comme on le voyait rarement.

Il s’écria tout de suite :

— Vous allez entendre une fameuse histoire !

— Sera-t-elle longue ? interrogea maman, parce que, ce soir, nous avons le fiancé de Monique avec son oncle.

— Vous aurez tout le temps de l’écouter avant qu’il arrive, riposta Léo, et il enchaîna : Vers 5 heures, une automobile qui allait trop vite a heurté un jeune garçon d’une dizaine d’années et l’a renversé. Pendant qu’on se précipitait au secours de l’enfant, la voiture filait en accélérant son allure. Vous jugez de l’indignation des badauds. Tout le monde criait en décernant les épithètes les plus désobligeantes à ce chauffeur sans conscience…

— C’est inadmissible ! s’écria maman. Ce jeune garçon était-il blessé ?

— À peine une meurtrissure à l’épaule.

— Ne pas s’inquiéter d’un blessé, c’est invraisemblable, murmura papa. A-t-on pu rattraper cet homme ?

— Oui, un agent en moto se trouvait là, et il n’a pas attendu qu’on lui dise de courir sus à ce sauvage. D’autres agents l’ont imité, et, au bout de la ville, l’automobiliste, qui se doutait qu’une meute le suivait, a donné toute sa vitesse. Il a eu un pneu crevé et s’est arrêté…

— La Providence veillait, dit maman

— On l’a empoigné, continua Léo. J’étais là quand on l’a amené au poste, où j’attendais sa venue, car j’avais cru reconnaître ce visage…

— Qui était-ce ? cria Vincent au comble de la curiosité

— Jean Gouve…

Le nom résonna comme un coup de canon.

Depuis quelques secondes, j’avais le pressentiment que ce nom sortirait de la bouche de mon frère.

Après un silence plein d’effroi, des cris de stupeur s’entendirent.

Léo m’observait. Il épiait sur mon visage toutes mes impressions. Il remarqua sans doute que cette nouvelle me libérait d’un poids et que mes traits s’illuminaient lentement. Maman aussi me regardait et me surprit, souriante.

— Ah ! ma pauvre Monique, combien cet incident est ennuyeux pour foi !

— Cela ne me touche pas du tout ! Au contraire. cela me fait le plus grand bien.

J’avais jugé tout de suite qu’après ce petit scandale Jean Gouve n’était plus épousable.

— Eh bien ! ma fille, s’exclama Vincent, tu as une façon de l’aimer, ton fiancé !

Papa, me voyant toute gaie, m’interrogea :

— Vraiment, tu n’es pas alarmée ? C’est un homme sans cœur, sans usages. Il va venir tout à l’heure, et je t’avoue que j’aurai du mal à le bien recevoir !

— Cela n’a aucune importance, répétai-je.

Un espoir, un pressentiment m’animaient. Je sentais confusément que tout danger s’écartait. Un orage avait passé et le ciel redevenait bleu.

— Tu es extraordinaire, Monique ! Tu n’aimes donc pas du tout ce monsieur ?

— Non, maman.

Il y eut un moment d’effarement, excepté pour Léo. qui devinait en partie la vérité. Je repris :

— Vous allez entendre ma confession…

Je racontai de mon mieux mon roman si lamentable, malgré l’émotion que j’éprouvais à faire ce récit. Cependant, à mesure que je parlais, la force me revenait. Alors que j’allais avoir fini, papa vint près de moi et m’entoura les épaules.

— Ma si chère et pauvre petite fille, murmura-t-il.

Maman pleurait et elle aussi, s’assit près de moi en prenant ma main, qu’elle pressa entre les siennes. Elle me contemplait à travers ses larmes.

— J’avais si peur, balbutiai-je, que l’on molestât papa… Ces gens m’épouvantaient…

— Chantage honteux ! s’écria papa.

— Tu aurais dû nous dire cela tout de suite, prononça Léo, on aurait réduit ces monstres en les accusant de corruption de fonctionnaire, avec le pot-de-vin offert !…

— Je n’avais pas de témoins, dit papa.

— Leur vie ne doit pas être nette, riposta Léo ; en cherchant dans leur passé, on aura sûrement trouvé quelques accrocs à l’honnêteté.

— Quant à moi, murmurai-je, je ne savais pas, je ne voyais qu’une chose : une menace affreuse sur père.

— Et tu as cru que ton mariage la briserait dit papa. Ma naïve enfant jamais ces vampires ne se seraient arrêtés ; tu aurais été une victime, et ils auraient essayé de tirer de moi toutes les entreprises qu’ils auraient pu, en m’insinuant que ton bonheur était à ce prix ! Si je n’avais pas consenti à leurs manœuvre tu serais devenue la plus misérable des créatures, entre ce Gouve et ce Galiret.

Je commençais seulement par voir clair.

— Oh ! papa, je suis sauvée maintenant ! Dois-je me montrer ce soir ?

— Je crois que nous n’aurons pas la peine de leur demander des explications… Je doute qu’ils viennent.

C’était Léo qui parlait.

Que ce fut agréable pour moi d’entendre ces mots !

Il poursuivit :

— Cet homme, qui s’était dérobé à un aussi simple devoir d’humanité, me paraissait exaspéré d’être retenu au poste de police. On l’a libéré après lui avoir infligé un blâme sévère et une amende. De plus, il doit se tenir à la disposition de la justice. Il a parlé avec insolence, en alléguant qu’il devait partir en voyage ce soir.

— Ce soir ? interrompis-je.

Je ne comprenais plus, mais j’étais si heureuse que je ne cherchais même pas une explication. Je voyais les chers yeux de papa me regarder avec tant de tendresse et ceux de maman qui se posaient sur moi, non moins affectueux, que j’oubliais tout.

— Je pressentais un drame dans ces fiançailles-là, reprit Léo, et je commençais à enquêter sur ce Gouve. Les circonstances m’ont aidé, et je suis certain que les renseignements que je recevrai confirmeront mes soupçons. Dans tous les cas, Monique, acheva-t-il, on ne pourra pas t’accuser de manquer de cœur.

— Oui-dà ! intervint mon cadet, mais je me méfierais de ce cœur-là, qui me paraît un peu sot…

Je ris avec allégresse.

— Ma bonne chérie, murmura maman, que je suis contente de te retrouver !

— Je frémis en songeant que tu voulais me consacrer autant d’héroïsme, ajouta papa.

— Nous pensâmes à nous asseoir à table, et le repas fut admirable d’entente et de gaieté. Pourtant, un regret me venait par intermittences en songeant à Robert Darèle. À un de ces moments-là, ma mère me dit, en pleine table :

— Mais… tu vas pouvoir épouser Robert.

Je rougis violemment, parce que je me demandais s’il voudrait encore de moi, après les refus réitérés que je lui avais opposés.

Je répondis avec la plus entière sincérité :

— Renouvellera-t-il sa demande ? Je lui ai tant dit que je ne l’aimais pas.

— Et l’aimes-tu un peu ? interrogea maman.

— Oh ! depuis longtemps !

Ma spontanéité excita le rire de tous.

— Et tu allais négliger ce sentiment-là pour te lancer dans une aventure affreuse ! clama Léo. Mais c’était de la démence pure !

— Je ne pensais qu’à papa, murmurai-je, prête à sangloter.

— Il faudra l’enfermer… C’est un danger pour la famille, dit Vincent avec une conviction bien jouée.

— Quelle stoïque petite fille ! murmura papa.

Nous retournâmes au salon, car, malgré tout, nous nous demandions si Jean Gouve et son oncle allaient venir. Ces gens audacieux, sans autres sentiments que ceux de la cupidité, n’ont aucun respect humain. Leur manque d’éducation les rend frondeurs, et ils s’imaginent que leur aplomb leur donne une envergure de grand personnage.

J’étais anxieuse, et, machinalement, j’écoutais les bruits de l’antichambre.

— N’aie pas peur, me dit Léo, qui me devinait, ce Gouve ne se présentera pas. Il m’a lancé des regards farouches, et je lui ai retourné des yeux ironiques. Il m’a même demandé : « Pourquoi êtes-vous ici ? — Comme témoin », ai-je répondu. Après cet échange d’aménités, je doute qu’il veuille se retrouver en face de nous. Il a joué une partie et il l’a perdue.

Léo venait d’achever ces paroles, lorsqu’un coup de timbre retentit à la porte d’entrée.

Il nous galvanisa. Je devins pâle, sans doute, parce que maman se précipita vers moi et s’écria :

— Ne t’évanouis pas, je t’en supplie !

Papa se préparait à la lutte, Léo prenait son aspect d’avocat et Vincent arborait un sourire ironique.

Comment vis-je tout cela ? Je n’en sus rien, mais l’observation se décuple à certains instants de la vie. J’enregistrais ces diverses attitudes sans même m’en rendre compte.

Des pas résonnèrent dans le vestibule, la porte s’ouvrit, et… Berthe entra, suivie de M. Durand.

Quelle joyeuse surprise ! Des exclamations retentirent pour l’exprimer, d’autant plus sincères que nous nous voyions délivrés d’une présence indésirable.

Léo s’était élancé au-devant de sa fiancée, angoissé maintenant par cette visite imprévue.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien que d’agréable, je le crois.

Il respira, soulagé, et la regarda affectueusement, tandis que père allait à M. Durand.

— Alors, mon cher Durand, quel bon vent vous amène.

— Quelque chose de sérieux, Monsieur l’ingénieur.

— Ah ! Ah ! Voulez-vous passer dans mon cabinet ?

— Ce n’est pas utile, ce que j’ai à vous dire regarde autant ces dames que ces messieurs.

Après avoir pris le siège que lui offrait papa, notre visiteur commença :

— J’ai su, par Berthe, que Mlle Monique devait se marier avec M. Gouve. Il est de mon devoir de révéler à M. l’ingénieur ce que je sais de ces personnes.

— Vous les connaissez donc ? s’écria père intéressé.

M. Galiret était entrepreneur à Uzès, alors que j’étais chez Mme la comtesse. Il s’est passé quelques petites choses pas claires dans ses engagements, un manque de bonne foi surtout. Ces faits lui ont valu des reproches, des citations en justice et des procès. On l’accusait aussi de déprédations dans les vieux monuments pour avoir l’entreprise de leurs réparations.

— Ce n’est pas banal ! interrompit Léo.

— Il se mettait partout en avant, oubliant ce que l’on blâmait chez lui. Il s’attaquait à ceux qui occupaient les plus hautes positions pour s’en faire des amis ou les traiter en ennemis, s’ils résistaient. Je viens donc avertir M. l’ingénieur qu’il doit y avoir de la ruse de cet homme dans le mariage que son neveu s’apprête à conclure…

Papa, qui avait écouté ce récit avec une extrême attention, répondit vivement :

— Vous ne vous trompez pas, mon cher Durand, le Sieur Galiret est venu m’offrir une somme pour que je lui assure une entreprise qu’il convoitait. J’ai refusé, comme vous le pensez ! Depuis ce refus, il m’a accablé de critiques, d’expertises et de vexations de toutes sortes.

— C’est son genre.

— Et, pour finir, il a conseillé à son neveu de poursuivre ma fille, puis de jouer à l’amoureux transi et, enfin, de solliciter sa main. Elle a riposté qu’elle ne l’épouserait pas, et d’autant moins que son oncle se conduisait malhonnêtement vis-à-vis de moi, et alors il a pratiqué le chantage classique : « Si vous m’épousez, on laissera votre père tranquille. » La pauvre petite, remplie d’épouvante, a accepté, afin qu’on me laissât la paix, et ceci dans la crainte d’aggraver une fatigue du cœur que mon docteur avait diagnostiquée à ce moment-là…

— Quelles canailles ! murmura Durand.

— Je n’ai pas besoin de vous dire, continua papa, quel étonnement ont suscité parmi nous ces étranges fiançailles. Ma fille, de crainte de se trahir, ne nous expliquait rien. Elle ne voulait pas avouer son héroïsme, de peur que nous nous y opposions, et surtout que cela me causât trop d’émotion. Aujourd’hui seulement elle nous a fait le récit de ses angoisses, parce que le docteur nous a rassurés complètement sur ma santé. Elle a été poussée à ces confidences par son frère Léo, qui nous a appris que Jean Gouve avait renversé un enfant avec son automobile. Au lieu de s’arrêter pour s’informer du blessé, il a accéléré son allure pour s’enfuir.

M. Durand écoutait avec un air de plus en plus satisfait.

— Ah ! je suis content, dit-il, de ce que mes paroles soient confirmées par les vôtres.

— Quel soulagement pour moi de voir le projet de Jean Gouve anéanti ! m’écriai-je avec une joie délirante.

Durand me regarda en souriant et poursuivit :

— Vous avez eu ainsi les preuves de la manière de procéder, coutumière à ce triste monde… Mlle Monique a agi comme une enfant affolée qui aime bien son papa, et personne ne pourrait lui en vouloir, mais combien elle aurait été malheureuse plus tard ! Avec des gens de cette espèce, rien ne compte… Le cœur, la délicatesse sont des bagages superflus.

— Et nous en avons eu la preuve par l’accident de ce soir ! prononça Léo. Quand un homme ne s’arrête pas près d’un enfant qu’il a blessé, c’est manquer au devoir le plus élémentaire d’humanité.

— C’est sûr, appuya Durand. Le neveu, pourtant, je le connais peu. Il avait une dizaine d’années quand nous avons quitté Uzès, mais il passait pour un garnement difficile à tenir et assez cruel. C’est lui qui noyait les chats du quartier où il habitait… Quant aux casseroles attachées à la queue des chiens, aux oiseaux abattus, à la chasse des malheureux animaux qu’il traquait à les rendre enragés, cela ne se comptait pas.

M. Durand se tut, et nos exclamations avaient fusé, indignées, avant qu’il terminât.

Maman s’écria :

— Quand je pense au malheur que cette petite allait s’attirer, je deviens folle ! Ma pauvre chérie, que serais-tu devenue ?

J’avoue que j’étais abasourdie. J’avais toujours vécu dans un monde à la conscience droite, au cœur généreux, et je ne soupçonnais pas une pareille duplicité ni de semblables méchancetés.

C’était un vrai miracle d’être sortie du péril.

M. Durand reprit :

— Quand Berthe nous a raconté que Mlle Monique ne portait pas un air gai, j’ai tout de suite deviné quelque chose de louche, et c’est pourquoi j’ai demandé le nom du fiancé. Alors, je me suis dit qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Moi, ajouta Léo, j’étais fort inquiet, et je me mettais en campagne pour obtenir des renseignements précis, quand j’ai compris que ma sœur n’avouerait pas la façon dont ses fiançailles s’étaient nouées.

— Je cherchais aussi à savoir qui était mon futur gendre, et j’ai lancé quelques appels de côté et d’autres. Je pensais également à poser quelques questions nettes à ces messieurs, ce soir, mais dès que Galiret aurait été devant moi, la lumière se serait faite instantanément.

Je m’écriai :

— C’est pourquoi je voulais vous parler à tous avant leur venue, même si Léo n’avait pas narré l’accident d’auto.

— Je ne crois pas qu’ils viennent, reprit M. Durand ; j’ai rencontré M. Galiret hier. Nous nous connaissons, ayant habité tous deux à Uzès. Il est venu au château de Dareuil pour des réparations. Il était surpris du mariage de Berthe, et il m’a dit : « Est-ce vrai que votre fille, ou plutôt celle des châtelains de Dareuil. va épouser le fils Carade ? — C’est très vrai. — Ah ! » Et il a ajouté une ou deux phrases sur le temps, et il m’a quitté brusquement.

— Très bien ! Très bien ! s’exclama Léo. Il a pressenti que la situation devenait mauvaise. Je crois que nous nous sommes débarrassés de ces deux brigands…

La joie nous dominait tous. Berthe, maintenant, me parlait sans contrainte, parce qu’elle me voyait toute détendue. Tout ce qui m’arrivait me paraissait si miraculeux que je n’y croyais qu’avec peine. Ma future belle-sœur me disait, entre haut et bas :

— Et, malgré votre éloignement pour cette union, vous auriez persisté dans votre dessein ?

— Les menaces suspendues sur papa m’épouvantaient tellement !

— Je vous trouve admirable !

Je riais, en protestant que son appréciation était bien exagérée. J’estimais que je m’étais montrée bien naïve et peu expérimentée.

La soirée se termina merveilleusement, et je pus dormir sans cauchemar. Je me sentais la quiétude d’un nouveau-né.

Au courrier du matin, j’eus un mot de J. Gouve :


Mademoiselle,

Je vous dis adieu. Vous partons pour le Chili, où mon oncle a une entreprise inattendue. Nous nous installerons là-bas définitivement.

Agréez mes salutations empressées.


C’était tout. Mais je ne prêtai aucune attention au style semi-commercial de cette lettre. Je ne vis qu’une chose : c’est que ces Galiret-Gouve fuyaient loin de nous à jamais.

Sans doute, à Nîmes, étaient-ils déjà suspects, et ils pressentaient que toutes les portes leur seraient fermées. En approfondissant leurs procédés, j’en venais à trouver que Jean Gouve me traitait avec une grande politesse en me prévenant de son départ.

Mes parents furent bien soulagés par cette solution qui rompait les fiançailles sans que l’on eût à se débattre. Tout se dénouait pour le mieux.

Aussitôt après le déjeuner, j’allai chez Mlle Clarseil, et, dès qu’elle me vit, elle murmura :

— Il me semble que vous êtes encore une fois transformée.

Elle n’apportait aucune joie dans son accent parce qu’elle me gardait rancune. Mais quand je lui racontai les péripéties de mon existence depuis quelques jours, elle me serra sur son cœur en disant :

— Attendrissante petite sotte !

Sans vergogne, je pleurais sur son épaule. Avec mes larmes s’envolaient les pénibles impressions des heures passées. Une vie venait de finir en moi et une autre ressuscitait.

— Ma chérie… Ma chérie…, répétait mon amie. Ce que vous envisagiez là était un projet horrible ! Votre avenir n’aurait été qu’un long calvaire.

— J’ai eu si peur pour papa, bégayai-je.

— Vous êtes une pauvre naïve enfant, avec trop de cœur.

Ces instants d’intense émotion traversés, je repris mon sourire et ma force.

— Et maintenant ? questionna Mlle Clarseil avec un éclair de malice dans les yeux.

Je compris tout de suite que l’idée qui lui était chère venait se poser au premier rang de sa pensée et je m’écriai :

— Il ne sera pas trop tard ? Croyez-vous qu’« il » oubliera mes refus ?

— J’en suis sûre. Depuis avant-hier, « il » aura eu beaucoup de chagrin, beaucoup de jalousie, mais tout cela va se dissoudre comme une bulle de savon en entendant les mots inattendus…

— Lesquels ? dis-je, éperdue, l’esprit en déroute, tellement l’émotion me secouait.

— Vous allez juger…

Elle se dirigea vers son téléphone.

— Allo… Le 00-00. M. Robert Darèle ? C’est vous ?

— …

— Une heureuse nouvelle.

— …

— Venez… Nous vous attendons… le plus tôt possible, bon. Entendu ! Dans un quart d’heure.

Se passa-t-il un quart d’heure ? Je ne le sus jamais. Robert Darèle, violemment intrigué, survint en trombe. Il espérait quelque chose d’agréable, mais n’osait espérer trop de joie.

Il me vit et fut hésitant, cherchant à lire sur mon visage ce qui se passait. Mon sourire était un peu timide, mais Mlle Clarseil, très vite, commença le récit.

Quand elle eut terminé, il s’écria :

— C’était héroïque et fou ! Ma pauvre Monique voulait donc absolument qu’il y eût deux malheureux, elle et moi ?…

— Et maintenant, prononça ma grande amie, il y aura deux heureux.

Je ne sais pas comment cela se fit, mais je fus tout de suite saisie par les bras de Robert et je pleurai d’émotion sur son cœur.

Mais bientôt, rayonnants, nous partîmes tous deux pour la maison, où maman nous reçut, triomphante.

Après les questions et les commentaires qui fusèrent de sa joie, nous allâmes sur le balcon de notre appartement.

Je me sentais tout autre. J’étais calme et cependant envahie d’intrépidité. Il me semblait que je venais de conquérir la vie.

Nîmes se déroulait devant mes yeux et plus encore devant mon imagination. J’en voyais défiler les beautés fières et je n’étais pas moins fière qu’elles. Le beau jardin, la Tour Magne, la Maison Carrée, les Arènes, l’esplanade devenaient de nouveau des amis chers.

J’aimais la poussière des rues, les feuilles flétries qui se détachaient de nos micocouliers, de nos platanes, et le soleil, dont les rayons cuisaient la tête. Tout cela était encore de la beauté pour moi, parce que toutes ces manifestations parlaient à mon cœur enivré.

Et, plus loin, la grande plaine désertique captait encore ma faveur. J’aimais ces espaces où pullulaient les pierres, entre lesquelles quelques oliviers montraient péniblement des feuilles aux reflets d’argent. Je me réjouissais d’aller, au printemps, revoir les iris sortant des roches et, en automne, les azeroliers aux fruits écarlates.

— Ma chérie, me dit Robert, que voient donc vos yeux ?

— C’est mon cœur qui me transfigure. Robert, parce qu’il s’élève en hymne pour remercier Dieu de ma félicité.

FIN