VII


Les impressions de mes parents et de mes frères ressemblèrent à un feu d’artifice. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les formes ; mon frère Léo, étant naturellement le plus comblé, ne tarissait pas sur le charme de sa chère Berthe. L’amour le rendait prolixe.

Maman me disait :

— Il me semble que Robert te regardait avec une grande sympathie. Que penses-tu de lui ?

— Que veux-tu que je te réponde, maman ? Une jeune fille est attirée par celui qu’elle aime et qui la demande en mariage.

— La demande de Robert ne tardera pas ! J’ai l’intuition de ces choses, et ses yeux étaient bien expressifs.

J’écoutais avec une apparente tranquillité.

— Ce qui me confond, reprit maman, c’est ton indifférence, Monique. Il y a peu de temps encore, tu te serais montrée exubérante, mais en ce moment tout paraît l’excéder. Il faut te dominer, ma petite fille.

Juste ciel ! que pouvais-je entendre ! Moi qui devenais folle de concentration, moi qui bandais mes nerfs à les faire craquer, je me voyais reprocher mon manque de maîtrise ! Il est vrai que je provoquais cette incompréhension et que je n’avais guère le droit d’accuser.

Cette soirée se termina enfin, et je fus de nouveau à l’abri dans ma chambre. La fenêtre était ouverte et la lune brillait, métallique. Des bruits assourdis me parvenaient, mais tout se préparait au repos.

Pour moi, le repos n’existait pas.

Ce serait demain que je livrerais la bataille, et un frisson me parcourait J’appréhendais de me glisser dans mon lit, sachant que le sommeil me fuirait. Combien de fois me suis-je retournais durant cette nuit horrible ? Un statisticien prétend que lorsqu’on dort normalement, sans soucis, on change de position quarante fois en dix heures. Quel était mon record ? Je me suis éveillée plus de cent fois, le front inondé de moiteur. Et chaque fois j’agitais le problème de rejeter Jean Gouve ou de l’accepter.

Le matin me trouva plus résolue. Je me levai sans surexcitation excessive. J’étais décidée.

Tout le monde était réuni dans la salle à manger pour le petit déjeuner, et je ne voulus pas attendre. Après avoir embrassé mes parents, je dis :

— J’ai une grave nouvelle à vous annoncer. Je me suis fiancée à M.  Jean Gouve.

— Jean Gouve ! s’écria maman la premier ? Quel est cet inconnu ? Je n’ai jamais entendu ce nom.

— Jean Gouve, murmura papa en fronçant les sourcils dans un effort de mémoire, je ne connais pas.

Mes frères ne disaient rien, mais ils m’observaient avec stupéfaction.

— Quel est donc ce mystère ? demanda maman, agitée.

Sa voix se nuançait d’amertume et elle me regardait avec sévérité.

Je pensai qu’elle devinait que cette révélation était la suite de la théorie que je lui avais exposée avec tant d’assurance.

Papa me dit avec douceur :

— Parle, ma petite Monique, éclaire-nous un peu sur cette sensationnelle nouvelle.

— C’est simple, j’ai rencontré ce monsieur… Il m’a parlé incidemment… Il s’est arrangé pour se retrouver sur mon chemin… Il m’a plu, j’ai compris qu’il m’aimait, il me l’a dit, et j’ai accepté de devenir sa femme…

— Et c’est ainsi que tu rencontres un jeune homme en me le cachant ! explosa maman. J’ai une fille qui donne des rendez-vous clandestins et qui tolère les avances d’un inconnu sans consulter sa mère ! Je ne suis plus surprise maintenant de ton état nerveux ! Tu avais des remords de te conduire de cette manière.

Sans répondre, les lèvres serrées, je subissais l’orage mérité en apparence. Ma pensée s’élevait vers le sacrifice que je consentais pour papa. Il me contemplait, mon cher papa, mais il était paisible. Il se disait probablement que j’aimais cet homme et que, dès l’instant que mon bonheur était là, il ne fallait pas s’insurger.

Maman éprouvait plus de difficulté à prendre son parti, parce qu’elle avait rêvé de me voir la femme de Robert Darèle. Sa déception l’ulcérait. C’était un grand coup, évidemment, et davantage encore pour moi.

— J’attends des explications ! s’écria-t-elle. Quand je pense que Mme Darèle ne tarissait pas d’éloges sur toi et qu’elle te croyait digne d’épouser son fils ! C’est inimaginable ! Que dira-t-elle quand elle apprendra cette nouvelle ? Et toi, que racontais-tu à Robert quand vous étiez dans ce coin de salon ? Il avait l’allure d’un fiancé. Je pensais qu’il avait sollicité ta main. Parle donc !

J’étais effrayée de la surexcitation de maman. Elle me lançait des yeux terribles et ne me laissait pas placer un mot.

Papa intervint :

— Monique a choisi. Pourquoi contrarier son inclination ?

Que j’étais mal à l’aise ! Il s’agissait bien de choix.

Cependant, je dis :

— J’ai agi comme Léo. Il n’a consulté personne et j’ai imité son exemple.

— Je me méfie de toi, interrompit mère, parce que tu as avancé des idées bizarres qui me font peur.

— Tu seras juge. Puis-je vous présenter mon fiancé demain soir, par exemple ?

Il y eut un silence tragique.

Maman espérant encore que ma décision n’en était pas à ce point, clama :

— Quoi ! Déjà ! C’est affreux ! Tu nous étrangles littéralement… Ah ! si jamais je pensais vivre une heure pareille !

— Mais, mon amie, intervint papa, conciliant, c’est une heure normale. Notre fille a rencontré celui avec qui elle veut passer sa vie. Quoi de plus naturel ?

— Non, ce n’est pas naturel, prononça maman avec plus d’agitation encore. Je devais être tenue au courant. Une idylle ébauchée à mon insu ne m’inspire aucune sécurité. Tu prétends que tu as imité Léo, continua-t-elle en s’adressant plus directement à moi, c’est possible, mais Léo est affiné dans ses goûts, tandis que je sais maintenant que tu aimes la vulgarité. C’est pourquoi j’appréhende de me voir en face de cet homme. Tes frères le connaissent-ils ?

— Non…

— Et ton père et moi ?

— Non…

Ces deux « non » claquèrent comme des coups de revolver. Maman s’écria dans un sanglot : — Grand Dieu ! où as-tu pu rencontrer ce fiancé ? Chez Mlle  Clarseil, peut-être ?

— Oh ! pas du tout.

— Dans la rue, alors ? Et moi qui avais tant de confiance dans le sérieux et le cœur de ma fille…

À ce moment, Léo me regarda fixement.

Je compris qu’il devinait quelque chose, mais il ne dit rien. Maman, elle, était trop ulcérée pour se souvenir du passant qui m’avait demandé son chemin.

Quand elle fit allusion à mon sérieux et à mon cœur, j’eus un ébranlement de tout mon être. Je faillis tout avouer, mais je m’arrêtai à temps parce que mon aveu représentait de nouvelles tortures pour papa. La vengeance des Galiret était suspendue à ma discrétion.

— Tu l’aimes donc vraiment ? interrogea encore maman, qui ne voulait pas être convaincue.

J’inclinai la tête, et ce geste pouvait être pris pour une affirmation. Je fermai les yeux et je prenais ainsi l’aspect d’une personne extasiée devant son amour. En réalité, je souffrais en profondeur. Poursuivre un tel mensonge me semblait presque au-dessus des forces humaines.

— Hier soir, reprit encore maman, tu avais cependant l’air d’écouter Robert avec plaisir. — Oh ! non, dis-je le plus doucement, c’est ton imagination qui t’a suggéré cela, parce que je lui ai dit, au contraire, que je ne l’aimais pas… Il y eut un murmure. Mes frères me regardaient. atterrés, et maman s’écria :

— Tu as osé !

— Aurais-tu donc voulu que je lui fisse croire que je l’épouserais ? Je suis loyale.

— Ah ! parlons de la loyauté !

Maman, cette fois, était au comble, du désespoir, parce qu’elle venait d’avoir la certitude que Robert dédirait m’épouser, puisqu’il s’était déclaré.

Ce fut donc plus amèrement encore qu’elle reprit :

— Ah ! ma fille, tu manques là un bon et beau mariage. Je ne sais comment est ce fiancé que nous verrons demain, mais il ne peut être mieux que Robert Darèle.

Je ne répondis pas. Cette conversation m’anéantissait. Je ne savais plus ni ce que je disais, ni ce que je faisais. Je tournais machinalement ma cuillère dans une tisse, où le breuvage refroidissait.

Mes frères partirent. Papa vint m’embrasser avant de s’en aller, et je resta ; quelques secondes appuyée contre son cœur en bégayant :

— Oh ! papa ! Mon si cher et bon papa !…

Puis nous restâmes seules, maman et moi.

— Quelle désillusion tu me causes ! murmura-t-elle d’une voix rauque.

Je ne pouvais que lui donner raison, sans l’exprimer tout haut.

— Que fais-tu cette après-midi ?

— Je compte rester à la maison

Je suppose que ma chère maman se figurait que j’irais retrouver Jean Gouve, et elle fut étonnée de ma décision.

— Je vais sortir avec Berthe, reprit-elle, lui ayant promis de l’aider pour quelques emplettes. Tu ne veux pas nous accompagner ?

Je refusai parce que j’étais brisée. Tout me paraissait vain autant qu’inutile. Je me faisais l’effet d’être emportée par une cataracte et que ma vie dépendait du saut terrible que j’allais exécuter. Ma pensée ne voyait plus que cet objectif et tout le reste m’était indifférent.

Je répondis négativement, alléguant un malaise que je ressentais réellement

Maman me dit :

— Je pense que tu profiteras de ta liberté pour rejoindre ton fiancé.

Je crus que mon sang se refroidissait dans mes veines, tellement je fus frappée par le ton de ma mère. J’aurais voulu lui suggérer combien elle se trompait et combien sa méfiance était hors de la vérité, mais j’eus le courage de fermer mes lèvres.

Elle traduisit mon silence à sa manière et dit :

— Je sais bien qu’il faut que tu le préviennes que nous l’attendrons demain… C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Oui, maman, et merci !

Sans doute espérait-elle encore un recul de ma part, à la suite de la détresse qu’elle m’avait montrée, mais elle ignorait mon impossibilité de revenir en arrière.

Je rentrai dans ma chambre, où je manquai de m’évanouir. Mes nerfs tendus se relâchaient brusquement, et je devins une pauvre chose gémissante.

Je ne pus que pleurer. Je n’osais crier, et je restai quelques minutes hors de mon bon sens à étouffer mes plaintes. Ma destinée m’apparaissait épouvantable.

Je lus, je pris un ouvrage, mais tout me tombait des mains.

Une fatigue insurmontable me terrassait. Je savais que je devais rédiger un télégramme pour Jean Gouve, et je m’efforçai d’y parvenir. Je pensais le présenter dans une poste dès que maman serait dehors.

Midi vint trop vite à mon gré. J’aurai voulu ne pas paraître au déjeuner, mais quelle excuse invoquer ? Et puis c’était reculer, et pourquoi ? Il valait mieux user de courage, et tout de suite.

Ce qui me désespérait, c’était cette hostilité subite que l’on me témoignait. Jusqu’alors, on me traitait si tendrement. Je m’attendais bien à du mécontentement, mais voir maman fâchée à ce point me désemparait. J’essayai d’avoir une bonne contenance quand je fus en face de ma famille. Une certaine politique m’incitait à être gaie, ou du moins assez sereine pour affirmer mon bonheur.

Maman me regarda profondément quand je m’assis à table. Sans doute scrutait-elle ainsi mon visage pour y découvrir des traces de larmes parce qu’elle me savait sensible. Mais j’en arrivais à un tel degré de tension de nerfs que je n’étais plus qu’un bloc de bois, et maman ne devina pas, d’après ma face rigide, l’affreuse détresse qui rendait mon cœur pantelant.

Bien que les aliments me fissent horreur, je mangeai, au risque de m’incommoder, mais la jeunesse a des ressources infinies.

Les sujets concernant mon aveu furent évités. Il me semblait qu’une « quarantaine » s’établissait autour de moi. On ne me boudait pas, mais chacun, gêné, évitait de me parler, ou tout au moins ne m’adressait pas la parole directement. Papa, seul, restait naturel et bon, avec cette bienveillance dont il ne se départait jamais et qui lui valait toutes les sympathies. Il n’y avait que ces Galiret qui ne reconnaissaient pas cette bonté et qui s’avisaient de spéculer sur elle.

Que je détestais ces gens !

L’attitude de mon entourage m’affectait cruellement, et je me laissai aller à un rêve compensateur, où mon rôle était dévoilé et où chacun me rendait justice. Ah ! je n’en étais pas encore là ! me levais de table dès que maman en eut donné le signal et, dans le salon où on attendait le café, je pris une revue. Léo vint près de moi et, pendant que notre mère était allée donner un ordre, il me demanda tout bas :

— Ce fiancé, c’est l’inconnu qui s’est informé de son chemin ? Il est parvenu à ses fins… Je ne répondis pas, et Léo s’éloigna parce que maman rentrait dans la pièce.

De nouveau, un peu plus tard, mon père et mes frères nous quittèrent, et, pour ne pas me retrouver en face de maman, je me réfugiai dans ma chambre.

J’entendis s’assoupir les bruits de la maison et, alors que je croyais maman sortie, elle vint me parler. Son visage était toujours sévère.

— Décidément, tu ne viens pas avec nous ?

— Non, maman…

— Cependant, puisque tu vas te marier, il serait utile que tu imites Berthe et que tu t’inquiètes de quelques pièces de ton trousseau.

Je secouai la tête en répondant :

— On est trop de trois dans un magasin, il y en a toujours une à la remorque. Puis j’ai déjà tant de choses…

Maman m’examina et murmura :

— Es-tu vraiment heureuse ?

Vivement, je m’exclamai :

— Naturellement ! Mais vos attitudes sont tellement réfrigérantes que je ne sais plus où j’en suis.

— Ce n’est pas ton mariage qui me choque, mais ton manque de confiance.

Je ne protestai pas.

Maman se retira. J’attendis une heure, puis je me hâtai de porter mon télégramme. Je rentrai très vite, ayant peur de voir surgir mon fiancé à un coin de rue.

Ensuite, je m’installai chez moi, et je me saisis d’une biographie bien sombre, afin de me trouver privilégiée par comparaison.

Cette lecture me réconforta un peu. Je compris qu’on rencontrait des êtres plus malheureux que soi. Des situations perd les, des erreurs judiciaires, des santés ruinées, des têtes innocentes coupées durant la Révolution. Mon cas n’était assimilable à nulle de ces tragédies. J’épousais un homme que je n’amais pas, mais mon père vivrait au moins tranquillement parce que je serais là pour veiller au contact.

Aurais-je pu goûter le moindre bonheur si j’avais évoqué mon cher papa sans cesse en butte aux manœuvres de ces ambitieux ? Une telle vie n’eût pas été possible, et il valait mieux souffrir en secret que de causer le malheur, l’angoisse de mes parents.

Plus tard, alors que je serais mariée depuis quelques années, j’éclairerais maman, en la priant de ne rien dire à papa, et j’aurais droit de nouveau à toute sa tendre estime. Cette journée était encore le meilleur des réconforts, et je m’y complaisais, ne songeant plus à l’heure qui passait.

Je fus réveillée de cette torpeur par maman et Berthe qui entraient dans ma chambre.

— Bonjour, Monique ! s’écria ma future belle-sœur.

— Comment ! vos achats sont déjà terminés ? dis-je sottement, ignorante du temps enfui.

— Mais, interrogea maman, n’as-tu pas goûté ? Il est 18 heures. Tu es dans la lune.

Berthe ajouta en riant :

— Votre chère maman m’a appris la nouvelle de vos fiançailles, et je n’ai pas voulu tarder à vous apporter mes plus sincères félicitations. Que je suis heureuse pour vous, Monique !

Je dus ouvrir des yeux démesurés, comme si j’entendais de l’hébreu, parce que ma mère me lança :

— On dirait vraiment que tu descends d’une autre planète !

Berthe, dans son clair bonheur, continuait de rire, mais je ne pouvais pas mettre à l’unisson. Je changeai de conversation en parlant des emplettes effectuées.

Maman nous laissa et Berthe me dit :

—- Votre mère m’a invitée pour demain soir, pour que je connaisse aussi votre fiancé, mais je préfère m’abstenir, puisque c’est la première fois qu’il vient.

J’avoue que je sus gré à Berthe de sa discrétion. Je ne me souciais pas de présenter Jean Gouve à qui que ce fût. C’était un des côtés odieux de cette aventure, cette présentation à nos amis et les commentaires qui suivraient.

Les fiançailles de Léo s’auréolaient de romanesque, tandis que les miennes prenaient leur source dans un chantage. Je n’avais pour les embellir, au moins extérieurement, rien de grand, de beau, de noble.

En moi brillait la lampe du sacrifice, mais je devais en laisser la flamme cachée.

Berthe me quitta en me disant joyeusement :

— Je vous abandonne à votre doux rêve. Quant à moi, j’ai passé la période de l’éblouissement. Je deviens pratique et j’agis… Je monte mon ménage…

Quel entrain ! Que de beaux jours s’ouvraient devant cette confiance mutuelle, cette tendresse si haute !

J’éloignai ces pensées, afin de ne pas m’affaiblir. J’avais à composer mon masque et à le tenir bien appliqué sur mon visage.

Il n’y eut pas de changement appréciable dans notre aspect au dîner. Il fut peut-être un peu plus silencieux, et la soirée se traîna.

J’aurais voulu me retirer très vite dans ma chambre, mais, par égard pour mes parents, je restai, affectant une gaieté qui contrastait violemment avec mes sentiments. Je pensais que le lendemain, à la même heure, Jean Gouve serait parmi nous, et j’étais sûre que mon père et ma mère s’efforceraient de le trouver bien. Quant à lui, je savais d’avance qu’il serait dépaysé.

Tout d’un coup, maman s’écria :

— J’aurai beaucoup de mal à dormir cette nuit, avec la perspective de voir demain l’élu de ton cœur, ma fille !

Ah ! il s’agissait bien d’élu !

Papa rit légèrement pour corriger ce que l’accent de maman contenait d’ironie.

— Je suis convaincu, dit-il, que Monique n’a pas fait un mauvais choix.

Je ne pus m’empêcher de lui jeter un regard désespéré. Il saisit sans doute mon expression au vol, parce qu’une inquiétude assombrit son visage.

Je prononçai bien vite et gaiement :

— Tu as raison, papa. Il se peut que ce monsieur ne soit pas le gendre souhaité par vous, mais l’essentiel est qu’il me plaise, puisque c’est moi qui passerais mon existence avec lui. Ayant dit, je souhaitai le bonsoir à mes parents.

Le lendemain, le ciel fut à la pluie. C’est assez rare à Nîmes, mais quand elle survient, personne ne s’en plaint. La verdure apparaît toute vernie, et quand les fleurs se redressent, elles ont un éclat plus vif. Ce temps convenait au fond de mon âme.

Qu’aurais-je fait d’un beau soleil ?

J’attendis le soir avec un tremblement intérieur qui faisait, par moments, entrechoquer mes dents. Ah ! je n’étais pas brave, malgré mes airs frondeurs ! De temps à autre, un rire nerveux s’étranglait dans ma gorge comme un sanglot.

Maman m’observait, et sans doute me trouvait-elle un aspect absolument imprévu, parce que, deux ou trois fois, elle se retint pour m’interroger.

Pour forcer la note, je me surpris à fredonner.

— Tu l’aimes donc beaucoup ?

— Mais oui, maman.

— Il est beau ?

— La beauté est relative. Tout dépend de celui qui regarde et découvre ce qui lui plaît…

— Enfin… Pourvu qu’il soit bon, soupira maman.

Bon ? Non. Jean Gouve n’était pas bon…

Jean Gouve était un être odieux qui se moquait de tout ce qui n’était pas son ambition. Son regard était dur, sa bouche mince livrait le secret de sa rudesse, et son nez retroussé attestait la ruse non tempérée par l’éducation.

Pour le soir, je revêtis une robe bleu pastel, et je vins ainsi au dîner.

Maman ne me fit pas de compliments, mais je suppose qu’elle approuva ma toilette.

Vincent dit tout haut :

— Tu es chic… Mon beau-frère aura une femme épatante à montrer.

Je mangeai avec difficulté, et le calme auquel je m’efforçais était le résultat de multiples énergies.

— À quelle heure viendra ton fiancé ?

— Vers 21 heures, je crois…

Le silence accueillit cette réponse. Mes frères n’avaient pas projeté de sortie, tellement la curiosité les possédait. Et pourtant, la nuit qui descendait était bien belle. La pluie avait cessé, l’air frais vous caressait.

On sonna. Je me sentis devenir aussi pâle qu’une mourante. Je suis sûre que sous mon fard et ma poudre ma peau était couleur de pierre.

La domestique introduisit Jean Gouve.

Il était là, solidement charpenté, les épaules larges, un sourire vainqueur sur sa face.

Il y eut d’abord un embarras glacial qui ne dura que l’espace d’un éclair, mais il permit à chacun de nous l’éclosion d’une quantité de réflexions intérieures.

Souriante, gracieuse, sans une ombre sur mon front, j’allai au-devant de mon fiancé, et je lui tendis la main ; puis, tenant ses doigts entre les miens, je l’amenai devant mes parents, en leur disant :

— Mon fiancé…, M.  Jean Gouve…

Puis je lâchai cette main que j’aurais voulu anéantir avec tout le corps auquel elle se rattachait. Papa, très affable, s’empressa d’établir l’harmonie.

— Je suis ravi de vous connaître, Monsieur… Notre fille nous a fait part du souhait que vous formiez de devenir notre gendre.

Maman eut un malheureux sourire contraint et balbutia du bout des lèvres :

— Soyez le bienvenu… J’espère que nous nous entendrons bien…

Il semblait qu’un sanglot roulât dans sa gorge. Je compris encore que papa ne rapprochait pas le nom de Gouve de celui de Galiret. En quoi mon prétendant se montrait habile. Il voulait d’abord se situer dans la maison. J’étais soulagée, car un conflit aurait pu naître sans tarder. J’ignorais jusqu’où allaient les réactions de Jean Gouve, et il aurait pu devenir grossier s’il eût senti de la résistance.

Il parla :

— Vous êtes bien aimables, Monsieur et Madame. Nous nous sommes, en effet, fiancés, votre fille et moi…

Je vis maman tressaillir. Sans doute n’appréciait-elle pas la forme délibérée de cette phrase.

Je me crus obligée d’ajouter :

— C’est tout à fait à la mode maintenant… Les jeunes gens ne consultent plus les parents.

— Il est certain que cela ne les concerne pas… répliqua Jean Gouve avec un rire qu’il estima spirituel.

Ici, dans ce salon élégant, je sentais davantage la vulgarité de cet homme. J’en étais même extrêmement gênée devant mes parents.

Voyant que ses paroles ne soulevaient aucune approbation, il fut légèrement embarrassé et se tourna vers mes frères :

— Les affaires vont bien ?

— Pour ma part, je suis content, riposta Léo. En se donnant du mal et en étant consciencieux, on finit par avoir une clientèle fidèle.

Jeun Gouve réfléchit quelques secondes, et l’imaginai que le mot « consciencieux » heurtait ses principes.

Il s’adressa à Vincent avec un sourire :

— Et vous, Monsieur ?

— Oh ! j’en suis encore aux études…

— À votre âge ? Vous avez bien dans les 18 ans ? À ce moment-là, je gagnai déjà ma vie. Les études ne conduisent plus à grand’chose à notre époque…

— Oh ! si ! riposta Vincent. Vous voyez à quelle situation mon père est arrivé…

— Entendu ! répliqua-t-il, mais elle amène aussi quelques soucis avec des entrepreneurs intelligents ou des ouvriers réfléchis.

Il eut à mon adresse un regard remarqué par maman.

— Et puis, continua-t-il avec une suffisance ahurissante, ce sont des « places de misère ».

Ce mot « place » fit tressauter maman. Dans son langage, ce vocable était réservé aux personnes inférieures, et « misère »n pour le qualifier, lui parut, je le devinai, du plus mauvais goût.

Ce que j’avais pressenti devenait un fait : mon fiancé n’était pas adopté.

Mon cher, papa devenait silencieux et se demandait quelles étaient les occupations de ce présomptueux. Il n’eut pas besoin de questionner.

— Moi, je suis dans l’entreprise… Là, on peut réaliser des gains… Je réussirai, et votre fille sera riche, cher Monsieur Carade.

— J’en accepte l’augure, répondit papa froidement, mais j’estime que, dans un ménage, l’argent n’est pas tout… Il faut surtout se comprendre.

— Oh ! nous nous comprenons, n’est-ce pas, Mademoiselle Monique ?

L’accent était familier, et maman me regarda, non sans curiosité.

Mes deux frères quittèrent le salon sans bruit, mais mon fiancé s’écria :

— Vous nous abandonnez ? Ils disparurent sans répondre, comme des fantômes.

Jean Gouve dit gaiement :

— Nous ferons plus ample connaissance plus tard, nous aurons tout le temps.

Maman n’avait plus le courage de parler, et père paraissait réfléchir, de sorte que je me rapprochai de Gouve en murmurant :

— Vous pardonnerez à mes frères, ils sont très occupés et ne nous donnent jamais beaucoup de temps !

Il rit en répondant :

— On sait ce que sont les jeunes gens ! Ses paroles contenaient des sous-entendus.

Il se reprit :

— Et puis, nous n’avons pas besoin d’eux…

Le jeune Vincent a-t-il une idée de carrière ?

— Oui… Saint-Cyr .

Mon fiancé eut une moue.

— Encore un qui aime la vie facile…

— La vie facile ! m’écriai-je. Il travaille beaucoup pour son examen d’admission… Il faut aussi des officiers dans un pays…

— Vous vous emballez ! Moi, vous savez, ça m’est égal…

Papa dit soudain :

— Vous n’appréciez pas beaucoup les travaux intellectuels, je crois ?

— Non… J’aime les choses qui tiennent de la place… Quand on pose des pierres les unes sur les autres, on s’aperçoit du travail que l’on fait…

— Vous n’ignorez pourtant pas que ces pierres doivent s’ajuster dans un certain ordre, afin que leur édifice soit solide ?

— Sûr, que je le sais ! Mais quand on a vu faire, on imite !

— Il a fallu un travail initia ! qui empêche les pertes de temps et permette aux ouvrier d’œuvrer à coup certain, sans aléa. C’est à cela que les ingénieurs s’adonnent, afin de faciliter les travaux aux entrepreneurs.

— Je ne vous contredirai pas ! Il faut bien que les ingénieurs servent à quelque chose.

Ce fut ponctué d’un rire.

Mon père se tut en voyant la mauvaise grâce de son interlocuteur. Maman, dans son fauteuil, commençait à prendre une figure hostile. Quant à moi, je m’acharnais à devenir aussi insensible qu’un morceau de fer. J’étais résignée à tout.

Je souriais, je regardais Jean Gouve avec une certaine coquetterie, voulant donner le change à mes parents. Il se leurrait sur ma façon d’être et se disait sans doute que l’amour s’infiltrait en moi.

Cependant, de temps à autre, un éclair de lucidité me parvenait pour penser que je manquais peut-être le but que je m’étais proposé, c’est-à-dire éloigner tout souci de papa, pour ne pas compliquer sa maladie de cœur. Mais souffrirait-il beaucoup de ce mariage, ou y apporterait-il une certaine philosophie ? Raisonnerait-il encore comme précédemment : « Si Monique aime ce jeune homme, c’est qu’elle croit être heureuse avec lui » ? Se débarrasserait-il ainsi de son inquiétude ? Je le souhaitais, mais une épouvante se répandait en moi en découvrant l’étonnement douloureux qui anéantissait mes parents. Peut-être avais-je mal compris mon dévouement ?

Après avoir émis encore quelques idées, Jean Gouve prit congé. Il tendit cavalièrement la main à papa, puis s’avança vers maman pour agir de même. Il ne possédait pas encore les principes conventionnels de la politesse mondaine.

Je le reconduisis seule, et il me dit :

— Vot’ papa est à peu près aimable, mais vot’ maman ne me semble pas commode ; mais ça ne fait rien ! Quand ils verront que je gagne de l’argent, ils s’amadoueront. Vot’ logement est rudement chic… Y en a pour des sous là-dedans… C’est même malheureux de gaspiller ainsi… Vous avez été tout à fait mignonne. Oh ! je sais reconnaître la bonne volonté… Et je pense qu’aujourd’hui je peux vous embrasser. J’en meurs d’envie depuis beau temps…

Il se rapprocha, je reculai.

— Alors ?

— Je vous déteste ! murmurai-je d’une voix rauque.

— Vous me faites rire.

Il m’enlaça.

— Allez-vous-en ! dis-je en me dégageant.

— Quelle drôle de bonne femme ! Vous me gratifiez d’œillades, et ensuite vous ne voulez pas que je vous embrasse !

— Allez-vous-en ! répétai-je, sans mesurer mon illogisme.

— Ça va durer, cette comédie ? Vous savez ce qu’il en cuira à votre père ? J’ai fait le plan de vous épouser, ça arrange mes affaires, et je n’en démordrai pas… À votre aise, ma petite !

— Aujourd’hui, je suis émue, bégavai-je, folle de frayeur, pardonnez-moi !

Quelle difficulté pour prononcer ces mots affreux, mais le visage blême de mon cher papa venait de surgir devant moi.

— Bon, puisque c’est comme ça, je veux encore bien passer là-dessus, mais vous êtes trop délicate. Il faut que ça change.

La porte se referma enfin sur lui.

Pendant un moment, je restai le cerveau vide. Puis je refoulai ce malaise et me recomposai le visage pour rejoindre mes parents.

À mon entrée, ils s’interrompirent de parler.

Je remarquai que des larmes brillaient dans les yeux de maman, et j’eus un serrement de cœur horrible. Qu’il me fallut du courage pour ne pas me jeter dans ses bras !

— Oh ! Monique ! s’écria-t-elle.

C’était un vrai cri de désespoir.

Papa me demanda :

— À quel mobile obéis-tu, ma petite fille ?

Je ne pouvais affirmer n’importe quoi, excepté le vrai motif de ma conduite.

— Il me plaît, assurai-je.

— Il te plaît ! répéta maman avec stupeur. Elle se passa la main sur les yeux et reprit :

— Comment peux-tu, toi, vouloir me convaincre d’une chose semblable ? C’est inouï !

— Il présente bien… Il… Il…

— Il est tellement différent de nous, interrompit maman, de ton éducation ! Vous êtes le jour et la nuit !

J’eus le courage de prononcer :

— Les contrastes s’attirent.

— Je veux plutôt croire, riposta maman, que j’ignorais le fond de ta nature. Tu as des goûts que je ne soupçonnais pas. De quelle hérédité les tiens-tu ? Je n’en sais rien, mais toujours est-il que je suis désolée de ce gendre…

— Ne sois pas désolée, maman… Tu t’y habitueras. C’est un brave garçon.

— Je rêvais tellement autre chose !

— Pourquoi as-tu rêvé ? Maintenant, c’est passé de mode. On devient pratique… Je serai riche…

— Voire ! murmura papa.

Il n’osa pas exhaler sa pensée, par égard pour mon « amour ». Mais certainement il restait blessé par l’impertinence de Jean Gouve, qui affichait quelque mépris pour ceux qui poursuivaient leurs études.

— C’est un cauchemar… Ce n’est qu’un cauchemar, répétait maman. Entendre des paroles semblables sortir de la bouche de ma fille !… Voir mon enfant éprise d’un être si peu conforme à nos manières de vivre me consterne…

— Ma pauvre amie, lui dit papa, nous n’avons pas à intervenir… une jeune fille moderne a des aspirations que nous ne comprenons pas. Elle voit l’existence sous l’angle positif et se soucie peu d’élégance morale… Monique a choisi…

Je baissai la tête. Ce geste donnait l’apparence d’approuver papa.