II


Encore une fois lui ! Si j’avais été seule, je me serais enfuie, en un geste sans réflexion. Mais, ne pouvant prévenir ma compagne, je la suivis.

Il s’inclina devant nous, comme s’il nous attendait. Mlle Clarseil me regarda, escomptant sans doute une présentation, mais je passai rapidement devant cet intrus.

Quand nous fûmes un peu éloignées, elle demanda :

— Monique, est-ce le monsieur ?

— Oui, c’est le monsieur que je ne connais pas. Vous voyez, il me cherche, il m’épie… il veut me parler… Oh ! que c’est désagréable !

— Vous êtes dans une agitation ! Mais, ma pauvre chérie, c’est le tribut des femmes d’être distinguées par les messieurs ! Et celui-ci n’est pas si mal.

— Il me fait peur.

— Quel enfantillage ! Calmez-vous, et cherchons ce que nous venons voir.

Je n’avais plus le carreau libre. La présence proche de cet homme me causait un malaise. Cependant, j’aidai Mlle Clarseil à reconnaître sa médaille. Elle me semblait bien authentique et elle se promit de la faire expertiser.

Nous ne nous attardâmes pas. Dehors, je respirai à l’aise. Nous arpentions le boulevard Victor-Hugo d’un bon pas, quand ma grande amie me dit :

— Vous avez repris votre entrain et vous avez des ailes. Je suis tout essoufflée. Entrons un peu dans l’église Saint-Paul, nous y ferons une prière.

Quand nous en sortîmes, elle en fit le tour, me répétant pour la vingtième fois que Questel était un grand homme, que Flandrin était incomparable dans ses fresques, comme Maréchal dans ses vitraux.

Je ne l’entendais pas, dans ma frayeur de revoir devant moi l’indésirable suiveur.

Elle me devinait et riait en disant :

— Vous êtes extraordinaire ! Il y a des jeunes filles qui seraient ravies d’avoir fait une conquête, mais vous voici toute malheureuse…

— Je ne veux pas me marier.

— C’est entendu, mais vous ne pouvez pas empêcher que l’on vous remarque.

Nous reprîmes notre route silencieusement, puis Mlle Clarseil reprit :

— Pourquoi ne voulez-vous pas vous marier ?

Je lui répliquai que le mariage me paraissait un dur esclavage et que je ne tenais pas, par la suite, à être brimée par mes enfants.

Elle eut de nouveau un rire clair et me dit avec ironie :

— Vous êtes prévoyante.

Alors je lui racontai le projet de Léo, comme preuve d’appui. Elle m’écouta avec un sérieux plein de gravité et, quand j’eus terminé ma confidence, elle murmura :

— On dit beaucoup de bien de cette jeune fille. Je ne lui ai jamais parlé, mais je l’ai vue plusieurs fois… Elle est bien jolie, et je ne suis pas surprise que votre frère se soit épris d’elle.

— Serait-elle vingt fois plus belle, m’écriai-je, que mes parents auraient le même chagrin en songeant à la mésalliance de leur fils…

— Oh ! mésalliance, releva Mlle Clarseil, il faudrait savoir quelle est la généalogie des Durand pour employer un si grand mot. Il y a des familles déchues par des causes dont elles ne sont pas responsables, et qui sont de meilleure déchues que bien des mirliflores…

Je me tus, frappé par ces paroles qui ne manquaient pas de logique. Cependant, je n’étais pas très convaincue, parce que je m’attachais davantage au présent, dont les faits étaient précis, qu’aux hypothèses plus ou moins romancées : Léo se fiançait à la fille d’un concierge…

Je rentrai à la maison, assez excitée. Cela m’arrivait fréquemment parce que je prenais les choses avec ardeur. Et quand il s’agissait d’événements marquants, ce défaut devenait de la frénésie.

Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur mes pensées. Le déjeuner fut annoncé, et nous fûmes bientôt réunis tous les cinq à table.

Le visage soucieux, concentré, de papa m’alarma. Avait-il donc tant d’ennui de la décision de Léo ? En était-il affecté à ce point ? J’éprouvais beaucoup de difficulté à garder pour moi un sentiment qui me torturait, et, comme nous étions en famille, je ne pus me tenir de lancer :

— Papa…, qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas malade ? Je ne veux pas que tu sois malade…

J’avais un air si tourmenté que mon père réprima un tressaillement, et il répondit avec son bon sourire :

— Tu plaisantes, ma petite fille ; je me porte bien, mais tu sais qu’un travailleur a toujours des responsabilités. Cela va, cela vient… Demain je ne penserai plus aux soucis d’aujourd’hui.

Cette explication ne me tranquillisa point. Me figurant toujours que Léo était la cause de cet état, je dis avec amertume :

— Les enfants sont coupables de la fin prématurée de leurs parents par tous les ennuis qu’ils leur donnent.

— Que vas-tu t’imaginer là ! s’écria papa presque gaiement. Aucun de mes enfants ne jette une ombre sur ma vie…

J’étais déconfite. Je visais Léo, pour lequel je ressentais subitement quelque rancune. Alors pourquoi papa était-il si absorbé depuis un certain temps ? Je réfléchissais, penchant la tête sur mon assiette. Le déjeuner se termina d’une manière assez silencieuse, et quand maman se leva de table et que nous l’imitâmes, papa nous dit :

— Mes enfants, venez avec moi dans mon cabinet, où l’on nous servira notre café… Je vais vous éclairer sur mes préoccupations…

J’eus un mouvement pour m’écrier : « Enfin ! » mais je restai muette.

Quand nous fûmes assis, notre père, après avoir vidé sa tasse, commença :

— Vous savez que chaque métier comporte ses revers. Dans ma profession, j’ai affaire à des entrepreneurs plus ou moins pressés de réaliser une fortune. En général, ces messieurs nous présentent des devis pour les travaux que nous avons à leur commander pour l’État. Je n’ai eu qu’à me louer de la courtoisie et de la conscience professionnelle de ceux de la ville. Il s’en est présenté un, venant de je ne sais où… Il m’a offert un pot de vin pour que je le choisisse pour la réfection d’un monument. J’ai refusé, comme vous pouvez le supposer… De ce fait, il a conçu un ressentiment qui a été jusqu’à la menace. J’ose espérer que le chantage s’arrêtera là. Ce triste monsieur s’appelle Galichet. J’ai donc un ennemi, et cela me peine.

Papa se tut, et je lui sautai au cou. C’était dans mes manières.

— Papa, comment peux-tu, toi, avoir un ennemi ? Cet homme est fou…

— Ah ! l’intérêt, ma petite fille, puis la susceptibilité. Ce monsieur a cru remporter la victoire, et son amour-propre a été blessé. De plus, la confusion de m’avoir offert une somme d’argent a augmenté cette blessure. Il a nui complètement à sa cause… En général, j’examine consciencieusement ce que l’on me soumet, mais, là, j’ai dû briser sur l’heure. C’est pourquoi vous m’avez vu, ces jours-ci, un peu absorbé… J’étais désolé, je l’avoue, d’avoir à rompre ferme ces pourparlers, mais mon devoir me le commandait

Léo dit :

— C’était forcé.

Vincent s’écria :

— Il faut toujours combattre, se défendre, montrer les dents !…

Un autre jour, j’aurais ri des paroles de mon jeune frère. Ce n’était pas du tout son genre de « montrer les dents », mais depuis que j’avais eu cet entretien avec lui, la veille, je le croyais capable de toutes les sagesses.

— Moi, m’écriai-je avec indignation, je ne puis comprendre qu’on t’en veuille pour une chose aussi juste ! Ce monsieur se doutait bien que tu ne pouvais accepter. Qu’il t’offre une prime pour que tu le choisisses pour ces travaux à effectuer, c’était un risque à courir, mais qu’il te menace à cause de ton refus, ça, c’est inouï.

— Je vois avec plaisir que tu ne t’es pas encore mesurée avec la vindicte humaine, et je t’en félicite, me dit papa. Il y a des caractères qui ne supportent pas qu’on les juge dans leurs faiblesses, aussi indéniables soient-elles, et qui poursuivent alors un but, c’est-à-dire une vengeance, en s’acharnant à découvrir une faiblesse chez celui qu’ils veulent perdre.

— Perdre ! criai-je, comme si on m’étranglait.

— Ou, tout au moins, tourmenter et gêner, atténua papa.

Léo intervint :

— La colère d’un homme peut tomber… La réflexion adoucit souvent la violence.

— La vengeance est aussi un plat qui se mange froid, ajouta Vincent.

Nous nous séparâmes pour aller chacun à nos affaires. Mais cette révélation me rendait songeuse. Maintenant, j’eusse préféré que le souci de papa provînt du projet de Léo. Cette histoire de mariage me semblait moins grave.

J’avais besoin de me secouer, cette après-midi-là, non en allant voir une amie, mais en restant seule. Il me fallait la solitude pour réfléchir à ces choses graves qui survenaient soudainement.

J’aimais les jardins, et qu’est-ce qui serait plus reposant pour moi qu’une halte dans le jardin de La Fontaine ?

Il me semblait que cette oasis m’appartenait tellement je m’y sentais chez moi. Je ne me lassais pas d’en admirer les essences d’arbres, les statues, les élégants ornements et les harmonieuses dispositions. Il y avait notamment à gauche d’une des entrées, un bosquet qui me plaisait particulièrement.

Plus nombreux que n’importe quel autre, j’y savourais mieux le calme. La verdure y possédait une fraîcheur revivifiante.

C’est vers ce point que je me lançai, en avançant cependant avec une certaine nonchalance.

Peu à peu, les ombres de mon esprit s’enfuyaient, à mesure que je contemplais les statues délicates devant lesquelles je passais. La paix s’emparait de moi. Je respirais l’air si salubre, en admirant les touches nuancées du soleil qui, dans cette ville, est plus doux que partout ailleurs.

On dirait que non seulement il aime l’antique cité, mais encore qu’il la ménage, afin de la conserver dans son originalité. Ses rayons caressants glissaient légèrement sur les faîtes des palmiers ou à travers les platanes. Ils se jouaient sur le miroir de la source de Némausus, alors qu’un peu plus loin les pins maritimes et les pins parasols balançaient leurs branches sous un souffle à peine sensible.

Je m’assis, engourdie par la douceur de cette atmosphère. J’étais sans pensée, comme si un charme m’envahissait. Je fermai les yeux, afin de m’isoler plus complètement encore, pour savourer la plénitude de calme qui me transportait.

Une voix résonna près de moi, secouant ma léthargie :

— Mademoiselle…

J’ouvris des yeux effarés, et je me levai précipitamment en reconnaissant le jeune homme de l’avant-veille et du matin.

Je fus prise de fureur, maîtrisée à grand’peine.

— Enfin, Monsieur, que me voulez-vous ?

Mes yeux devaient lancer des éclairs parce que mon interlocuteur eut un recul. Cependant, cette terreur affectée ne dura pas, et il dit :

— Permettez-moi de vous parler durant quelques secondes.

— Je ne veux rien entendre.

— Il s’agit de la tranquillité de votre famille.

Ce fut jeté avec une telle force que l’angoisse remplaça ma colère, et, avec l’impulsion qui est mon défaut, ou peut-être ma qualité, je demandai :

— De quoi est-il question, mon Dieu ?

Le jeune homme se rapprocha. Je ne pensais plus à l’étrangeté de la rencontre, mais je comprenais que depuis trois jours il cherchait cet entretien.

Qu’allait-il m’apprendre ? Un nuage flottait devant ma vie et j’échafaudais des hypothèses. Je pensais qu’il était peut-être parent de Berthe Durand et qu’il voulait me demander d’intercéder en faveur de cette jeune fille.

Ce fut tout autre chose.

— Sans doute ignorez-vous, Mademoiselle, que Monsieur votre père s’est créé un ennemi dans la personne de mon oncle ?

— Seigneur ! murmurai-je en serrant mes mains crispées l’une contre l’autre.

Je n’osais plus regarder cet homme, tellement je craignais qu’il devinât l’horreur que je ressentais.

Il continua :

— Mon oncle est très vindicatif. Il emploiera tous les moyens pour nuire à votre père, parce qu’il ne lui pardonnera pas de lui avoir fait manquer une affaire.

Je criai :

— Un fonctionnaire n’a pas le droit de recevoir un pot de vin, et votre oncle en a offert un à mon père !

— Ah ! vous êtes au courant, souligna-t-il, sardonique.

Je baissai les paupières. J’étais folle d’épouvante. Alors que je croyais avoir conquis un peu de paix, le souci venait me rattraper dans ce beau jardin.

Je murmurai faiblement :

— Pourquoi me parlez-vous de ces choses ?

Le jeune homme me regarda fixement, et je détestai l’expression de son regard. Mon imagination me fit croire qu’il voulait fasciner un pigeon. Il dit lentement :

— Je cherche à tempérer la rancune de mon oncle…

Ces mots entrèrent dans mon corps comme des flèches. Ils paraissaient me faire entendre que l’ennemi de papa se livrerait à des procédés cruels pour entraver sa carrière, et je frissonnais à cette perspective.

Je l’ai déjà dévoilé, j’aimais ma famille avec feu.

J’aurais voulu que le chemin fût uni devant mes parents, et, en apprenant que mon cher papa, si travailleur, si scrupuleux, était visé par cet homme si malhonnête, une terreur s’empara de moi.

Que faire ? Tous les sacrifices me paraissaient faciles et les héroïsmes simples. À tout prix, je voulais épargner à mon père le danger qui le menaçait dans les années finissantes de sa carrière.

Je le voyais de nouveau malade, succombant sous la haine d’un ennemi irréductible. Non, je ne supporterai pas cela ! De toutes mes forces, je repoussais ce tableau atroce. Je désirais pour mon cher père une fin de vie souriante, et non une lutte sournoise où son énergie s’userait.

Mon cœur battait si fort qu’il me semblait qu’une cloche s’agitait dans ma poitrine. J’en sentais tous les coups avec violence, et je ne savais pas comment je parvenais à ne pas tomber. Les larmes me montaient aux yeux, mais je me défendais de pleurer. Tous ces efforts augmentaient ma nervosité, qui se traduisit par un accent plus sec. Je répétai, comme une hallucinée :

— Vous savez que votre oncle a gâté sa cause en proposant à mon père une chose impossible ?

— Je le sais, mon oncle n’a pas réfléchi, mais c’est un homme qui n’aime pas avoir tort, et il cherchera, jusqu’à ce qu’il la trouve, la paille sur laquelle votre père glissera.

J’étais trop jeune et trop peu expérimentée pour percevoir l’exagération de ces paroles. L’épouvante m’encerclait. Tout le passé si beau de papa, qui était sa défense et sa force, ne m’apparaissait plus que comme négligeable, je n’envisageais plus que la chute. Je ne m’imaginais pas comment elle pourrait se produire, il me suffisait de la craindre.

Je tremblais. L’inconnu s’aperçut de mon trouble, et sa voix changea pour murmurer :

— Je suis désolé, Mademoiselle, de vous initier à de telles laideurs.

Cette phrase qui, je le crois, s’inspirait de pitié pour moi, n’augmenta pas ma sympathie pour lui. Je me vis humiliée, et mon aversion égalait mon désespoir.

Une seule idée grandissait en moi : cacher ces faits à mon entourage, afin de ne pas la tourmenter. En les révélant, j’avais peur d’attirer la colère de cet entrepreneur.

Je répliquai, non sans amertume :

— Je ne suis pas surprise de me heurter à de tels sentiments, mais épiloguer sur ces tristesses ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est y remédier, et je ferai tout pour préserver mon père de l’animosité de votre oncle.

Une lueur brilla dans les yeux de mon interlocuteur.

Je crus même surprendre un sourire sur ses lèvres, mais mon agitation était si grande que je ne pouvais rien affirmer.

— Vous aimez beaucoup votre père, Mademoiselle, me dit-il d’une voix qui cherchait à être émue.

— Oh ! plus que moi-même ! ripostai-je avec feu. Mes parents sont si bons… Rien ne me coûtera pour les préserver d’une douleur…

Je m’exprimai avec l’exaltation d’une affection filiale que l’on mettait au défi. J’étais d’une imprudence attendrissante.

J’entendis l’inconnu me murmurer :

— Nous pourrions nous associer pour parer au désastre…

Que signifiait ces mots ? Je le regardais sans comprendre.

Nous associer ? Quel serait mon rôle ? Je ne voyais pas le moyen d’intervenir. Devais-je supplier ? J’eus une révolte en évoquant cette scène future, mais je me roidis contre ce mouvement d’orgueil et je demandai :

— Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par là. Serait-il nécessaire que j’aille implorer votre oncle ? Se rendra-t-il à la raison sentimentale d’une enfant qui voudrait la tranquillité pour son père ?

— Je ne sais pas trop, murmura-t-il, embarrassé.

J’étais désarçonnée et je me demandais de nouveau quelle serait ma tâche dans cette association. Cet entretien commençait à me peser. Fort heureusement, nous étions seuls sous ces ombrages, dont je ne goûtais plus le charme. Le jardin magique perdait de son prestige. Maintenant il s’entacherait pour moi d’un souvenir plein d’épouvante.

— Pourtant, insistai-je, vous avez quelque chose de sérieux à me soumettre ? J’ai remarqué que vous étiez souvent sur ma route, et je devine maintenant que vous guettiez une circonstance propice pour avoir cette conversation.

— Eh bien ! je parlerai ! s’écria-t-il avec force, comme si une résolution subite le poussait. Vous avez bien compris… Il y a quelques semaines déjà que j’essaye de vous joindre. Je vous ai suivie sans que vous vous en doutiez, et, un jour, je n’ai pu me retenir de vous aborder, pour voir votre regard en face de moi.

— Monsieur !

J’avais prononcé ce mot d’une façon si exaspérée, si violente, que l’on pouvait aisément entendre :

— Taisez-vous !

Cet inconnu me terrifiait. Tout à coup, j’éprouvais une aversion grandissante pour lui, et le désir de fuir m’envahit. Mais j’étais dans un jardin que des promeneurs parcouraient et je ne pouvais me donner en spectacle. Je craignais le scandale, j’attachais de l’importance à l’opinion, c’est pourquoi, dans mon affreuse impression de solitude morale, je ne me sauvai pas. Je remarquai aussi que mon compagnon eût désiré attirer l’attention sur nous.

— Ne soyez pas indignée… Vous devez savoir que l’amour est un maître et que, si je parle ainsi, c’est que je suis sous l’empire de votre beauté.

C’étaient les premières paroles d’amour que j’entendais, et elles me glacèrent. Je pensais parfois à une tendresse partagée, moi qui affirmait ne pas vouloir me marier, mais c’était justement parce que je rêvais d’une affection si haute qu’elle me semblait impossible à rencontrer.

Les paroles que je percevais là n’entraient pas dans mon cœur. C’était sans doute parce que je ne les dédirais pas qu’elles me choquaient.

Je restais suffoquée par la surprise et je cherchais une phrase pour arrêter l’impudence de cet homme. J’ignorais encore qu’une femme traite d’impudent celui qu’elle n’aime pas et que, de la part de celui qu’elle aime, les mêmes paroles découvrent un horizon de bonheur.

Je parvins à bégayer :

— Je ne veux plus rien écouter… Votre… votre attitude est inadmissible.

— Oh ! Mademoiselle, ne serez-vous pas indulgente pour un homme subjugué par votre charme ?

Je reprenais ma présence d’esprit, et, d’un ton hautain, je répétai :

— Monsieur, ne persistez pas dans cette conduite, elle est très incorrecte et me déplaît beaucoup…

Son visage changea subitement. De suppliant, il m’apparut dur, cruel. Ses yeux brillaient comme de la braise, et sa bouche, dans un rictus qui m’effraya, prononça :

— Est-ce donc le sort de mon oncle et le mien d’être joués par Mlle Carade et son père ? Vous le regretterez, vous aussi, de faire fi de mon amour…

Rapide comme un éclair, mon esprit perçut le piège. Deux vengeances aboutiraient par mon manque de clairvoyance. Moi qui pensais tant aux chers miens, en me disant qu’aucun sacrifice ne m’aurait coûté, je venais de la trahir.

Je faillis m’évanouir de terreur en découvrant la réalité. Cet homme me proposait un marché, et je me jugeais soudain responsable et assez forte pour traiter. Il ne me venait pas une minute à l’idée que je devais révéler ces circonstances à ma famille. Je ne songeais qu’à la situation de mon père et aux moyens de le libérer de cet ennemi. Une fille doit se montrer héroïque pour sauver un père qui a toute son affection. J’évoquai papa, le front clair, se livrant avec joie à ses problèmes quotidiens.

Ces réflexions me furent suggérées en quelques secondes. Mon parti fut pris après un encouragement mental, au cours duquel j’offris ce sacrifice à mes parents, tout en invoquant l’aide de Dieu. J’estimais qu’ils auraient déjà une épreuve au-dessus de leurs forces avec le mariage de Léo.

Je dis à mon tortionnaire :

— Monsieur, ne voyez pas dans mes paroles une animosité systématique. Il m’est permis d’être bouleversée en entendant des propos qui me sont exprimés pour la première fois. Je suppose que vous paroles sont le prélude d’une demande en mariage… Veuillez croire que j’y suis sensible, mais je voudrais un sursis pour y répondre.

Je remarquai que le visage du jeune homme se détendait dans un sourire triomphant. Je l’eusse aimé, que mon cœur eût été attendri par la joie que je donnais, mais, décidément, je ne me découvrais qu’une antipathie grandissante pour ce bellâtre qui m’acculait à une solution qui m’outrageait.

Mon esprit oscillait dans un dilemme désespéré : ou épouser cet homme et assurer la paix de mon père ou le repousser et appeler sur la tête des miens une masse de calamités.

— Je vous remercie, je serai votre esclave ! s’écria-t-il avec force.

Il y eut un silence qui me parut assez pénible, puis il reprit, sur un ton de commandement qui ne cadrait pas avec la phrase qu’il venait de me dire :

— Quand vous reverrai-je ? Vous comprenez mon impatience, n’est-ce pas ? Il y a si longtemps que j’attends ce moment ! Vous verrez que le bonheur vous sourira… Et surtout, soyez rassuré pour M. Carade. Mon oncle, se montra brave homme, et, pour me faire plaisir, il cessera d’être hostile envers un ingénieur apprécié…

Il me fallait écouter ces phrases ! Le bonheur qui serait le nôtre, à cet être et à moi ! Dieu juste ! Et ce traité entre nous, ce pacte qui donnerait la tranquillité à mon père contre le don de ma main… Je pouvais entendre ces choses affreuses sans gifler ce maître-chanteur ! J’étais enserrée dans un filet.

Je pus balbutier :

— Je serai contente que votre oncle oublie cet incident malencontreux. Mon père est à ménager, et voir une ombre sur son front me jette dans l’angoisse.

Il rit légèrement en disant :

— Vous êtes jeune… On voit que la vie ne vous a offert que des roses…

Ah ! Dieu, je sentais une fameuse épine dans mon cœur, et si l’existence, jusqu’alors, m’avait gâtée, elle se rattrapait aujourd’hui.

Brusquement, je m’exclamai :

— Il est tard, Monsieur, je dois rentrer !

— Quand vous reverrai-je ?

J’étais acculée à une réponse ferme. Je ne sus pourquoi, je spécifiai sans amabilité :

— Si vous le voulez, exactement dans huit jours, à la Tourmagne.

— Huit jours ! s’écria-t-il.

— Ce n’est pas trop pour une décision définitive…

— Vous avez raison, mais cela me semblera long… Il est vrai que je puis avoir la chance de vous rencontrer.

Cette phrase fut accentuée par un rire cavalier qui me déplut profondément.

Je repris sèchement :

— Vous me feriez le plus grand plaisir en cessant cette poursuite. Elle m’est très désagréable. Nous sommes connus dans la ville, et je ne veux pas de tache sur ma réputation. Il est déjà suffisant que je vous ai laissé me parler aussi longtemps.

Il comprit sans doute qu’il me devait quelques égards, parce qu’il répliqua en me regardant fixement, comme s’il voulait sceller une promesse :

— Vous avez ma parole, j’ai la vôtre, et je ne vous guetterai plus. Je serai à la Tourmagne mercredi, à 15 heures.

— C’est entendu ! acquiesçai-je, heureuse d’être délivrée de sa présence.

Sans plus attendre, je le quittai, évitant de lui serrer la main, alors que, contrairement à tous les usages, il me la tendait, non sans une certaine timidité.

Ah ! comme je me pressais ! Il me semblait qu’à mesure que je m’éloignais hors de cette présence, le malheur se détachait de moi. Cependant, je ne parvenais pas encore à soupeser mes idées selon leur importance.

Sur ce quai de La Fontaine que je longeais, je ne voyais rien, ni passants, ni maisons. Je ne mesurais pas plus le temps que les trajets, et je me croyais dans un désert.

Je parvins dans la rue des Lombards. Ordinairement, le retour à la maison me causait un bien-être. Je retrouvais le nid, l’affection, la sécurité. Cette fois, j’y rentrais avec un malaise intolérable, parce que, brutalement, je venais de comprendre que je m’étais liée pour la vie, à l’insu de ceux que j’aimais si ardemment. Ma mère n’était pas là, et j’allai dans ma chambre. Un désarroi m’anéantissait. Je me demandais si c’était bien moi qui vivais là, moi qui venais de prendre cette décision effarante. Mon amour filial commandait-il cet héroïsme ?

Alors, le visage de papa se posait devant moi, douloureux, et cette évocation me rendait folle. Je le voyais humilié par quelque erreur dans ses calculs. Il avait connu un de ses collègues tombé mort à la suite d’une faute dans la résistance des matériaux, et cette pensée m’obsédait. Ce monsieur avait une maladie de cœur, c’est entendu, mais il aurait pu vivre encore longtemps sans cette émotion.

Mon imagination accumulait les tableaux les plus noirs, et devant eux je voyais toujours les traits ravagés de mon cher père, se défendant contre la catastrophe d’un pont croulant.

Et j’accusais Galiret, introduisant quelque malfaçon dans les éléments de construction ! Je ne songeais pas à ce que la « folle du logis » avait de déréglé.

L’épouvante me conduisait. Je me traitais de fille dénaturée en pensant que je pouvais refuser les conditions du neveu de M. Galiret !

Je désirais donc la mort de mon père, dont le cœur était fragile ? Que l’on me comprenne, oh ! que l’on me comprenne !

Une question se posait : devais-je tout avouer à ma mère ?

Pouvais-je lui expliquer que la situation de papa était en jeu ? Je savais par avance quel cri de détresse elle aurait, et je devais la préserver de cette douleur.

Puis elle ne pourrait se retenir de mettre mon père au courant. Il irait alors trouver ces messieurs pour les accuser de jouer avec le cœur d’une jeune fille. L’hostilité ne ferait que s’accroître, et j’aurais causé plus de mal que de bien. Non, il fallait accepter le sacrifice jusqu’à la lie et subir ma destinée.

Et je me répétais les paroles du docteur :

« Surtout, pas de soucis, pas d’émotion… Sa santé est à ce prix. » Mon devoir était donc tracé. Maintenant, je me sentais forte. Il n’était plus question de me confier à qui que ce fût, de crainte de recevoir un conseil contraire à la marche des événements. Je savais que je ne pouvais passer outre. Je n’avais plus qu’à m’abandonner à Dieu et à me remettre complètement entre ses mains.

Après ces moments de prostration, je ne tenais plus en place. J’allais et venais entre ces quatre murs, où j’étouffais.

Un mari ! J’allais avoir un mari sans l’avoir voulu ! À coup sûr, je rêvais. Non, j’avais conclu un marché, un odieux marché. Je troquais ma vie, ma simple vie, contre la tranquillité de mon père.

Et moi qui trouvais lamentable le futur mariage de Léo, je jugeais maintenant qu’il était des plus parfaits. C’était une belle union d’amour, dans laquelle il n’entrait aucune condition draconienne.

Les Durand étaient des gens estimés de tous, tandis que M. Galiret et son neveu vivaient de pots-de-vin et de chantage.

Voilà le milieu dans lequel j’allais évoluer, et je pressentais que ces menaces me suivraient toute mon existence. Sitôt que je n’obéirais pas à quelque ordre, j’entendrais : « Je ferai sauter votre père, cela me sera bien facile. » Horreur ! Et je plierai… Seigneur, secourez-moi !

Mais à quoi bon ces regrets inutiles ?

Je fus arrachée à ces pensées de cauchemar par l’animation qui commençait dans la maison. J’entendis Vincent qui rentrait dans sa chambre, puis ce fut Léo.

Enfin, la voix de maman résonna, se rapprocha de ma chambre, pour demander, en entr’ouvrant ma porte :

— Tu es là, Monique ?

— Oui, maman.

— Qui as-tu vu ?

— Jeanne Quirel.

— Sa mère va mieux ?

— Toujours un peu de fièvre…

— Pauvre femme ! J’irai la voir…

— Attends encore un peu, pour ne pas la fatiguer…

Maman me quitta. C’est ainsi que je débutai dans le mensonge, afin de cacher l’affreuse vérité…