I


— Mademoiselle ?

— Monsieur ?

— Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer le chemin du musée de peinture ?

Je regardai l’inconnu qui me parlait.

Il était grand, avec des épaules massives. Un sourire ironique, des yeux perçants, des cheveux châtain, ce fut ce que je distinguai tout d’abord. Ce qui le déparait, quand je le vis mieux, c’était un nez en boule, retroussé du bout.

Son aspect n’était peut-être pas antipathique, mais pour l’hypertensible que j’étais, un instinct me signalait que je devais me méfier.

Peut-on expliquer un pressentiment ? Sans savoir pourquoi, ce passant me déplaisait ; mais j’attribuai ce réflexe à mon caractère, qui obéissait plus souvent aux fantaisies de l’imagination qu’au raisonnement bien posé.

Bien que je jugeais ce jeune homme peu avisé pour un touriste, je ne lui trouvais pas l’air sot. Je retins un sourire moqueur pour lui répondre :

— Vous trouverez facilement, Monsieur… Vous n’avez qu’à longer le boulevard des Arènes, où vous êtes, puis, à l’entrée de la rue de la République, vous prendrez, à gauche, la rue Cité-Foule… À droite, vous trouverez le…

— Le musée… Merci, Mademoiselle…

Il avait presque un air facétieux. Pourquoi m’a-t-il demandé ces renseignements, qu’il semblait parfaitement connaître ?

Quel chemin prend-il ? Suit-il bien la marche que je lui ai indiquée ?

Je me suis retournée, et si j’avais prévu qu’il ferait ce geste en même temps que moi, je m’en serais abstenue.

Laissons cet incident et pensons à nos courses. Un achat de laine, rue Général-Perrier. De là, j’irai au Club de tennis, rue de Terranbe. Je me sens en forme, et je crois que je jouerai bien… L’exercice me distrait de mes pensées. La profession de mon père m’est une grosse préoccupation. Ah ! je n’épouserai pas un ingénieur des Ponts et Chaussées ! J’ai toujours peur d’apprendre qu’une chaussée s’est écroulée, et souvent je rêve que le pont du Gard s’effondre. Aussi, quand je vois papa absorbé, j’ai l’épouvante de la pierre minée, rongée…

Mon cher père a souffert d’une maladie grave, voici quelques mois. Elle a été provoquée par un accident professionnel : la rupture d’une digue. Enquête sur enquête… Rapports à n’en plus finir, à telle fin que mon pauvre papa a dû s’aliter, vaincu par la lassitude et par les émotions causées par ce remue-ménage et les convocations des experts. Il est sorti tout à son honneur de cette affaire, mais la réaction l’a ébranlé. Depuis, le docteur a prescrit le calme, parce qu’il a le cœur fatigué, et il faut lui éviter toute secousse, toute émotion, ce qui n’est pas commode dans la vie.

Je dois vous dire que depuis sa maladie mon père me paraît plus délicat, plus taciturne, et j’ai toujours peur d’une récidive qui, cette fois, serait mortelle. Je frissonne en y pensant, et souvent j’ai des cauchemars, parce qu’avec la sensibilité de mon tempérament je mets tout au pire. Je voudrais préserver papa de tout souci, de tout heurt, tellement je crains le malheur.

Tout en me livrant à ces réflexions, j’arrivai devant le magasin de laines, où j’effectuai mon achat. Puis je me replongeai dans la rue.

Il fait beau aujourd’hui, un temps que j’aime, un soleil clair et pas trop chaud. D’ailleurs, ne fait-il pas toujours beau à Nîmes ? Si j’étais savante, j’expliquerais pourquoi le climat y est si bon. La mer est trop loin pour qu’elle soit excitante, le mistral n’est pas assez proche pour nous gêner, et il débarrasse l’atmosphère de toutes les impuretés ; enfin, nos sept collines nous abritent.

Ainsi, nous sommes admirablement placés pour avoir un climat heureux ; la pluie ne nous aime pas, ce qui n’est pas avantageux pour nos marchands de parapluies, mais ils se rattrapent sur les ombrelles.

Tiens, voici mon frère, genre un peu ténébreux.

Va-t-il entrer au tennis ? Non… Il dépasse la porte. Nous allons nous rencontrer…

— Bonjour, Léo !

— Bonjour, Monique !

— Tu reviens d’un enterrement triste ?

— Tu as des façons de t’exprimer ! Tu as vu des enterrements gais, toi ?

— Bien sûr !

— Cite-m’en un…

— Celui de la grand’mère de Germaine… Tu vois…, tu ris…

— Il est certain que la cérémonie manquait de décence.

— Quand on hérite d’une grand’mère à la méchanceté réputée, on peut chanter « enfin » à sa mort. Un serpent de moins dans sa famille et 6 millions de plus, cela fait époque dans une vie.

— Tu as toujours raison. Où vas-tu ?

— Au tennis… Et toi ?

— Je m’acquitte d’une course pour mon « patron ».

— Bonne chance, Maître Carade ! Ah ! j’allais oublier de te raconter que j’ai rencontré un original qui m’a demandé le chemin du musée…

— Tu es compromise !

— Sans doute… parce qu’il m’a appelée Mademoiselle…

— Il te connaissait ?

— Je l’ignore, mais il s’est moqué de moi, car il semblait parfaitement au courant de sa route…

— C’est une conquête, ma chère !

— Cela me laisse froide…

Léo, sur un rire, me quitta.

C’est mon frère aîné. Il a 25 ans, cinq ans de plus que moi, et il est avocat. Il est gentil, mais peu expansif. Quand on s’imagine qu’il va vous faire des confidences, il se dérobe.

En ce moment, il est taciturne, et maman regarde en soupirant. Quant à papa, ces nuances lui échappent peut-être, mais, dans tous les cas, il reste égal.

Il y a aussi Vincent. C’est un bon petit garçon de 18 ans, que mes parents jugent insouciant. Il est facile à vivre, il est très pieux, veut entrer à Saint-Cyr, et il y parviendra.

J’arrivai au tennis.

— Bonjour !

— Oh ! Monique Carade… Hâtez-vous !

— Je me lance dans mes sandales et j’accours…

— Vous êtes en retard…

— J’ai rencontré mon frère Léo…

— Il fallait l’amener…

— Oh ! là, là ! s’écrie une autre, il a mieux à faire que de jouer avec nous !…

Ici, un petit rire entendu qui me fit dresser l’oreille.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ne faites pas l’ignorante, Monique.

— Ma parole ! Je ne sais pas où vous voulez en venir…

— Dites-le-lui ! répartit une des joueuses.

— Eh bien ! votre Léo fait la cour à la fille du concierge de la fabrique de soies Bricat.

Suffoquée, je criai :

— Ce n’est pas possible !

— On les a rencontrés…

— Il ne l’épousera pas ! protestai-je.

— Oui-dà, le père Durand ne plaisante pas, et la jeune fille n’est pas de celles que l’on courtise pour s’amuser…

J’étais sidérée. Comment Léo pouvait-il se permettre de compromettre une jeune fille ? Je pensais que jamais mes parents ne l’autoriseraient à conclure ce mariage. On comptait sur lui pour donner plus de relief à notre descendance. Maman échafaudait une masse de rêves, et toutes les jeunes filles lui paraissaient à peine dignes de son fils, et j’entends parmi les meilleures.

Il va sans dire que j’eus le poignet mou et que mes balles furent lancées sans style. Je n’avais qu’une hâte, c’est que les jeux fussent terminés, afin de rentrer à la maison.

J’en oubliai l’inconnu rencontré. Nous habitions rue des Lombards et le trajet me parut long. En approchant de notre maison, je me demandais pourquoi j’étais si pressée d’arriver. Je n’allais pas parler de cette nouvelle à maman, je n’avais qu’à me taire.

Je ne voulais pas de Berthe Durand comme belle-sœur. Non ! Elle était pourtant bien charmante avec ses beaux yeux bruns et ses cheveux blonds, mais la situation de ses parents me paraissait trop peu conforme à la nôtre.

Comment ce monstre de Léo avait-il pu passer outre les désirs de maman ?

Ah ! ces garçons qu’on se figure encore naïfs comme des enfants au berceau et qui prennent des initiatives !

Léo au foyer du concierge de la fabrique Bricat ! J’en aurais pleuré ! Je le voyais, ce père Durand, certainement très sympathique, quand il vaquait dans son quartier, mais odieux depuis que je savais qu’il deviendrait le beau-père de Léo. Il avait une verrue sur le nez, il pliait des genoux en marchant, il n’était jamais bien habillé, mais couvert de vieux vêtements élimés.

Je l’évoquais près de maman, si élégante, et née de Chalumet. Quel contraste !… Nous le considérions comme un homme digne, oh ! tout à fait, mais loin de notre monde !

Je me disais, en m’acheminant vers la maison, que j’aurais beaucoup de mal à observer le silence. Cependant, ce n’était pas à moi de parler la première. Cela regardait mon frère avant tout. Je m’étais lancée, riante, hors de notre demeure, et je me sentais agacée maintenant… Ma nature était de ne rien garder d’obscur dans mon esprit, et il fallait que j’enfouisse un ennui au plus profond de mon cerveau.

— C’est moi ! annonçai-je en franchissant notre seuil.

J’allais vers le salon, où maman se tient d’habitude.

— Bonjour, maman !

— Bonjour, ma petite fille…

— Tu as reçu tes dames d’œuvres ?

— Mais oui, et nous nous sommes entendues sur tous les points…

— Qui est-ce qui ne s’entendrait pas avec toi ?

Maman a un caractère en or, mais j’ai remarqué qu’elle aimait que l’on écoutât ses avis. Elle montre sa désapprobation si on s’entête.

Papa est une crème, et il approuve à peu près tout ce que nous faisons. Léo, cependant, est indépendant. Vincent dit toujours oui et il agit à sa guise, et moi je suis le volcan et la bourrasque. Je crois que mon cœur est bon, mais quelle enveloppe ! Mes réactions sont toujours excessives et ma sensibilité, souvent intempestive, est presque toujours à côté.

— Voici ta laine, maman…

— Merci, le bleu en est joli… Et le tennis ?

Ce tennis ne m’avait pas intéressée du tout, à cause de la nouvelle apprise, et je ne savais que répondre. Comme je ne voulais pas parler de Léo, je fis allusion à l’inconnu.

— Figure-toi qu’un monsieur m’a demandé son chemin…

— Ce n’est pas un incident rare !

— Non, mais ce jeune homme avait un sourire moqueur…

— J’espère que, toi, tu n’as pas souri ?

Maman est de l’école surannée. Les jeunes filles, dans la rue, doivent ressembler à des automates.

— J’ai très peu souri, juste suffisamment pour ne pas avoir l’air revêche…

— Et où allait-il ce monsieur ?

— Au musée de peinture…

— C’est un touriste, et sans doute un peintre…

— Il m’a semblé que non… J’en vois, des touristes… Ils ont tout à fait un autre air… Ils sont absorbés, dépaysés, tandis que celui-là…

Je m’arrêtai. À vrai dire, je ne savais comment expliquer mon impression. Son regard me hantait. Il trahissait une expression que je ne pouvais définir, insistante, ironique.

Certainement, je divaguais, mais je conservais ma méfiance, un éloignement irraisonné.

Maman répète :

— Tandis que celui-là ?

— Semblait fort bien connaître la ville.

— Il ne t’a donc parlé que pour amorcer une conversation ?

L’esprit de maman était en éveil.

— Je ne le pense pas, répliquai-je vivement.

Cette idée ne m’était pas venue, et maman me la mettait en tête. Une perspective s’ouvrait devant moi. Sans doute que ce jeune homme voulait me parler, et pourquoi ?

Le point d’interrogation était là. Je ne trouvais cependant pas que son attitude fût celle d’un héros. Du moment qu’il voulait me parler, ce n’était évidemment que par amour pour moi…

Ainsi fut ma première réflexion. C’était de nouveau un problème.

Les événements arrivent par surprise : c’était un jour de mai comme les autres, le même soleil clair, le même horizon, les passants indifférents. On se lève avec calme, on procède aux rites coutumiers et l’on augure que la journée restera calme, et voici que deux énigmes se placent soudain devant votre esprit pour vous poursuivre.

Maman reprit d’une voix sévère :

— Je suppose que dans la rue ton maintien n’est pas provocant ?

— Oh ! maman, je t’assure que je ne fais rien pour que l’on m’aborde, d’autant moins que ce genre d’intrigue me serait désagréable, puisque je ne tiens pas à me marier…

Ma mère eut un sourire amusé, puis son visage eut de nouveau le masque qu’il prenait depuis quelque temps : un soupçon de mélancolie. Naturellement, je pensais à l’affaire de Léo, et je me répétais que nos deux garçons donneraient du souci à nos chers parents, qui eussent été si tranquilles sans eux.

Quel drôle de sentiment j’avais là ! J’aimais la famille pourtant, mais les raisonnements tombaient devant le fait précis : les enfants causaient du mal aux parents, et cette vérité m’était insupportable.

Ces idées, je les avais exprimées une fois, et ma mère m’avait répliqué que c’étaient là des théories inavouables.

— La famille est une institution sacrée que l’on doit perpétuer.

Je n’avais pas insisté, mais aujourd’hui, alors que Léo voulait conclure une union inférieure, je trouvais un éclatant démenti aux paroles de maman. Cette continuation de la famille allait causer une perturbation imméritée au cœur de la nôtre.

Un combat se livrait dans l’ombre contre l’ennemi qui approchait, et cet ennemi était une frêle jeune fille nommée Berthe Durand.

La ville de Nîmes, si claire, si séduisante, allait devenir le théâtre d’un drame de famille.

Le dîner nous réunit tous. Je regardai le visage de mon père. Est-ce parce que je savais le projet de Léo, mais il me paraît plus soucieux qu’à l’ordinaire.

Maman avait un sourire tendre quand elle s’adressait à son fils aîné. Garderait-elle ce sourire ?

Vincent parlait, et, des deux frères, c’est lui que l’on aurait pris pour l’avocat. Pour la centième fois peut-être, il nous redisait son admiration pour les arènes.

Mes parents semblaient excédés par son bavardage. Comme tous deux sont Nîmois, ce panégyrique leur semblait sans doute superflu.

Personne, ce soir-là, n’eut la velléité de veiller, sauf moi, qui étais fort excitée par les événements, mais je fus bien forcée de regagner ma chambre. Il était à peine 21 heures.

Je pris un livre pour ne plus penser, et j’essayai de m’y intéresser, quand j’entendis la voix de mon père. Une autre voix lui répondait, et je reconnus celle de Léo.

Le diapason monta. Je ne distinguais aucune parole, mais j’étais figée par l’effroi. Et comme mes déductions sont rapides et souvent erronées, je conclus que mon père reprochait à son fils d’occuper la « société » avec son assiduité près de Berthe Durand.

Peu après, la porte de la rue se ferma. Papa rentra dans son cabinet, et je sus ainsi que Léo était sorti, et je pensai qu’il allait chez les Durand. J’eus un accès de fureur et j’appelai des châtiments terribles à ce moment-là. Tous mes sentiments chrétiens disparaissaient, et j’aurais voulu que Berthe Durand, l’innocente, fût précipitée du haut de notre pont du Gard.

Ma chambre, au premier étage, était séparée de celle de Vincent par deux cabinets de toilette. Il me sembla entendre mon frère et j’allai frapper à sa porte.

— Je ne te dérange pas ?

— Non, ma fille…

J’entrai. Vincent était en pyjama bleu pâle.

— Eh bien ! tu peux vitupérer l’élégance des femmes !

— Tu me trouves bien ?

— Épatant ! Mais il ne s’agit pas de toi.

— Qu’est-ce qui te tracasse, mon enfant ?

Que ses 18 ans étaient assurés à côté de mes 20 ans ! Il paraissait tenir la vie dans ses mains et lui imposer sa puissance.

— Je n’ai rien. Je n’ai pas sommeil, c’est tout…

— À d’autres ! Une idée te tourmente… Avoue…

— Eh bien ! oui… J’ai entendu papa et Léo… Puis Léo est sorti et il a claqué la porte assez fort…

— Ah ! Léo…, murmura Vincent d’un accent méditatif.

Puis il m’a regardée. J’ai soutenu son regard, et, après un silence, il m’a demandé :

— Tu sais ?

J’ai répondu affirmativement d’un signe de tête.

Il a repris :

— Voici le foyer en guerre, sans doute… Léo veut épouser la fille des Durand… Il s’en est probablement ouvert à nos parents, et il trouve de la résistance…

— Comment pourrait-il en être autrement ?

— Oui, la famille a des traditions, et quand on dérange ces traditions on est taxé de mauvais fils.

J’eus un éclair indigné qui aurait dû foudroyer Vincent, et je répartis avec colère :

— Soutiendrais-tu Léo ?

— Pourquoi pas ? Berthe Durand est une jeune fille charmante, jolie et digne…

— Mais elle n’est pas de notre monde ! m’écriai-je, frémissante.

— Voilà le grand mot prononcé. Voudrais-tu réfléchir ? Voici une jeune fille dont les parents sont modestes, mais qui possède des qualités de cœur et de droiture indéniables. Leur fille unique est douée de dons précieux, auréolés d’une distinction que chacun se plaît à reconnaître. Pourquoi jeter l’anathème sur un mariage qui plaît à Léo ? Sont-ce ses parents qui se marient ou lui ? Il a choisi une femme qu’il croit capable de faire son bonheur, et pourquoi contrecarrer son inclination ? On ne peut rien reprocher à cette jeune fille…

J’étais stupide d’étonnement. Je sentais que Vincent parlait avec réflexion. Certainement, il avait dû beaucoup penser à ces choses et les avait adoptées. Quand on l’écoutait, on ne songeait nullement à une mésalliance, mais à un choix mûri.

Je tentai de reprendre pied.

— Tes raisonnements ne manquent pas de logique ; cependant, il y reste des points sombres. Léo ne sera pas heureux, parce que sa femme n’aura pas l’accueil que l’on doit à l’épouse de notre frère.

— Quand tout le monde aura reconnu ses qualités, son maintien réservé, elle fera vite partie des dames de notre milieu. Le cœur et l’intelligence sont aussi des titres.

Que Vincent paraissait changé, si sérieux, si profond ! Je ne reconnaissais plus en lui cette insouciance souriante que nos parents déploraient parfois.

— Il me semble que c’est tout de même une déchéance, dis-je, ne voulant pas m’avouer vaincue.

— Oh ! Monique… Fais un rêve… Pense pendant quelques minutes que tu es Mlle  Durand, que tu as l’âme remplie d’aspirations élevées, que tu te sens digne du meilleur jeune homme de la ville et que l’on repousse tous tes élans, que l’on rejette tes plus nobles pensées, ton bon vouloir, simplement parce que tu es la fille de M. Durand, concierge d’une fabrique. Tu trouverais sans doute que l’humanité est dure et sans compréhension… Réponds avec loyauté…

Ma volonté aurait désiré dire non, et je dus prononcer un oui que me soufflait ma franchise.

— Tu vois, répliqua mon frère, il faut toujours se mettre à la place de ceux que l’on condamne. Il n’y a pas beaucoup de Berthe Durand sur la terre, mais du moment qu’il y en a une, il ne faut pas la décevoir…

J’étais abasourdie. Il me semblait que ma vie passée se désagrégeait d’un seul coup. Les traditions dans lesquelles j’avais vécu, les principes que j’avais toujours entendus croulaient subitement. Les idées d’égalité s’emparaient du frère aîné et renversaient les espoirs familiaux.

Un peu de terreur entrait en moi à la pensée de la mésentente qui surviendrait à cause de cet événement. Je dis nettement ma façon d’envisager la perspective qui se dressait devant nous :

— Léo agit mal, et d’une façon trop personnelle. Il va indisposer nos parents, qui ont toujours été bons pour nous. Pourquoi leur causer cette désillusion ?

— Le cœur de Léo est sans nul doute déchiré par ce conflit, mais il a montré son amour, et, s’il l’a déclaré, il est normal qu’il tienne sa parole.

Comme Vincent était grave ! Que pouvais-je objecter ? Je m’écriai cependant :

— Il aurait dû d’abord s’entendre avec nos parents et les amener doucement à son idée !

Vincent éclata de rire :

— Tu en disposes à ton aise, ma candide petite sœur. Serais-tu flattée qu’un jeune homme, dans le feu d’un enthousiasme pour toi, s’arrêtât au milieu de ses paroles émouvantes, éteignît la flamme de son regard pour te dire : « Attendez, Monique, il faut que j’aille demander à papa la permission de vous faire la cour… »

Je ris à mon tour.

— Il est certain, murmurai-je, que le jeune homme me semblerait bien pusillanime.

— Et, telle que je te connais, tu lui dirais sans doute : « Je n’attendrai pas du tout. Vous devez savoir si vous m’aimez ou non. »

De nouveau, je ne pus m’empêcher de rire, tellement mon frère soulignait le primesaut de mon caractère.

J’aurais bavardé avec lui toute la nuit, parce que je le trouvais tout d’un coup intéressant. Je découvrais pour la première fois sa vraie pensée, mais, l’heure glissant, il me poussa dehors en disant :

— Demain, mon enfant, je suis obligé d’aller au cours… J’ai encore quelques problèmes à revoir… Donc, assez de bavardages… Bonne nuit !

Je rentrai dans ma chambre. Inutile de dire que j’étais fort excitée.

La soirée était belle… Nuit de mai… D’autres que moi l’ont chantée. Je m’accoudai à la fenêtre et j’estimai que la plus belle nuit a toujours quelque chose de mystérieux que la clarté lunaire ne suffit pas à pallier. J’en ressentais à ce moment-là toute l’acuité. Je voyais les lumières du ciel, celles de notre cité, mais, entre elles, une obscurité stagnait, pleine d’ambiguïté. Pourtant, les étoiles projetaient leurs scintillements, et la lune, toute ronde, paraissait rire et inviter tous les mortels à l’imiter. Cependant, rien ne pouvait enlever de mon être le pressentiment qui me traversait. Je percevais du souci dans toutes les ombres qui se dessinaient partout.

Des larmes coulaient même de mes yeux sous cette obsession. Pourquoi me semblait-il, ce soir-là, que ma paix présente allait s’envoler et que de sombres journées allaient naître pour moi ?

Le lendemain, cependant, je m’éveillai sereine, après une nuit sans rêves.

Tous les « noirs » de la veille avaient disparu, et j’avais presque pris mon parti du mariage de Léo. Les aperçus de Vincent faisaient leur chemin et, sans même m’en douter, je subissais leur influence. Je ne vis pas Léo ce matin-là. Maman me dit qu’il était sorti de bonne heure pour enquêter dans les environs avec son « patron ».

Quant à Vincent, il se hâta de déjeuner pour se rendre à son cours, et comme, ce jour-là, j’avais une leçon de littérature et d’art, vers 10 heures, je me préparai à cet effet.

J’avais conservé de très bonnes relations avec Mlle  Clarseil, professeur à la retraite. C’était une véritable amie pour moi. Elle raffolait des beautés antiques de Nîmes et elle m’apprenait à connaître en détail. À vrai dire, ayant toujours vécu dans ma ville natale, je n’appréciais pas son étonnante originalité. Il fallait que quelqu’un me la soulignât.

Mlle  Clarseil possédait le don d’évocation. Non seulement elle situait les pierres et leur donnait une vie agissante, mais les personnages qui avaient utilisé ces murs se revêtaient de sentiments identiques à leur temps, et leurs costumes eux-mêmes, sous le verbe Mlle  Clarseil, prenaient des couleurs chatoyantes.

Mon professeur habitait rue Saint-Costor. Tout en me rendant chez elle, je pensais à Vincent et à ses théories surprenantes. Mais j’avoue que sa façon si mûrie de s’exprimer me causait encore plus de surprise que ses réflexions mêmes. Je me sentais quelque peu bouleversée que l’on transigeât avec mes principes, car, jusqu’alors, la déférence peur la famille m’était sacrée. S’il plaisait à Vincent, à son tour, d’épouser la fille de notre laitier ? Je ne me représentais pas du tout maman entre les belles-mères de ses fils.

Je faillis même rire tout haut à cette idée, mais je refrénai cette velléité, d’autant plus qu’à un tournant de rue je me vis face à face avec l’inconnu de la veille.

Sottement, je rougis, et je me serais battue de honte. Il eut l’impudence de me saluer et de sourire. Saluer, passe encore, mais me sourire, comme s’il était une vieille connaissance !

Je le regardai de façon assez dédaigneuse. Il me plut moins encore que la veille. Il y avait dans son attitude une fanfaronnade que je jugeai déplacée.

10 heures sonnaient quand j’arrivai chez Mlle  Clarseil.

— Monique, vous êtes un peu rose. Vous avez couru ?

— Pas du tout mais j’ai fait une rencontre…

— Ah ! Ah ! Émouvante, un flirt ?

— Oh ! non, c’est un jeune homme inconnu que j’ai vu hier pour la première fois.

— Il y a toujours une première fois.

— Il m’a adressé la parole avec un air de se moquer de moi.

— Dans la rue ? Et vous, élevée par une mère pas du tout moderne, vous ayez été effarouchée… Il n’y a pas de quoi ! Que vous a-t-il dit, si ce n’est pas indiscret ?

— Il m’a demandé sa route.

— C’est assez spirituel.

— Pourquoi spirituel ?

— Parce qu’il a eu le coup de foudre et qu’il est ainsi entré en matière. Il a voulu entendre le son de votre voix.

— Oh ! grande amie, vous avez de ces conclusions ! Il aurait pu s’y prendre autrement.

— C’est un moderne.

— Eh bien ! dans cette ville antique, ce n’est pas de mise. On doit avant tout se conformer au cadre où l’on vit.

— Vous êtes tout à fait rétrograde, mais vous êtes une brave petite fille, formée a l’ancienne mode. Cependant vous me tiendrez au courant des menées de ce rusé garçon.

— Soyez-en sûre !

Nous sortîmes. Le soleil de mai ruisselait dans la rue, mais j’étais fort occupée à regarder de tous côtés pour m’assurer que mon poursuivant ne se trouvait pas à proximité. Je ne vis personne et je fus soulagée.

Nous nous dirigeâmes vers la Maison Carrée, Mlle  Clarseil voulait comparer une vieille médaille qu’elle avait ramassée dans un chantier en démolition avec une de celles qui composaient le médailler merveilleux du musée.

Peu à peu, l’atmosphère si pure agissait sur moi. Toute mon anxiété de la veille disparaissait devant la magie de Nîmes, si attirante.

Je me sentais une force neuve, et rien de difficile ne se dressait devant moi. Il me semblait que j’aurais tout résolu.

J’étais même pleine d’indulgence pour ma future belle-sœur, Berthe Durand !

Quand nous atteignîmes la Maison Carrée, l’inconnu y entrait.