Mon encrier, Tome 1/Une histoire du Ton-Kin

Madame Jules Fournier (1p. 47-51).

UNE HISTOIRE DU TON-KIN[1]

Je m’en vais vous conter une histoire bien effroyable. Je la tiens d’un voyageur de profession, lequel arrive en droite ligne du Ton-Kin. Elle vous donnera une idée des mœurs de ce curieux pays.

Le Ton-Kin est une grande contrée d’Asie, au climat salubre, au sol fertile, mais encore plongée dans la plus profonde barbarie. Les hommes qui l’habitent sont des espèces de géants sanguinaires et féroces ; le plus petit d’entre eux ne mesure pas moins que le défunt Beaupré ; ils portent des anneaux dans le nez et se baignent les cheveux, tous les matins, dans l’huile rance ; leurs doigts, épais et velus, se terminent par des griffes. Deux dents entre-croisées, pareilles aux défenses des rhinocéros, sortent de leur bouche baveuse et menaçante. Ils boivent le sang de leurs ennemis et ils mangent les petits enfants.

Vous ne me croiriez pas, si je vous disais, après cela, que ces diables d’hommes possèdent un gouvernement depuis trente siècles… C’est pourtant la stricte vérité, au dire de mon voyageur.

Ils n’ont malheureusement encore ni députés ni ministres, n’étant pas, comme nous, un peuple éclairé. En revanche, ils possèdent une sorte de roi, qu’ils appellent le Grand Mamamouchi. C’est comme qui dirait le czar de ce pays-là. Le Grand Mamamouchi est avisé par un corps de mamamouchinets, qui prend, quand il s’assemble, le nom de Caucus (ou Caucus-Content). C’est ce que les Ton-Kinois, peuple aussi vain que barbare, appellent avec fierté leur parlement.

Pour me faire voir jusqu’à quel point ces malheureux Ton-Kinois furent longtemps tyrannisés, voici donc ce que m’a rapporté mon voyageur.

Il y a déjà des siècles et des siècles, le Ton-Kin se glorifiait d’être une colonie de la Chine. Cela faisait plaisir aux Chinois, — ainsi qu’à nombre de Ton-Kinois encore plus chinois que les Chinois, — et ne faisait de mal à personne. Ainsi tout le monde était content…

Mais vint un jour où le roi de Chine, méditant une guerre contre le roi du Béloutchistan, voulut obliger tous les Ton-Kinois, sous prétexte qu’ils se disaient ses humbles sujets, à lui fournir, pour ses expéditions, 300,000 hommes de troupe, plus des impôts considérables en riz et en thé.

Vous ai-je dis que les Ton-Kinois étaient dans une extrême pauvreté ?… Ils avaient en ce temps-là mille obligations envers leurs voisins les Annamites et leurs voisins les Siamois. Partout, de grands travaux d’intérêt public étaient en souffrance, fautes de ressources. C’est à peine si ces malheureux avaient de quoi manger, leurs villes débordaient d’indigents et de crève-la-faim ; un prophète, enfin, de l’entourage du roi, leur avait prédit pour l’année suivante une grande disette.

Tous les Ton-Kinois, d’un bout à l’autre du royaume, n’avaient donc qu’une envie : c’était de répondre au roi de Chine qu’ils n’avaient pas trop pour eux-mêmes de leur riz et de leur thé, et que, s’il voulait des soldats, il eût à s’en planter.

Mais le czar ton-kinois ne l’entendait pas de cette oreille, et c’est ici que l’histoire devient véritablement incroyable pour des hommes civilisés.

Le Ton-Kin étant un pays barbare, on y lit naturellement beaucoup de journaux. Le Grand Mamamouchi vit les rédacteurs de ces journaux, les combla de dons et d’honneurs, et finalement leur donna sa bénédiction, après leur avoir démontré, dans la mesure qu’il le pouvait, la nécessité de se porter au secours du roi de Chine. Alors commença une campagne de presse qui fit grand bruit, à cette époque, dans toute l’Asie, et dont on parlait encore au temps de Confucius. Cela eut pour effet de rallier aux idées nouvelles presque le tiers de la nation.

Là-dessus, le roi convoqua son parlement pour lui faire approuver son projet. C’est en cette occasion que le Grand Mamamouchi du Ton-Kin prononça ces paroles célèbres, qu’un vieux manuscrit chinois[2] nous a heureusement conservées (nous citons naturellement dans le texte) :

Cet acte pourvoit aussi que lorsque le Grand Mamamouchi-en-Conseil le croit nécessaire en cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, le service naval peut être requis pour prendre les armes. Le Grand Mamamouchi attire l’attention du « Caucus » sur ceci, que si la marine est sous la surveillance du gouvernement ton-kinois, surtout sous celle du ministère de la marine, le Grand Mamamouchi-en-conseil peut au cas d’urgence placer à la disposition de Sa Majesté le roi de Chine tout ou partie de la marine ton-kinoise pour service dans la marine royale et disposer de cette sorte de tous les navires de guerre et de tous les officiers et de tous les hommes en service sur ces navires…

… Car si la Chine, dont nous sommes sujets, est en guerre avec une nation quelconque, le Ton-Kin peut être envahi, et il est en guerre.

Chose stupéfiante, ces paroles ne provoquèrent aucune protestation. Le Grand Mamamouchi fut, après ce discours, plus acclamé que jamais ; chacun l’entoura pour le féliciter ; les mamamouchinets, selon la coutume du pays, réclamaient à l’envie l’honneur de lui épiler le nez avec de menus bâtonnets ; les journaux s’écrièrent qu’ils n’avaient jamais rien entendu de si sage et de si profond, et on lui fit des éloges en vers et en prose, ainsi que des chansons que les petites Ton-Kinoises chantaient encore il y a seulement trois cents ans.

Mais il faut dire que, depuis ce temps-là, le Ton-Kin s’est un peu civilisé, et que de pareils abus ne seraient plus possibles aujourd’hui.

Tout de même, il convenait de rappeler ces faits pour montrer à quelles ténèbres de barbarie l’ignorance et le fanatisme peuvent conduire les peuples. Remercions donc le Ciel, mes amis, qui nous a fait vivre dans un siècle de lumière et dans un pays de liberté, et qui, au lieu de nous imposer un Grand Mamamouchi, a bien voulu nous donner un homme d’État comme sir Wilfrid Laurier.

  1. Paru dans le Devoir du 14 janvier 1910, et faisant partie d’une série de billets du soir.
  2. Le « Kah-Nah-Dhah », conservé à la Bibliothèque Impériale de Pékin.