Mon encrier, Tome 1/Race de voleurs

Madame Jules Fournier (1p. 124-130).

RACE DE VOLEURS[1]

Les Canadiens français, la chose est notoire, sont gens à s’entendre sur bien peu de sujets (ce n’est d’ailleurs pas un reproche que je leur fais). Qu’il s’agisse d’instruction publique ou de colonisation, de défense nationale ou de tarifs douaniers, les débats entre eux ne sont jamais finis. Que n’ont-ils discuté, que ne discutent-ils encore, depuis la bravoure du docteur Mignault jusqu’à la question de savoir si 2 et 2 font 4 ? Il n’est qu’un point, à ma connaissance, sur lequel ils aient, depuis quelque temps déjà, fait l’unanimité, — c’est la corruption presque universelle de leurs gouvernants et l’effroyable abaissement de leur vie publique.

Là-dessus par exemple, on peut le dire, l’accord est complet. Petit épicier du Faubourg Québec ou gros avocat de la Rue Saint-Jacques, membre de la Chambre de Commerce ou pied-noir du Nord, n’ont là-dessus qu’une voix. Tous, au moins dans l’intimité, sont unanimes à reconnaître, voire à proclamer, que le bon peuple se fait tous les jours voler par tous ses mandataires à peu d’exceptions près ; que le péculat, le boodlage, le graft, sont de pratique courante non-seulement dans nos parlements et nos conseils municipaux, mais encore jusque dans nos commissions scolaires et nos conseils de fabriques ; bref, que la morale publique chez nous n’est plus qu’un cadavre.

Sans compter les rédacteurs de l’Action, il s’est trouvé plus d’un publiciste pour mettre à jour cette plaie. Le directeur du Devoir notamment, en je ne sais plus combien d’articles, et avec un luxe de preuves dont on ne saurait exagérer la force, se chargeait l’an dernier de nous la faire voir dans ce qu’elle a de hideux et d’alarmant à la fois. Seulement, et c’est ici que nous nous séparerons de lui… seulement, nous l’ayant fait voir, M. Bourassa nous posait gravement cette question selon moi un peu naïve : Comment se peut-il que des hommes aussi honnêtes dans la vie privée, que le sont les Canadiens français, soient aussi corrompus dans la vie publique ?

Point en effet n’est besoin, pour expliquer la malhonnêteté de nos députés ou échevins, commissaires d’écoles ou syndics de paroisses, de leur supposer la conception d’une « double morale ». Nos gens ne sont pas si compliqués, et c’est chercher midi à quatorze heures que de leur prêter de ces subtiles distinctions. S’ils se conduisent comme des fripons dans la vie publique, c’est tout simplement qu’ils se conduisent comme des fripons dans la vie privée, et voilà tout.

Que M. Bourassa, un seul instant, ait pu s’y tromper, c’est ce qui dépasse l’imagination. N’a-t-il point assez vécu pour connaître ses compatriotes ? Ne les a-t-il jamais observés ? Ignore-t-il ce que sont et ce que font journellement la grande majorité des nôtres, dans le commerce, dans la finance, voire dans les professions libérales — surtout dans les professions libérales ? Ne sait-il pas enfin qu’aux yeux de quiconque a pu les voir à l’œuvre dans leurs affaires privées leur conduite publique, loin d’étonner, paraît tout ce qu’il y a de plus naturel au monde ?

Il n’est pourtant que d’ouvrir les yeux pour s’en rendre compte. Depuis l’honnête habitant qui vous vend le gros prix un sac de pommes de terre additionnées de cailloux jusqu’au notaire de confiance qui se fait avec votre argent, prêté à 5 p. c., une commission de 3, — depuis le respectable épicier qui vous triche sur la pesée jusqu’au consciencieux architecte qui s’est entendu avec votre entrepreneur en bâtiments pour vous faire accepter des matériaux bons à rien, — depuis le courtier considéré qui vous vend à 500 piastres, sur de fausses représentations, des lots qui en valent bien 25, jusqu’à l’honorable avocat qui s’enrichit sur le dos de son client à coups de procédures inutiles, dans quel état, dans quel métier, dans quelle profession, je vous prie, ne trouvez-vous pas le Vol florissant et prospère, à tous les degrés de l’échelle ?

— Chez les médecins, direz-vous ? Puisque leur carrière est un véritable « sacerdoce », comme ils disent, sans doute auront-ils gardé plus que les autres, avec le sentiment de leur dignité, quelque conscience professionnelle et quelque honneur.

C’est ce que vous croyez, et sans doute n’avez-vous pas tort de le croire. Malgré tant d’autres désillusions sur tant d’autres hommes, je le croyais moi-même il n’y a pas longtemps encore. Si je ne crois plus, ce n’est en aucune sorte pour m’être fié aux racontars de la rue, c’est pour avoir eu du contraire les preuves dix fois, vingt fois répétées.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus à Montréal, par exemple, de médecins consciencieux ? Non certes, il en est encore, et j’en connais. La vérité est pourtant qu’une très forte proportion d’entre eux (probablement plus du tiers) ne sont aujourd’hui que de vulgaires commerçants, et, qui pis est, des commerçants malhonnêtes, uniquement appliqués à voler leurs clients.

Ce commerce qu’ils font, vous l’avez peut-être entendu dire déjà, c’est proprement celui des « contre-spécialités ». On appelle entre autres choses « contre-spécialités », en langage d’apothicaire, tous ces médicaments de qualité plus ou moins inférieure, que fabriquent à pleins barils, en notre ville même, certaines personnes avisées, pour les revendre ensuite comme produits français, à des prix exorbitants. Voici, par exemple, le Récalcificateur Lumina, C’est un quelconque mélange qui doit bien coûter au fabricant 15 sous la bouteille, et qui pourrait, comme produit canadien, se détailler raisonnablement à 50 ou 60 sous. Comme produit français il se vendra $ 1.75. Une simple étiquette, imitant plus ou moins bien la typographie française, aura suffi à lui donner ce supplément de valeur.

À supposer que, donné pour ce qu’il est, le médicament en question (soyons généreux !) pût se vendre 75 cents, c’est donc une piastre tout juste que l’acheteur paiera, non pas pour le médicament, non pas même pour le flacon, mais seulement pour l’étiquette. Que pensez-vous maintenant du médecin qui, lui-même intéressé dans la vente d’un pareil produit, n’hésite pas à le prescrire à ses clients ?

Or, les produits du genre de ce Récalcificateur, ce n’est plus par douzaines, à Montréal, qu’on les compte, ce n’est même plus par vingtaines… Il y en a bien à tout le moins cent cinquante à deux cents, chacun portant son étiquette faussement française, chacun patronné, favorisé, prescrit à tout propos par nombre de médecins. Cent cinquante à deux cents : peut-être pourrez-vous, par ce chiffre, vous faire quelque idée de la colossale exploitation pratiquée à cœur d’année, par nos bons docteurs, sur leurs trop naïfs clients.

— Et qui sont-ils, demanderez-vous, ces abominables morticoles ? Tous des hommes de second ordre, au moins, j’espère…

C’est ce qui vous trompe, mon cher lecteur. S’il en est parmi eux de relativement obscurs, il en est par contre de très connus, et des plus huppés. Oui, monsieur, des plus huppés. Jusques et y compris, s’il vous plaît, des professeurs de Laval. C’est comme je vous le dis.

  Que conclure de tout cela, si ce n’est pour en revenir à ce que je disais en commençant, que l’immoralité du Canadien français dans la vie publique s’explique beaucoup plus simplement qu’il n’apparaît à M. Bourassa, puisqu’elle n’est en somme que le prolongement de son immoralité dans la vie privée ?

En d’autres termes, pourquoi voudrait-on que cet habitant de Laval ou de Jacques-Cartier de qui vous ne pouvez rien acheter sans vous faire voler fût, disons, plus scrupuleux au conseil municipal que dans son commerce ?

Pourquoi voudrait-on que cet avocat, ce notaire, cet architecte, notoirement voleurs dans leurs professions, se refissent subitement une probité en pénétrant à l’hôtel de ville ou dans les parlements ?

Pourquoi enfin voudrait-on que ce médecin-escroc, qui ne rougit pas de spéculer sur la confiance de ses clients pour leur coller sous des noms français, à des prix de fantaisie, des remèdes fabriqués rue Wolfe… pourquoi voudrait-on que ce médecin montrât dans les fonctions publiques plus de conscience et d’honneur que dans l’exercice de sa profession ?

Mandataires du peuple, les uns et les autres continueront tout simplement de suivre, sur un autre terrain, leur pente naturelle. Aussi est-ce bien à tort, selon moi, que le directeur du Devoir s’est jamais avisé de relever chez eux de prétendues contradictions. Un honnête homme, souvent, peut montrer dans son caractère des contradictions. Au contraire, rien de plus logique, de plus cohérent, rien de plus harmonieux que le caractère d’un coquin.

Voleurs dans les affaires privées, la plupart de nos hommes publics, jusqu’ici, ont simplement continué de l’être dans les affaires publiques, sans le moindre effort et comme d’instinct. C’est ce qui nous rend leurs vies si aisément intelligibles, et qui en fait la profonde unité.




  1. Action, 27 février 1915.