Mon encrier, Tome 1/La faillite (?) du Nationalisme

Madame Jules Fournier (1p. 131-198).

LA FAILLITE (?) DU NATIONALISME[1]


C’est une question de savoir si notre pays a connu, en ce dernier demi-siècle, plus de deux ou trois hommes qui aient eu en politique des vues en général aussi justes, une aussi claire intelligence des problèmes essentiels de leur temps. Depuis vingt ans bientôt, avec un bonheur presque toujours égal, sa pensée s’attaque tour à tour aux sujets les plus divers. De tous : impérialisme ou immigration, conflits scolaires ou administration du domaine public, bien peu qui aient échappé à la rigueur de son analyse. Bien peu dont il n’ait aperçu clairement tout le fond, sur lesquels il n’ait porté le jugement même du bon sens et de la raison. Des centaines de pages du Hansard, des centaines de colonnes du Devoir, une vingtaine de livres ou brochures, en portent le témoignage : nul dans notre vie publique, en un espace de temps relativement aussi court, n’avait encore fourni plus forte somme d’idées.

D’autre part, on fouillerait, je crois, en vain toute notre histoire politique avant d’y trouver exemple, à aucune époque, d’une telle intelligence servie par de tels moyens, — je veux dire un savoir aussi riche et une parole aussi éloquente. On y chercherait de même en vain le nom d’un apôtre, laïque ou religieux, qui se soit jamais dépensé avec plus de prodigalité pour la diffusion de son évangile, ni qui ait jamais gardé avec les foules un contact plus étroit et plus constant. L’évangélisation des foules ! Voilà quinze ans et plus, en effet, que M. Bourassa n’a pas d’autre objet, d’autre pensée, d’autre souci. Voilà quinze ans et plus que par le discours, la conférence, l’article de journal, la brochure et le livre, il travaille à faire descendre ses idées dans le peuple. — Combien d’autres, qui ne le valent pas, qui sont à cent lieues de le valoir, ont réussi à moins de frais semblable entreprise !

Et cependant, M. Bourassa, lui, ne voit guère dans l’ensemble avancer la sienne. — Il aura eu jusqu’ici cet honneur, il est vrai, et qui n’est pas médiocre, d’attirer à lui toute une élite, de susciter autour de son nom, dans la partie pensante du public, de nombreuses et ferventes admirations. Je ne parle point de ces bons jeunes gens, encore tout frais sortis de l’école, qui forment, je crois bien, le gros de ses fidèles et auprès de qui il commande aujourd’hui plus que l’ordinaire autorité d’un journaliste ou d’un chef politique, — celle vraiment plutôt d’un prophète ou d’un fondateur de secte. Nous savons trop, par l’exemple de leurs aînés, ce qu’il faut penser de tels enthousiasmes, et le peu qu’il en reste chez la plupart la trentaine venue, souvent même bien avant. Je ne parle pas davantage des mécontents de l’un ou l’autre parti politique, plus communs qu’on ne pense parmi les suivants de M. Bourassa, qui voient surtout, dans le culte qu’ils affichent pour le maître, un commode moyen de masquer leurs griefs et de colorer leurs rancunes. En dehors et au-dessus de ces deux catégories de disciples, comme au-dessus d’une foule, encore assez considérable, d’ignorants qui l’approuvent comme d’autres ignorants le condamnent, c’est-à-dire sans savoir pourquoi, il n’en existe pas moins chez nous, à l’heure qu’il est, tout un groupe d’esprits sérieux que préoccupe sa pensée et dont il a su dès longtemps gagner l’audience. Avocats ou médecins soucieux de s’instruire parfois en d’autres écrits que le code ou le formulaire, hommes d’affaires capables de se passionner pour d’autres calculs que celui du tant pour cent, ecclésiastiques surtout et hommes d’étude, tous également attentifs à son enseignement, tous d’accord à louer son talent lors même que ses vues leur paraissent appeler le plus de réserves, nul publiciste, à coup sûr, nul prédicant d’idées en ce pays ne pourrait réunir et garder autour de sa chaire, public plus intelligent, mieux éclairé et, en même temps, plus sympathique. Seul parmi nous, je crois, Jules-Paul Tardivel avait, de nos jours, exercé une action de cette nature. Encore y a-t-il que cette action, si elle ne fut pas moins profonde, fut beaucoup moins étendue que celle M. Bourassa… — Que le chef nationaliste ait pu ainsi conquérir, à défaut de la foule, un fort élément de la classe instruite ; qu’il ait fini par s’imposer à quelques milliers d’estimables esprits et se les attacher solidement, c’est là, certes, un résultat qui n’est pas à dédaigner et dont bien peu d’hommes, je dis parmi les plus distingués, auraient lieu de n’être point satisfaits. Je le demande cependant, est-ce bien là un résultat dont M. Bourassa, lui, se puisse contenter ? Entre ce résultat et, d’autre part, son nom, sa personnalité, les dons puissants et presque uniques qui sont les siens, n’aperçoit-il pas clairement toute la disproportion ? Et nous enfin, nous tous qui avions compté sur M. Bourassa comme sur le chef et le sauveur prochain de la race, n’étions-nous pas en droit, vraiment, d’attendre de lui autre chose, et plus, que le rôle restreint où il semble définitivement emprisonné ?

Il faut bien en effet le constater : si M. Bourassa aujourd’hui peut en toute confiance revendiquer le suffrage d’une honorable élite, ses idées en revanche ne sont pas plus en faveur, auprès de l’immense majorité du peuple, qu’elles ne l’étaient il y a des années ; elles le sont même un peu moins s’il se peut, on en verra les raisons tout à l’heure. — En douterait-on ? Qu’on nous montre seulement, hors du cercle étroit que je viens d’indiquer, la trace chez nous de son influence : malgré tant d’efforts et de talent prodigués, il continue de se heurter toujours à la même hostilité de la part des uns, à la même indifférence de la part des autres, de la part de tous à la même incompréhension désespérante. Rien, rien n’aura pu désarmer cette hostilité, fouetter cette indifférence, dissiper cette incompréhension. La guerre elle-même n’y aura point suffi, cette guerre qui soulève aujourd’hui, d’un bout à l’autre du Canada français, un si violent courant d’indignation contre l’impérialisme britannique. Henri Bourassa a beau avoir été depuis 1899 le champion par excellence du nationalisme canadien, il a beau avoir dénoncé, dès la guerre africaine, la future conquête impérialiste, et décrit presque point par point, quinze ans à l’avance, les phases et l’issue de cette sinistre entreprise : le Canadien français veut bien maudire l’impérialisme, mais pour rien au monde il ne voudrait reconnaître à Henri Bourassa le mérite de l’avoir combattu.

Vous auriez tort d’objecter que bien avant aujourd’hui et même bien avant la guerre, c’est à savoir aux élections de 1911, le peuple de cette province, en forte partie, s’était rallié à ses idées. Ce qui surtout a triomphé dans le Québec, aux élections de 1911, si triste que la chose soit à dire, ce ne sont point les idées nationalistes : ce sont tout bonnement les deux forces coalisées de l’argent tory et du whisky canadien.[2]

Vous seriez encore moins fondé, s’il se peut, à vouloir juger de l’influence présente de M. Bourassa par la quantité d’auditeurs qui se pressent à la moindre de ses réunions et les applaudissements qu’il y recueille. Hélas ! on sait ce qu’il en faut penser, de ces applaudissements. « Ils parlent en allemand, disait Napoléon des Alsaciens de son temps, mais il se battent en français. » De même pourrait-on dire, de tant de braves gens qui au cours d’une soirée enfiévrée se seront donnés pour une heure au grand tribun, séduits par sa parole magique : Ils applaudissent en nationalistes, mais ils votent en rouges — ou en bleus.

Non vraiment, M. Bourassa, tout compte fait, n’aura pas eu de chance dans son apostolat. Malgré tout son zèle et toute son éloquence resté jusqu’ici incompris de la foule, profondément incompris et méconnu, il en est encore à attendre, après vingt années de la vie publique la plus laborieuse, la plus fertile en efforts, la plus riche d’idées, la réalisation d’une seule de ses conceptions essentielles, soit dans la sphère provinciale, soit dans la fédérale.

D’où vient cela ? Comment tant d’intelligence de savoir, de travail ardu, sont-ils venus aboutir à pareille succession d’échecs ? Et comment expliquer, enfin, le contraste d’un tel talent et d’une telle destinée ?

On en pourrait, je crois, donner au moins trois raisons.

D’abord, cet impérieux besoin d’étaler son érudition, qui l’a conduit dès longtemps à sacrifier, au profit d’arguments savants sans doute, mais bien plus encore fantaisistes, les raisons toutes simples, les solides et admirables raisons sur lesquelles il avait d’abord fondé sa doctrine. Pour obéir à ce besoin, pour pouvoir se donner la vaine satisfaction d’éblouir son public, il a fait plus en effet que de compliquer comme à plaisir les questions les plus simples de considérations, d’ailleurs généralement fausses, sur la politique européenne et sur l’histoire, sur le droit constitutionnel et sur la diplomatie, il a encore voulu faire dépendre de ces considérations tout l’intérêt et toute la vérité de l’idée nationaliste. D’un monument, en d’autres termes, bâti sur le roc même du bon sens et de la raison, il a voulu faire un édifice qui ne reposât désormais que sur les pointes d’aiguilles de sa nouvelle dialectique, aussi mauvaise que prétentieuse. Serai-je taxé d’exagération si je dis que par là M. Bourassa, à lui seul, a fait plus de tort à sa cause que tous les adversaires du nationalisme ensemble ?

Ensuite, frappante contre-partie de son assurance sur le terrain des idées, son embarras constant sur le terrain des faits, son inaptitude foncière à l’action. Rien de plus significatif peut-être, à cet égard, que sa tentative de réforme dans le domaine provincial. On se rappelle cet épisode de sa carrière et comment, entré au parlement de Québec, en 1908, pour y faire « l’œuvre de sa vie », il devait en sortir, quelques années plus tard, sans avoir vu se réaliser un seul article de son programme, las, découragé, jetant le manche après la cognée… — Aura-t-il au moins été plus heureux dans la lutte acharnée et de tous les instants que, depuis son retour à la politique fédérale, il n’a cessé de livrer à son vieil adversaire, l’impérialisme ? Hélas ! non-seulement l’impérialisme a triomphé, mais encore il a eu, dans le triomphe, cette satisfaction, à coup sûr inespérée, de voir pencher de son côté, sur un point au moins et non des moindres, jusqu’à l’inflexible M. Bourassa lui-même. Ce fut lorsque le chef nationaliste, cédant, dès les premières semaines de la guerre, à l’affolement général, se crut tenu d’approuver, lui aussi, l’envoi de troupes canadiennes en Europe. N’était-ce donc qu’à cela — pour nous en tenir à ces deux cas — que devaient aboutir tant de beaux discours et d’éloquentes professions de foi ? Aucun homme public, il est certain, après avoir tant parlé, n’avait encore montré moins de décision l’heure venue d’agir, ni pareillement reculé, comme pris de panique, devant les conséquences de ses principes. Aucun, avec plus de logique dans la pensée, n’avait eu moins de constance dans la conduite ; aucun n’avait encore à ce degré donné l’impression « de ne point savoir ce qu’il voulait ».

Enfin, son inexpérience et son dédain des hommes, lesquels ont fini par faire de lui, dans notre vie publique, une manière de stylite, abritant à l’ombre de sa colonne un, deux… peut-être trois disciples dignes d’être comptés, c’est-à-dire aptes à répandre dans la foule son enseignement. Exemple unique, je crois bien, d’un maître d’idées réduit à pareil isolement. Et qu’on ne vienne pas, avec le Devoir, tenter de nous expliquer cette anomalie par la prétendue raison que M. Bourassa, ne disposant « ni de places, ni de faveurs », ne saurait inspirer le même dévouement qu’un chef politique ordinaire. Notre race, quelque place qu’y tiennent les âmes cupides ou bassement ambitieuses, n’est pas encore tellement appauvrie de natures généreuses qu’elle ne soit prête à fournir en tout temps, au juste chef d’une juste cause, un état-major digne de lui. — Cet état-major, il n’en eût tenu qu’à M. Bourassa de se le donner. Déjà, dès la campagne nationaliste de 1907, il en avait sous la main le noyau parfaitement formé. À ces soldats de la première heure vinrent s’adjoindre, pour la lutte de 1911, toute une pléïade de batailleurs enthousiastes. De tous, combien en rencontre-t-on aujourd’hui dans les conseils de guerre de la rue Saint-Vincent ? — Les uns, sans rien renier de leur foi dans les idées du maître ni de leur admiration pour son talent, se sont tout doucement éloignés de lui ; et qui doit porter la responsabilité de leur défection, si ce n’est le chef qui n’a pas su les garder ? Les autres, l’heure venue de lui témoigner leur fidélité par des actes, l’ont nettement répudié. Les autres, je veux dire la grosse majorité de ces fameux « vingt-huit » élus à la députation, en 1911, avec son concours et sous son patronage. — Pourquoi ceux-ci l’ont-ils répudié, et reprocherons-nous aussi à M. Bourassa de n’avoir su les en empêcher ? Une distinction s’impose ici. Il n’est pas douteux, en effet, que sur un certain nombre d’entre eux tous ses moyens de persuasion se fussent exercés en pure perte ; sycophantes sans pudeur, forcenés arrivistes déterminés d’avance à toutes les apostasies, c’est bien en vain qu’il les eût suppliés de tenir leurs promesses, de respecter leurs serments… Mais les autres ? Tous ces pauvres diables, la plupart de peu de savoir, de peu de clairvoyance, surtout de peu de volonté, qui cédèrent, non point par vilenie, mais par faiblesse surtout et, faute d’encadrement, à la pression du milieu plus encore qu’à leur intérêt propre ? Peut-on dire qu’envers ceux-là M. Bourassa a fait tout son devoir — son devoir de chef, — et qu’en descendant de sa colonne pour les aller soutenir et réconforter aux moments décisifs, aux moments difficiles, il n’eût point pu garder aux idées nationalistes quelques bons serviteurs de plus ? Mais probablement jugea-t-il qu’ils ne valaient point la peine d’un tel effort. Deux choses, en effet, par-dessus tout, auront toujours manqué au chef nationaliste dans son action politique : un peu d’indulgence humaine et d’humaine sympathie. Il lui aura manqué de connaître les hommes, et de les aimer. C’est une troisième cause de ses échecs répétés, et qui n’est pas, je crois, la moindre.

I
Quand celui à qui l’on parle ne comprend plus et que celui qui parle ne se comprend plus…

De toute la carrière publique de M. Bourassa jusqu’à date, de toute son œuvre, écrite ou parlée, depuis dix-sept ans, une idée, entre toutes, se dégage avec particulièrement de suite et de relief. C’est celle que, dès 1899, il affirmait de toute son énergie lorsque, de son siège de député, il dénonçait si courageusement l’envoi de troupes canadiennes au Transvaal. C’est celle qui aux élections de 1911 devait le jeter corps et âme dans la mêlée pour y combattre la politique navale de M. Laurier. C’est celle, enfin, qui depuis deux ans lui a dicté tant et tant de pages indignées sur notre intervention dans la guerre européenne. Pour tout dire d’un mot, l’idée nationaliste en matière militaire, l’affirmation que le Canada, n’ayant d’autre obligation légale ou morale que sa défense propre, se doit rigoureusement tenir à l’écart des guerres extérieures de la métropole.

Au soutien de cette idée, si juste et si simple à la fois, dix bons arguments se pouvaient sans peine invoquer, — dix bons arguments de sens commun accessibles à tous les esprits et défiant toute contradiction. Ce sera l’honneur de M. Bourassa d’avoir été, de tous nos hommes publics, le premier à les formuler et à les faire valoir. Avec quelle force de logique et quel talent il sut les formuler, avec quel zèle et quelle persévérance il s’appliqua à les faire valoir, il est à peine besoin de le rappeler. Quels étaient ces arguments eux-mêmes, on ne l’ignore pas davantage : nul doute, jamais avocat n’avait encore appuyé sa cause de preuves plus sûres, plus claires, plus convaincantes.

Jamais avocat non plus, il faut bien d’autre part le reconnaître, n’en avait encore présenté, parallèlement, de plus douteuses, de plus embrouillées, de plus suspectes. Aucun ne s’était encore montré, dans un même débat, à la fois si fort et si faible, d’une raison si rigoureuse et d’une inconséquence si désordonnée. Aucun n’avait apporté pareille constance à défaire au fur et à mesure son propre ouvrage, à détruire les uns par les autres ses raisonnements, à ruiner, en les voulant fortifier ou simplement embellir, ses plus solides constructions, ses démonstrations les mieux assises.

Nous nous trouvons ici en présence d’un de ces contrastes comme il y en a tant dans l’œuvre et dans la personnalité de M. Bourassa, et qui rendent si difficile, de prime abord, l’intelligence de l’une et de l’autre : cet homme qui s’est tant dépensé pour l’idée nationaliste, qui en a été à la fois le père, l’apôtre et quasi le martyr, qui lui a donné sans compter le meilleur de sa vie et le plus précieux de son effort, cet homme se trouve être celui de tous, en définitive, qui lui aura porté les coups les plus sensibles.

Le plus dangereux adversaire, en effet, qu’ait encore trouvé cette idée, celui qui a fait plus que tout autre contre les principes chers à M. Bourassa, ce n’est ni le Canada ni la Presse, — ni M. Lafortune, député de Montcalm, ni M. Gauthier, député de Saint-Hyacinthe. Ce n’est pas davantage M. Rainville, — M. Sévigny, — M. Blondin. Ce n’est pas M. Rodolphe Lemieux, ce n’est pas même M. Laurier. C’est M. Bourassa lui-même. — Que l’on veuille bien plutôt nous citer, de M. Laurier, de M. Lemieux ou des autres, un seul discours, un seul argument qui ait jamais pu entamer, fût-ce d’un cheveu, la thèse du nationalisme telle qu’il l’avait d’abord posée. Contre cette thèse, véritable forteresse de logique et de bon sens, c’est en vain qu’eût porté leur effort, c’est en vain qu’ils se fussent acharnés, si le chef de la place, tout le premier, n’eût pris soin d’en affaiblir les défenses et d’en ébranler les murs. Ce que n’avaient pu ces hommes tous ensemble, M. Bourassa, pour peu qu’il continue, l’aura à lui seul complètement réalisé : à force de fantaisie, d’inconsistance et de contradiction, il aura complètement démoli sa doctrine, il l’aura complètement jetée bas, au plus vif gaudissement des politiciens de toute couleur. — Laissez Bourassa défaire son œuvre !

On sait combien solide elle était, cette œuvre, au sortir des mains de l’ouvrier. Dès lors achevée dans toutes ses parties et complète par elle-même, nul besoin n’était, pour la garder debout, de la reprendre ni d’y ajouter. Il n’y avait à faire que de la laisser telle quelle et de n’y plus toucher. Hélas ! M. Bourassa n’aura su résister à la tentation d’y toucher quand même.

Ayant déjà, en d’autres termes, prouvé son point de la façon la plus forte, la plus péremptoire, — l’ayant prouvé à l’évidence même, — il ne s’est pas tenu pour content, il a voulu le prouver davantage encore. Ayant déjà invoqué à l’appui de sa cause toutes les raisons sérieuses, probantes et claires qui se pouvaient trouver, il a voulu, à toute force, trouver d’autres raisons encore.

Il en a trouvé, effectivement, — mais qui n’étaient ni probantes, ni claires, ni même sérieuses. De là tous ces arguments nouveaux, chaque jour plus futiles et plus instables, par lesquels il s’obstine depuis si longtemps à vouloir remplacer, comme par autant d’appuis branlants et caducs, les soutiens solides de sa doctrine.

Arguments étranges, en vérité, s’il en fut jamais, et dont vainement on se demande ce qu’en peut bien espérer M. Bourassa.

Également savants et embrouillés, pour la plupart, — à ce point qu’on ne saurait dire s’ils sont plus embrouillés que savants ou plus savants qu’embrouillés, — ils ont d’abord ceci contre eux de décourager, la moitié du temps, l’entendement même le mieux disposé. Chose merveilleuse, cet homme à l’esprit souvent si clair, au raisonnement si direct et si alerte, il y a des jours, tant il abonde en considérations quintessenciées et fumeuses, où l’on croirait presque voir en lui, bien plutôt qu’un publiciste de notre époque et de notre pays, un casuiste espagnol du XVIIe siècle ou un philosophe allemand du XVIIIe ! Rappelez-vous plutôt, par exemple, tant de fameux commentaires sur l’histoire du droit constitutionnel, si pénibles, si entortillés, et dites-moi franchement, là, entre nous, ce que vous-même, mon cher lecteur, y avez bien pu démêler, ce qu’à plus forte raison le gros du public en aura pu saisir. — Premier défaut de cette détestable dialectique : par son étalage confus d’érudition, son abus des subtilités, son penchant enfin à vouloir démontrer généralement les vérités les plus simples par les preuves les plus compliquées, elle n’est que trop souvent inintelligible.

Un deuxième, et qu’on peut dire qui en est à peu près inséparable, c’est son penchant, encore plus marqué s’il se peut, au sophisme, à tous les genres de sophisme. J’ai beau chercher, en effet, parmi les raisonnements qu’il nous propose, je n’en trouve pas un qui ne tombe à faux et j’en trouve à peine qui ne tombent dans l’absurde. Un trait avant tout leur est commun à la plupart. C’est d’être contradictoires, et de toutes les façons : tantôt aux principes essentiels de la doctrine qu’ils sont censés soutenir, tantôt les uns aux autres, tantôt en eux-mêmes, — et bien souvent des trois façons en même temps.

De ce double défaut, les écrits de M. Bourassa, au cours des six années qui se sont écoulées depuis son entrée dans le journalisme actif, n’offrent pas moins de cent exemples divers. Essayons, pour voir, d’en repasser ensemble une demi-douzaine pris au hasard. Nous commencerons, si vous voulez bien, par le premier en date — premier mois, première année de l’hégire du Devoir.

Ce fut le 10 janvier 1910 que M. Bourassa, dans les circonstances que l’on se rappelle, lança le Devoir. Deux jours après, soit le 12 janvier, M. Laurier déposait devant les Chambres son malheureux projet de loi sur la défense navale, véritable défi aux principes nationalistes. La réponse de M. Bourassa ne devait point se faire attendre. Dès le 13, dans son journal, il déclare nettement la guerre au premier-ministre ; le 17, il commence de la lui faire et lui reproche avec énergie ce qu’il appelle « la plus complète reculade que le Canada ait faite depuis un demi-siècle » ; le 20, il prononce au Monument-National de Montréal, contre le projet ministériel, un écrasant réquisitoire dont le texte, — publié du 22 au 27, — ne couvrira pas moins de vingt colonnes du Devoir.

Arrêtons-nous ici un instant. J’ai dit que ce n’est point faute d’apercevoir les raisons solides de sa doctrine que M. Bourassa, trop souvent, en avance de hasardeuses ; nulle part, je crois, cela n’apparaît plus manifestement que dans ce discours à juste titre fameux, où rien ne se trouve qui ne soit intelligible à tous et proprement inattaquable, modèle même de logique ferme, rigoureuse et claire. Arrêtons-nous un instant ici, et, avant d’avoir à considérer M. Bourassa dans son autre manière, tâchons de le voir tout d’abord dans sa meilleure. Nous n’en mesurerons ensuite que mieux la différence de l’une à l’autre, et le tort qu’il se fait chaque fois qu’il lui arrive d’abandonner celle-ci pour celle-là.

Sur quels arguments donc, le 20 janvier 1910 (je précise la date parce que, moins d’un mois plus tard, il devait en présenter, malheureusement, d’une bien moindre qualité), sur quels arguments (de quelle force ? de quelle plausibilité ?) le chef nationaliste fondait-il, à ce moment-là, son opposition à l’entreprise prônée par M. Laurier ? Il suffira pour le montrer d’en rappeler brièvement quelques-uns, — les principaux.

Premier point, ce projet d’une marine de guerre, s’il se réalise, nous chargera, au point de vue financier, d’un fardeau écrasant. — Il est bien vrai que le premier-ministre ne prévoit encore, pour les premiers vaisseaux, qu’une dépense de 11 ou 15 millions (selon qu’ils seront construits en Angleterre ou au Canada) ; mais il ne faut point perdre de vue que ce n’est là qu’un commencement…

Et rappelez-vous que sir Wilfrid Laurier, grand homme d’État, en prend volontiers à son aise avec les chiffres. En 1903, je l’ai entendu de mes oreilles — et je l’ai cru — dire que le chemin de fer transcontinental ne coûterait au pays que 43 millions ; et on avoue déjà qu’il va coûter 160 millions, et tout le monde admet qu’il coûtera plus de 200 millions.

En deuxième lieu, si l’on souhaite si vivement cette marine, ce n’est point du tout en vue de la défense du Canada, mais bien seulement pour en faire cadeau à l’Angleterre. — Que la loi réclamée par M. Laurier autoriserait le gouvernement canadien, en cas de guerre dans n’importe quelle partie du monde, à mettre la flotte canadienne au service de l’Angleterre, nous en avons l’aveu même du premier-ministre (« Quand l’Angleterre est en guerre, le Canada est en guerre… »). Mais il y a plus. Il y a que cette flotte, conçue d’après les données de l’Amirauté britannique, serait, non pas une flotte de défense locale, comme on nous l’affirme, mais bien une flotte d’attaque, essentiellement propre aux opérations lointaines. En voulez-vous la preuve ? Vous la trouverez dans le double témoignage du ministre anglais de la marine, M. McKenna (voir le Rapport de la conférence coloniale tenue à Londres en juin 1909) — et de M. Laurier lui-même.

Ce que M. McKenna a demandé au Canada et à l’Australie (ainsi qu’il vient d’être démontré par les propres paroles du ministre), ce ne sont pas des flottes côtières, composées de vaisseaux de défense, mais, au contraire, des flottes rapides, prêtes à voler sur les mers au premier coup de télégraphe envoyé d’Angleterre ; et c’est ce que le gouvernement canadien lui accorde.

M. Laurier l’a reconnu implicitement, ou plutôt il a confirmé les paroles de M. McKenna lorsqu’on expliquant le projet de loi il a déclaré que l’on avait adopté le modèle des croiseurs Bristol, vaisseaux de 25 nœuds à l’heure, et que l’on avait choisi les six contre-torpilleurs, ou destroyers, d’après un nouveau modèle particulièrement propre à la navigation en haute mer — « on account of their sea-keeping qualities ».

Il y a plus encore. C’est que l’Angleterre, dès le mois de juin précédent (1909), tenait des ministres canadiens l’assurance qu’en temps de guerre la flotte canadienne passerait immédiatement sous la direction de l’Amirauté.

Quant à l’usage que le gouvernement britannique entend faire de cette flotte, je ne vous lirai que deux lignes, les deux dernières lignes du rapport de M. McKenna. Le parlement n’avait pas été consulté, la presse ministérielle nous clamait partout, sur tous les tons, que M. Borden (sir Frederick Borden) et M. Brodeur, à Londres, sauraient bien défendre nos droits ; et, au même moment, le ministre de la marine pouvait écrire sous sa signature :

« Il a été reconnu par les gouvernements coloniaux qu’en temps de guerre les forces navales locales devraient être sous la direction générale de l’Amirauté. »

Sans doute en temps de paix le Canada garde la direction de sa flotte ; mais, je vous le demande, une marine de guerre est-elle faite pour la paix ou pour la guerre ?

En troisième lieu, ce secours que l’Angleterre nous demande, le lui devons-nous ? Jamais de la vie ! 1o Il est infiniment douteux qu’elle en ait besoin. 2o En eût-elle besoin, fût-il avéré que sa suprématie maritime est aujourd’hui menacée par l’Allemagne, qu’elle ne saurait nous tenir responsables d’une situation dont elle fut le seul artisan et qui n’est que l’aboutissement logique de toute sa politique extérieure depuis un siècle. 3o « Il n’y a pas une autorité en Angleterre qui oserait déclarer que le budget de la marine pourrait être réduit d’un sou, si le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient séparés de l’Empire. » Loin d’être un fardeau pour l’Angleterre, nous avons déjà fait pour elle « plus que nous ne sommes tenus de faire ». 4o Il est faux de dire que l’Angleterre « nous protège ». Contre le seul pays peut-être dont nous pourrions redouter l’agression, les États-Unis, elle serait totalement impuissante à nous défendre. 5o Il est non moins faux de dire que nous avons besoin de sa protection. Contre tout autre pays que les États-Unis, la doctrine Monroë est encore « notre meilleure défense ». 6o Les banquiers anglais ont placé leurs capitaux au Canada quand ça faisait leur affaire, tout comme ils les ont placés au Mexique et en Allemagne, en Argentine et aux États-Unis, « suivant l’état du marché, la sécurité qu’ils y trouvaient et le taux d’intérêt qu’on leur payait ». Si nous allions parler à Londres de la reconnaissance que nous leur devons à cause de cela, « nous ferions joliment rire de nous » !

Ainsi raisonne M. Bourassa quand il sait n’écouter que sa meilleure inspiration, ainsi raisonnait-il ce soir du 20 janvier 1910. Vous avez là un échantillon parfait de sa dialectique des bons jours.

Continuons maintenant à le suivre, si vous voulez bien, dans sa campagne. Pour nous faire une idée, cette fois, de ce que j’appelais il y a un instant « son autre manière », nous n’avons pas besoin d’aller fort loin.

Dès le 8 février, en effet, c’est-à-dire moins de trois semaines après sa conférence, nous le voyons, quittant la route sûre qu’il avait suivie jusque-là, s’engager brusquement dans un nouveau sentier. Non content, semble-t-il, de sa première argumentation, si complète, si décisive, il la reprend, il y ajoute, il la pousse plus avant encore, avec ce résultat que, loin de la fortifier, il l’affaiblit et en compromet sensiblement l’effet.

Faut-il rappeler ici cette thèse fameuse, si longuement et si péniblement soutenue, sur le sens de l’auxiliaire may dans le projet de loi navale ? — « En temps critique », disait le texte soumis par M. Laurier, « le gouverneur-en-conseil peut (may) mettre la marine » à la disposition de l’Angleterre (article 18). C’est à ce may que M. Bourassa, corrigeant son premier exposé, avait tout soudain jugé bon de s’en prendre, — ce may qui selon lui maintenant voulait dire shall et qui, en cas de guerre, devait, non pas donner à nos gouvernants le pouvoir de joindre notre flotte à celle de la métropole, mais bien leur en imposer l’obligation.

Pourquoi ce nouveau point de vue dans le débat, et tout d’abord que pouvait-il laisser apercevoir, au fond, qu’on ne connût déjà, en quoi pouvait-il fortifier les conclusions déjà posées par M. Bourassa ? Que la loi Laurier dût avoir pour infaillible effet, en cas de guerre, la mainmise immédiate de l’Amirauté britannique sur nos vaisseaux, la chose n’était-elle pas prouvée déjà claire comme le jour, archiprouvée ? Au Monument-National, M. Bourassa, interprétant à ce moment comme tout le monde l’article 18, n’en avait-il pas fait la démonstration aussi forte, aussi évidente que possible ? Et c’est-à-dire : n’avait-il pas établi avec la dernière rigueur que le mandat confié au cabinet par cet article, bien que facultatif en théorie, emporterait fatalement, dans la pratique, les mêmes conséquences qu’un mandat impératif ? Dès lors, et à moins que la chose ne fût absolument hors de doute, que pouvait lui faire — et que pouvait bien nous faire — que le mot may de l’article 18 pût impliquer, même en théorie, obligation au lieu de devoir ? Que ne s’en tenait-il sur le terrain solide qu’il avait choisi tout d’abord, que n’a-t-il compris à temps le danger de vouloir trop prouver ? Il n’aurait pas eu à regretter par la suite de s’être placé, comme il le fit en cette circonstance, dans une position non-seulement hasardeuse, mais encore, on va le voir de reste à l’instant, franchement intenable.

C’est le 8 février, je l’ai dit, que M. Bourassa avait pour la première fois formulé sa nouvelle interprétation de l’article 18, non sans quelque timidité, il est vrai. Revenant sur le sujet, dans un long article daté du 12, il accentue et développe ainsi sa pensée :

Tous les pouvoirs administratifs (en pays britanniques) s’exercent au nom de la Couronne, entourée de ses ministres, — en Angleterre, His Majesty-in-Council, au Canada, The Governor-in-Council.

Les pouvoirs administratifs définis par statuts sont donc accordés par le parlement à la Couronne, qui sanctionne aussi les lois.

Or, la Couronne ne peut pas se commander à elle-même ni le parlement lui donner d’ordres.

Cela, c’est la théorie.

Mais comme, dans la pratique, ces pouvoirs sont exécutés par le ministère, qui n’est qu’un comité du parlement, les législateurs et la jurisprudence ont tourné la difficulté d’une manière qui caractérise à merveille l’illogisme pratique des Anglais, allié à leur profond respect des traditions et des apparences.

La législature continue à dire : His majesty the King, ou The Governor-in-Council, may do this or that, mais la jurisprudence, reconnaissant que ces pouvoirs sont impératifs, a décrété depuis longtemps que, dans ce cas, may veut dire shall — et shall dans le sens impératif.

L’article 18 que M. Laurier veut nous imposer doit donc se lire ainsi :

« 18. En temps critique, le Gouverneur-en-Conseil MET (ou DOIT METTRE) la marine à la disposition de Sa Majesté pour service général dans la marine royale », etc.

Et non « peut mettre », selon la traduction nécessairement servile du texte officiel…

Là-dessus, le voilà qui mobilise, pour les numéros suivants du Devoir, toutes les « autorités », d’après lui favorables à sa thèse, que lui peuvent fournir les traités de jurisprudence. C’est ainsi que dans une série de cinq articles — de cinq «  leçons », plutôt, comme il met en sous-titre (« 2me leçon » — « 4me leçon » — « 5me et dernière leçon ») il nous cite tour à tour Maxwell et lord Cairns, Beal et Bouvier, le juge Davidson (de Montréal), Thomas-J.-J. Loranger et les rédacteurs de l’American and British Encyclopædia of Law. À l’en croire, pas un de ces auteurs qui ne justifierait son interprétation de l’article 18, pas un qui ne lui donnerait entièrement raison.

Voyons un peu pourtant par nous-mêmes ce qu’il en est, et pour cela — « précision » essentielle — commençons par bien marquer ce que M. Bourassa, au juste, s’est engagé à nous prouver. Nous n’aurons ensuite que l’embarras du choix, entre les textes par lui-même invoqués, pour montrer que, loin de confirmer sa proposition, ils ne font que la rendre plus douteuse encore, si même ils ne la ruinent absolument.

Qu’a-t-il donc prétendu établir ? Deux choses, on l’aura vu par la citation que je viens de donner :

1o Qu’il est de règle, en jurisprudence, d’interpréter ces mots : « Le gouverneur-en-conseil peut », comme signifiant : « Le gouverneur-en-conseil doit » ;

2o Que cette règle s’applique bien à l’article 18.

Or, de ces deux choses, M. Bourassa, à la vérité, démontre bien la première — que ne contestaient, soit dit en passant, ni M. Laurier, ni M. Borden, ni aucun autre de nos législateurs ; — mais il ne tente même pas de démontrer la seconde, — que précisément ils niaient. Il veut bien nous prouver et nous reprouver à satiété qu’en vertu d’une règle posée par les juristes le mot may, servant à définir un pouvoir de la Couronne, se doit lire shall, mais quant à ce qui est de savoir si cette règle, oui ou non, souffre des exceptions, et si l’une de ces exceptions, précisément, ne couvrirait pas le cas de l’article 18, il semble que ce ne soit point son affaire. Il se contente cette fois d’affirmer et passe outre, pressé de conclure.

Qui plus est, non-seulement il néglige de prouver sa deuxième proposition, mais encore il ne prend point garde qu’il l’a d’avance formidablement ébranlée par les propres textes qu’il vient de produire à l’appui de la première.

Que la règle de droit en question, d’abord, ne soit pas absolue, c’est ce qui nous est attesté de la façon la plus formelle par pas moins de six sur sept des auteurs qu’il nous cite. En doutez-vous ? Voici d’abord Maxwell, — au dire de M. Bourassa « l’une des autorités les plus compétentes en la matière » :

Les statuts qui autorisent certaines personnes à faire certains actes pour le bien d’autrui ou, comme on le dit parfois, pour le bien public ou les fins de la justice, ont souvent donné lieu à des controverses quand, pour conférer un pouvoir, ils employaient des termes simplement facultatifs et non impératifs. En édictant qu’elles « pourront » faire, ou qu’elles « feront » si « elles le jugent à propos », ou qu’il leur sera « permis de faire » telles choses, le statut semble se servir de termes comportant une simple permission, mais, comme cela a été si souvent décidé que c’en est devenu un axiome, ces expressions peuvent avoir — pour ne pas dire plus — un sens impératif… D’un autre côté, dans certains cas celui que l’on autorise a un pouvoir discrétionnaire et alors ces expressions ne comportent plus le sens impératif. — (MAXWELL, « On the Interpretation of Statutes », 4e édition, p. 360. Cité par le Devoir du 16 février 1910.)

Et d’un !

Voici le juge Davidson, faisant sien, dans un arrêt en date du 24 février 1892, cet autre commentaire du même Maxwell :

Quand un statut confère le pouvoir d’accomplir un acte judiciaire ou autre requis dans l’intérêt public ou même dans l’intérêt de particuliers, cela équivaut à un ordre donné à ceux qui sont ainsi autorisés à exercer tel pouvoir le cas échéant. Conséquemment, quand les termes employés pour conférer le pouvoir ne comportent en eux-mêmes qu’une faculté…, on a souvent décidé, au point que c’est maintenant un axiome, qu’ils impliquent une obligation, à moins que pour des raisons particulières il ne fût nécessaire de s’en tenir à une autre interprétation. — ( Cité par le Devoir du 15 février.)

Et de deux !

Voici lord Cairns, chancelier d’Angleterre :

Les mots « il sera permis » rendent légal et possible ce qui autrement ne serait pas permis. Ils confèrent une faculté au pouvoir. Mais il se peut faire qu’à raison de la nature de l’acte autorisé, de son objet ou de son but, ou encore de la qualité de la personne ou des personnes pour le bénéfice desquelles l’acte doit être accompli, une obligation soit jointe au pouvoir… — (Cité par le même journal, même date.)

Et de trois !

Voici Beal, que M. Bourassa nous présente comme « l’un des commentateurs les plus autorisés du droit anglais » :

Lorsqu’une loi déclare qu’une chose « sera » faite le texte doit être considéré impératif et la chose doit être faite ; quand elle se sert du mot « may », elle accorde, règle générale, une faculté. Il n’y a pas de doute qu’en plusieurs cas les tribunaux, tenant compte de l’objet de la clause, du contexte et de la règle ci-dessus mentionnée, ont donné à la phrase « shall and may be lawful » un sens impératif, et il semble qu’ils ont interprété de même le mot may, pris seul… — (BEAL, « Cardinal rules of legal interpretation », 2e édition, p. 329. Cité par le Devoir du 18 février 1910.)

Et de quatre !

Voici un juriste de l’American and British Encyclopædia of Law :

Lorsqu’une loi prescrit l’accomplissement d’un acte dans l’intérêt de la justice ou du bien public, le mot may équivaut à shall. Si, en donnant à may sa signification ordinaire, la loi qui emploie ce terme devient lettre morte, il faut lui attribuer un sens impératif. Et l’on a dit que may dans une loi (de cette nature) est généralement interprété comme ayant la même signification que le mot shall. — (Cité par le Devoir du 19 février.)

Et de cinq !

Voici enfin Bouvier, l’auteur du Law Dictionary :

Il faut donner au mot may un sens équivalent à celui de shall ou de must, toutes les fois que le sens de l’ensemble du statut le requiert…, ou lorsque cette interprétation est nécessaire pour mettre à effet l’intention du législateur…, ou lorsque c’est nécessaire pour la sauvegarde des droits et des intérêts du public ou des tiers. — (Cité par le Devoir du même jour.)

Et de six !

Ainsi donc, nous tenons dès ici, des auteurs mêmes appelés en témoignage par M. Bourassa, que la règle de droit attribuant au mot may un sens impératif n’est qu’une règle générale, non point absolue. On nous dit en toutes lettres, au contraire, qu’elle souffre des exceptions, qu’elle peut fort bien ne pas s’appliquer en de certains cas. Comment reconnaître maintenant qu’elle devait ou non s’appliquer à l’article 18 ?

Le dernier texte que je viens de transcrire nous l’aura déjà enseigné : c’est l’intention du législateur qui détermine ici le sens de la loi ; « il faut donner au mot may un sens équivalent à celui de shall ou de must… lorsque cette interprétation est nécessaire pour mettre à effet l’intention du législateur » (BOUVIER, cité par M. Bourassa). Or, quelle était, dans le cas qui nous occupe, l’intention hautement affirmée du législateur, sinon de confier au cabinet un mandat rien de plus que facultatif ? En face de l’interprétation donnée de son projet de loi par M. Laurier — interprétation d’ailleurs corroborée par celle de M. Borden — la question ne se pose même pas : en votant l’article 18, c’était bien, de toute évidence, d’un pouvoir purement discrétionnaire que les Chambres entendaient investir le conseil des ministres.

Pouvons-nous après cela tenir pour indiscutable que c’est bien ce sens-là que comportait la loi Laurier ? J’aurais d’autant plus d’aise à l’affirmer que M. Bourassa lui-même, depuis quelque temps du moins, ne semble plus du tout penser là-dessus comme en 1910. Qu’on se donne plutôt la peine d’ouvrir son récent gros volume, Que devons-nous à l’Angleterre ? au chapitre de la loi navale ; on verra que, dans tout son exposé, il n’a pas une ligne, pas un mot qui rappelle son ancienne interprétation de l’article 18. Il le cite même, ce malheureux article, tour à tour en anglais et en français, sans que l’idée lui vienne, un seul instant, d’y voir autre chose que ce que tout le monde (sauf lui) y a toujours vu. Pour un aveu, si involontaire et si discret soit-il, on admettra que c’en est un, et, certes ! si l’essentiel en l’espèce était d’élucider ce point de droit, je ne manquerais pas de m’en prévaloir. Mais il n’importe ici. Loin de renoncer à sa thèse de 1910, M. Bourassa fût-il même en état, aujourd’hui pour demain, d’en établir la justesse par de nouveaux arguments, que, pour les fins de ma démonstration, je n’en serais ni plus ni moins avancé. Tout ce que je me proposais, en effet, de faire voir ici, c’est que cette thèse, telle qu’il la présentait, ne tenait pas debout, qu’elle était d’avance condamnée par les propres auteurs sur lesquels elle prétendait se fonder, enfin qu’elle était également dénuée de sérieux et de plausibilité. Or, voilà, je crois, qui est fait.

Comment ce même homme que nous avions vu, l’instant d’auparavant, d’une raison si lucide, d’une intelligence si juste et si maîtresse d’elle-même, a-t-il pu tout à coup s’aventurer dans pareille voie d’inconsistance et de fantaisie ? Comment, s’y étant aventuré, a-t-il pu s’y maintenir et s’y acharner ?[3] Comment surtout, quand il avait d’avance tant de solides arguments contre l’adversaire, a-t-il pu lui venir à l’idée de grossir, comme il a fait, l’importance de sa nouvelle découverte jusqu’à vouloir faire, de l’interprétation du mot may dans l’article 18, un des points « essentiels », sinon le point « essentiel »[4] de tout le débat ? On vous avait montré tout à l’heure le beau côté de son talent ; vous venez maintenant d’en apercevoir — par un premier exemple — l’autre côté, le moins heureux et qui par malheur ne vient que trop souvent nuire au premier.

Vous ne l’apercevriez pas moins à clair en vingt autres passages du maître, sans avoir à feuilleter bien plus avant la collection de ses articles… Mais j’ai hâte d’arriver à ceux qu’il publia, à partir du mois de septembre 1914, sur le rôle du Canada dans la guerre européenne : il n’en est pas de plus significatifs à cet égard, ni qui soient d’un intérêt plus actuel.

Tout le monde sait que M. Bourassa, aujourd’hui, n’hésite aucunement à condamner l’intervention armée du Canada dans le grand conflit : non-seulement, en effet, nous n’avions pas, selon lui, le devoir d’intervenir, mais encore il va jusqu’à nier, et de la façon la plus absolue, que nous en eussions le droit. C’est un point sur lequel il est on ne peut plus affirmatif :

Dans l’état actuel du droit colonial et des situations acquises, nulle « autorité légitime » n’a le droit de mettre le Canada en guerre, sauf pour la défense de son territoire…

Le parlement et le gouvernement du Canada n’ont pas le droit de nous mettre en guerre avec les nations étrangères, sauf lorsque notre propre territoire est attaqué…[5]

Sans qu’il eût encore, probablement, entrevu pareille raison pour le Canada de s’abstenir, il n’est pas douteux que, dès les premiers mois de la guerre, il n’était pas, au fond, moins opposé que maintenant à l’envoi de troupes canadiennes en Europe. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler ses articles de l’époque, dont il n’est peut-être pas trois qui n’eussent pour objet manifeste de contrecarrer plus ou moins indirectement, plus ou moins jésuitiquement, l’entreprise guerrière du pays.

Si peu incertain, cependant, que fût pour lors son sentiment, et quelque soin qu’il prît lui-même de le laisser percer à chaque ligne de ses écrits, il n’en demeure pas moins qu’à ce moment — pour des causes que nous aurons à rechercher au chapitre prochain — il n’avait pas encore jugé à propos de l’avouer ouvertement.

À l’en croire, au contraire, nul n’admettait plus volontiers que lui le « devoir » du Canada de se porter les armes à la main au secours de la France et de l’Angleterre. Partisan absolu, partisan déterminé de l’intervention, tout ce que sa conscience nationaliste osait encore réclamer, c’était qu’on voulût bien ne voir en cet effort que le geste « libre et volontaire » d’une nation autonome agissant « dans son propre intérêt supérieur », non point le tribut consenti par une colonie à sa métropole… Simple détail d’ailleurs que cette réserve, à ses propres yeux, et d’importance toute relative. L’Action Sociale (aujourd’hui Catholique) s’y étant un jour trompée, on put croire un instant que M. Bourassa ne s’en consolerait pas :

… La presse « loyale » m’a trop accoutumé à ces procédés pour qu’ils m’étonnent aujourd’hui. Mais d’autres journaux, obligés par fonction à plus de probité, auraient pu tenir compte de cette partie essentielle de ma thèse (affirmant le devoir national de l’intervention) avant de me prêter l’attitude d’adversaire d’une proposition que je soutiens comme eux… Puisque nous aboutissons aux mêmes conclusions, bien que nos motifs diffèrent, pourquoi chercher querelle au Devoir et surtout donner fausse couleur à son attitude ?[6]

De l’instant où M. Bourassa (cédant à quels mystérieux mobiles ?) se croyait tenu de reconnaître ce principe, — ce principe si violemment contraire à ses convictions les plus intimes et les plus chères, — sa position, on en conviendra, devenait rien moins que facile. Trop tenu, en effet, par l’amour-propre, pour se rétracter tout de suite (il ne devait s’y décider finalement qu’après seize mois environ de réflexion), et, d’autre part, bien résolu pourtant à combattre une entreprise qu’en son for intérieur il condamnait par-dessus tout, il se trouvait, dans la même cause, à devoir plaider le contre après avoir admis le pour, et tout en l’admettant ! Comment allait-il s’y prendre, comment allait-il faire pour soutenir seize mois durant ce tour de force, — c’est-à-dire jusqu’à l’heure où, déchirant enfin tous les voiles et nous livrant pour la première fois au grand jour sa véritable pensée, il proclamerait ouvertement son retour « aux solides positions du nationalisme intégral » ?

Pourtant, il en sera venu à bout. Seize mois durant, sans renier une seule fois le principe de l’intervention, sans une seule fois l’attaquer de front, le ménageant même assez, explicitement, pour pouvoir au besoin s’en réclamer, il n’aura cessé de le miner, tous les jours et de toutes les façons. Ramassant de droite et de gauche, inlassablement, tous les faits de nature à nous rendre la cause des Alliés suspecte ou même nettement odieuse ; jamais plus heureux que lorsqu’il avait pu nous fournir quelque motif additionnel de redouter « le désastre » comme conséquence du concours que nous leur prêtions ; ne laissant échapper, enfin, aucune occasion de refroidir les enthousiasmes et de susciter les défiances, il n’aura pas eu, seize mois durant, d’emploi plus cher, ni plus assidu, que de décrier l’effort de nos gouvernants sous prétexte de le vouloir « éclairer » (textuel), et de l’entraver sous prétexte d’en vouloir assurer « l’endurance ».

Veut-on saisir sur le vif ce singulier jeu de balançoire, il n’y a qu’à relire d’ensemble, comme je viens de le faire, ses principaux articles de l’époque, et par exemple les premiers en date, ceux qu’il donna de septembre 1914 à janvier 1915.

Au moment de la déclaration de guerre, M. Bourassa, on se le rappelle, voyageait en Europe. De retour au pays dès le 22 août, il ne devait pas attendre beaucoup moins de trois semaines avant de se prononcer sur la grave question de l’heure.

Entre temps, cependant, il croit devoir affirmer hautement son intention d’apporter dans le débat qui va s’engager « la sérénité et le calme le plus complets » :

L’heure n’est pas aux polémiques, aux règlements de comptes mesquins, encore moins, aux intrigues de partis, aux soucis de boutique et aux exploitations sordides de popularité.

Sur ce point, on ne saurait trop louer le ton des débats du parlement, durant la session d’urgence. Sir Robert Borden et Sir Wilfrid Laurier ont donné un exemple que tous doivent approuver et imiter. On peut approuver ou désapprouver, en tout ou en partie, l’action du parlement durant la session d’urgence, contester l’opportunité, la forme ou les motifs de son intervention dans le conflit européen, réserver pour l’avenir tous les principes mis en cause ; mais on n’a pas le droit d’engager maintenant un débat acrimonieux sur ce point. —

(Cf. le Devoir du 2 septembre.)

Le 8 septembre, enfin, après avoir recueilli, durant les « deux semaines » précédentes, une foule « d’avis » sur le sujet, il entreprend de définir « le devoir du Canada » dans la guerre. À qui veut s’expliquer la double attitude qui à dater de ce jour sera celle du Devoir, on ne saurait conseiller, pour commencer, de lecture plus profitable que cet article, raccourci particulièrement frappant de toutes les contradictions et de toutes les jongleries subséquentes du maître. Voyons plutôt.

M. Bourassa, entrant tout de suite dans le vif de son sujet, exprime d’abord un regret, — le regret qu’il a de constater chez la plupart de ses compatriotes, « en face des problèmes troublants que la guerre a posés », « l’absence à peu près complète du sentiment des responsabilités réelles du Canada comme nation ».

Tout le monde a parlé, depuis un mois, des devoirs du Canada envers l’Angleterre ou la France. Combien se sont inquiétés des devoirs du Canada envers lui-même ?

Quant à lui, c’est d’abord et avant tout de ces devoirs qu’il se préoccupera : dans l’étude de la question qui se pose, il n’entend considérer, en dehors de nos obligations réelles, que le bien du pays, il ne veut se placer à d’autre point de vue que celui de l’intérêt canadien.

Or, quelles sont dans cette guerre les obligations du Canada, et quel est son intérêt ? Est-il seulement besoin de le demander ?

Le Canada, dépendance irresponsable de la Grande-Bretagne, n’a aucune obligation morale ou constitutionnelle, ni aucun intérêt immédiat dans le conflit actuel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Grande-Bretagne elle-même court dans cette guerre un minimum de danger et y trouvera, quoi qu’il arrive, de fort beaux bénéfices.


La supériorité écrasante de sa flotte dépasse tout ce qu’en disaient les plus optimistes…

Les prises de guerre opérées en quatre semaines par les marins anglais sur le commerce allemand représenteront le joli denier de trois cent cinquante millions de dollars.

En fait et en droit, le Canada, colonie britannique, n’avait donc aucune raison directe d’intervenir dans le conflit. Il en avait de très graves de s’abstenir ; et l’avenir se chargera de démontrer, trop durement peut-être, que son intervention militaire, peu efficace pour les nations en guerre, aura des conséquences désastreuses pour lui.

Comme vous le voyez, c’est clair, c’est net, et nous n’avons pas à le lui faire dire : — Le Canada se devait de ne participer à la guerre européenne que dans la stricte mesure de ses obligations et de ses intérêts. Or, d’une part, le Canada n’avait « aucune obligation morale ou constitutionnelle », ni, d’autre part, « aucun intérêt immédiat » dans ce conflit ; il n’avait « aucune raison directe d’y intervenir » ; il en avait au contraire « de très graves de s’abstenir », ce qui lui eût évité les « conséquences désastreuses » qu’aura pour lui cette aventure…

Ainsi pensait et parlait M. Bourassa le 8 septembre 1914, dans le même temps (le dirait-on ?) qu’il se prétendait favorable à l’intervention ! Je demande en quoi ce langage diffère, si peu que ce soit, de celui qu’il tient depuis qu’il s’est ouvertement déclaré contre toute forme et toute mesure d’intervention.

Je demande surtout comment, par quel étonnant prodige, sous l’empire de quel envoûtement, ayant une fois posé les prémisses que je viens de mettre sous vos yeux, il pouvait, dans ce même article, se croire tenu de nous prêcher, quand même, l’intervention comme un devoir. Écoutez-le en effet :

Indépendamment (cependant) de ses « obligations » coloniales, nulles en fonction de l’histoire, de la constitution et des faits, le Canada, comme nation embryonnaire si l’on veut, comme communauté humaine, peut-il rester indifférent au conflit européen ?

À cette deuxième question, comme à la première, je réponds sans hésiter : Non.

Le Canada, nation anglo-française, liée à l’Angleterre et à la France par mille attaches ethniques, sociales, intellectuelles, économiques, a un intérêt vital au maintien de la France et de l’Angleterre, de leur prestige, de leur puissance, de leur action mondiale.

C’est donc son devoir de contribuer, dans la mesure de ses forces et par les moyens d’action qui lui sont propres, au triomphe et surtout à l’endurance des efforts combinés de la France et de l’Angleterre.[7]

Ajoutez que M. Bourassa, ainsi qu’il devait s’en expliquer formellement la semaine suivante, n’hésitait aucunement à comprendre, au nombre de ces « moyens d’action », « l’envoi de troupes canadiennes en Europe »[8], et vous vous serez fait, je crois, une parfaite idée des deux thèses contraires qu’il soutenait simultanément dans ce miraculeux article.

De ces deux thèses, je n’entends discuter, pour l’instant, ni l’une ni l’autre. J’en voudrais seulement souligner, dès ici, l’absolue incompatibilité, la contradiction foncière, irréductible, mathématique.

Par les citations que je viens de donner, on a vu que M. Bourassa reconnaissait deux motifs — et deux motifs seulement — qui puissent justifier notre intervention dans le conflit européen : d’une part, une obligation quelconque, soit morale, soit constitutionnelle ; de l’autre, l’intérêt propre du pays. Or, il est le premier à proclamer que le Canada n’a « aucune obligation morale ou constitutionnelle » dans cette guerre, et qu’en outre il n’y a « aucun intérêt immédiat ». — Comment va-t-il tenter de sortir de là ?

Par la distinction, tout simplement, que vous savez, entre nos obligations coloniales, « nulles en fonction de l’histoire, de la constitution et des faits », d’une part, et d’autre part nos obligations en tant que nation, en tant que « communauté humaine ».

Voyons un peu, si vous voulez, ce que cela veut dire, et, tout d’abord, demandons-nous quelles sont ces obligations que nous n’avions pas, au jugement du maître, envers la métropole, mais que nous avions envers les Alliés. En dehors d’obligations constitutionnelles, dont il ne saurait, je suppose, être question ici, il ne peut s’agir que d’obligations morales. Or, M. Bourassa, dans ce même article que nous sommes à examiner, nous déclare lui-même — comme il devait le répéter dix fois, vingt fois, trente fois depuis — que le premier devoir d’un peuple est de servir son intérêt à lui d’abord, advienne que pourra du voisin :

Aux gens sincères… je conseille l’observation attentive de ce qui se passe dans les pays où le patriotisme a atteint sa pleine maturité, où il est l’expression d’un amour fort, sincère, réfléchi, pour la patrie ; et ils constateront que cet « égoïsme » national est le premier mobile de l’action des gouvernants et de l’unité morale des peuples. Je leur recommande tout particulièrement la lecture attentive du livre blanc publié par le gouvernement impérial, en justification de l’intervention de l’Angleterre dans la guerre actuelle.

Ils y perdront peut-être quelques illusions. Ils seront bien forcés de constater qu’aux yeux de sir Edward Grey et de ses collègues, le salut de la France et la protection de la Belgique sont restés, jusqu’au dernier jour, des considérations secondaires, entièrement subordonnées aux seuls intérêts de la Grande-Bretagne. Mais ce que le grand diplomate anglais perdra à leurs yeux comme « champion du droit et de la justice », il le regagnera comme défenseur habile, courageux et opiniâtre, des intérêts de son pays.

Notre patriotisme bruyant, enfantin et, somme toute, peu productif d’action, y gagnerait beaucoup à profiter de l’exemple de magnifique « égoïsme » que lui enseigne toute l’histoire de la diplomatie et de la politique anglaises, dont nos loyalistes parlent tant mais qu’ils semblent si peu comprendre.

En d’autres termes, nous ne saurions témoigner mieux de notre patriotisme, en tout temps et particulièrement à cette heure grave de notre existence nationale, qu’en faisant de notre intérêt propre, à l’imitation des Anglais, la stricte mesure de nos obligations.

Or, en quoi notre intervention dans la guerre européenne pouvait-elle servir l’intérêt canadien ? M. Bourassa lui-même vient de nous en instruire : cette folle équipée aura pour nous « des conséquences désastreuses ».

Dès lors, comment ne conclut-il pas, comment peut-il ne pas conclure, lui, l’apôtre de l’« égoïsme national », que nous avions, en l’occurrence, le devoir évident de nous abstenir ? Comment surtout, et quelque intérêt d’ailleurs que, selon lui, nous puissions avoir « au maintien de la France et de l’Angleterre », peut-il venir nous prêcher, au nom de nos obligations « nationales », un effort qui, de toute façon, ne saurait être que d’un secours « peu efficace » à ces nations (c’est lui qui le déclare), et qui nous coûtera, à nous, des désastres ? Si jamais homme s’est rencontré qui fût capable de mieux dire en même temps blanc et noir, j’aimerais à faire sa connaissance.

Quoi qu’il en soit de cette contradiction, comme de toutes celles qui devaient suivre, voilà donc la position que, pour lors, assumait nettement M. Bourassa, soudain passé partisan, comme tout le monde, partisan entier et résolu de la participation. Revenant, la semaine suivante, sur le sujet, il affirme et précise en la manière que voici sa pensée :

Cette définition du « devoir national » de l’heure actuelle, c’est-à-dire le devoir du Canada « de contribuer », etc. (voir plus haut), je l’ai donnée après mûre réflexion. J’y crois aussi fermement qu’aux principes d’ordre général auxquels j’ai consacré le meilleur de ma vie publique.

C’est pourquoi, au risque de me faire accuser de faiblesse et d’illogisme par ceux qui n’envisagent que la situation intrinsèque du Canada et les seuls dangers ultérieurs, et réels, de son intervention dans les guerres de l’Empire, je n’ai pas écrit et je n’écrirai pas une ligne, pas un mot, pour condamner l’envoi de troupes canadiennes en Europe.

Il est des circonstances, et celle-ci m’en paraît une, où la logique et même les appréhensions les plus légitimes doivent céder devant les exigences du moment. — (Cf. le Devoir du 15 septembre 1914.)

C’était assez témoigner, semble-t-il, que ses vues sur la question rejoignaient exactement, quant à l’essentiel, celles de l’Action Sociale et, en général, de toute la presse impérialiste. Pour prévenir, cependant, tout malentendu possible à cet égard, il prenait soin de marquer le fait plus formellement encore. J’ai déjà cité, du même article, cette question à l’adresse de M. l’abbé Damours :

Puisque nous aboutissons aux mêmes conclusions, bien que nos motifs diffèrent, pourquoi chercher querelle au Devoir et surtout donner fausse couleur à son attitude ?

Dirait-on, à lire ces lignes, qu’elles sont de la même plume qui allait, depuis, mener contre la participation la lutte incessante et acharnée que l’on sait — et même qui l’avait déjà commencée ?[9] Telle n’en devait pas moins être, l’espace, je l’ai dit, de seize mois encore, la croyance à laquelle prétendrait adhérer le maître, lors même que, par ailleurs, il s’appliquerait avec le plus de conscience à la ruiner ; et c’est-à-dire que, l’ayant professée ouvertement pour la première fois, en septembre 1914, il ne la devait ouvertement rejeter qu’en janvier 1916.

Entre temps, à la vérité, il a soin, et pour cause, de ramener le moins possible l’attention sur ses articles de la première heure. Si de loin en loin il lui arrive encore de les rappeler, ou seulement d’y faire allusion, c’est de toute évidence qu’il y est forcé, soit par un contradicteur, soit par les circonstances. Visiblement, il tâche plutôt à nous les faire oublier. Pas une fois cependant, au cours de ces seize mois, pas une fois il n’en rétracte explicitement les conclusions, ni seulement ne les met en doute. Au contraire, nous voyons qu’il n’en parle jamais que pour les prendre, de nouveau, très résolument à son compte.

C’est ainsi, par exemple, que dans une lettre de novembre 1914, à la Tribune de Winnipeg, M. Bourassa, pour justifier de son « loyalisme », cite hautement au rédacteur du journal manitobain son article du 8 septembre, ou plutôt le passage de cet article affirmant comme vous avez vu le devoir de la participation[10].

C’est ainsi que dans le travail, depuis mis en brochure, dont il devait donner lecture à Ottawa le 17 décembre suivant, on peut lire ces lignes, traduites à peu près mot à mot de son article du 15 septembre :

But in the present conflict, Canada had to consider a broader duty than her « Imperial » obligations. She had to think of her relations with the world at large.

The government and parliament having taken the full responsability of their action, every one ought, for the time being, to consider only the immediate object of our intervention : the free and voluntary help given by Canada to Great Britain, France and Belgium. Even if it is thought that the form of that help is not the most proper to reach the object in view, the time has not come to pass judgment or condemnation.[11]

C’est ainsi, enfin, que dans sa grande étude sur le problème impérialiste, Que devons-nous à l’Angleterre ? parue le 16 décembre 1915 (remarquez bien la date, s’il vous plaît), il réaffirme à nouveau le principe qu’il énonçait en septembre 1914 touchant « le devoir national » du Canada dans la guerre :

Le Canada était-il tenu de participer à la guerre européenne ?

Comme possession britannique, non. En exécution d’un devoir, d’une obligation morale ou légale, résultant de sa condition coloniale, non. S’il avait envisagé la situation sous cet angle unique, le Canada avait le droit, il avait même le devoir de s’abstenir de toute participation active à la guerre.

Mais « comme nation, comme communauté humaine, le Canada pouvait-il rester indifférent au conflit européen » ? Je ne le crois pas. « Lié à l’Angleterre et à la France par mille attaches ethniques, sociales, intellectuelles, économiques, le Canada a un intérêt vital à la conservation de l’Angleterre et de la France, au maintien de leur prestige, de leur puissance, de leur action mondiale. »


Ces paroles sont extraites à peu près textuellement (ceci dans une note au bas de la page) d’un article publié dans le Devoir du 8 septembre 1914… Mon opinion là-dessus n’a pas varié au fond. Mais je la corrige aujourd’hui en ajoutant : — pourvu que la puissance et l’action mondiale de la France et de l’Angleterre restent contenues dans de justes bornes et ne deviennent pas, à leur tour, une menace pour la paix et l’équilibre du monde[12].

Ainsi donc, jusqu’en décembre 1915, M. Bourassa proclamait encore bien haut sa foi dans le principe de la participation — de la participation envisagée comme devoir « national ». Son opinion sur ce point, depuis septembre 1914, n’avait pas, « au fond », varié.

Elle ne devait varier — ouvertement du moins — qu’un mois environ plus tard, c’est-à-dire aux premiers jours de 1916. Nous allons voir maintenant comment, par quels actes (si les écrits d’un homme de talent se peuvent appeler des actes), ce croyant en la participation, entre les deux dates susdites de septembre 1914 et janvier 1916, devait s’employer à servir l’œuvre de la participation.

Il y a dans les Faux Bonshommes, de Sardou, un personnage auquel on ne peut s’empêcher de penser dès que l’on s’arrête à considérer le Bourassa de cette période : c’est Bassencourt. Peut-être ne vous a-t-il jamais été donné de faire connaissance avec le Bassencourt de la comédie, mais sûrement l’avez-vous, comme tout le monde, rencontré plus d’une fois dans la réalité. Bassencourt en effet est ce type, si fort répandu de notre temps et de tous les temps, qui, s’étant juré de démolir quelqu’un, n’oublie jamais, quoi qu’il arrive, que le meilleur moyen de faire croire le mal sur les gens, c’est encore de commencer par en dire du bien. Exemple : « Cet X…, dit Bassencourt, est un vraiment bien bon garçon. Le dévouement et la générosité mêmes ! Je pourrais, à ce sujet, vous citer de lui des traits quasi incroyables. Avec cela, intelligent comme pas un. Seulement, voyez-vous, seulement… » — Seulement Bassencourt, grâce à cet adroit début, va pouvoir maintenant tout à son aise, et le plus tranquillement du monde, charger le pauvre X… de milles indignités, de mille turpitudes, de mille crimes, enfin, à faire, comme dirait Léon Bloy, « à faire blanchir d’horreur un bison noir ».

Ainsi procède exactement, durant les seize premiers mois de sa campagne contre la participation, l’honorable directeur du Devoir. Son effort à lui, il est vrai, ne s’exerce pas tant contre les gens que contre les choses ; mais c’est bien en tout, quant au reste, l’esprit de Bassencourt qui le possède, c’est bien la méthode de Bassencourt qu’il s’est appropriée, — je veux dire la culture intensive du seulement.

Je n’ai, pour faire toucher le fait du doigt, que l’embarras du choix entre ses articles de l’époque. Sans plus chercher, nous nous arrêterons tout de suite, si vous n’y voyez pas d’objection, à ceux qu’il donna durant l’automne de 1914 : je voudrais bien aussi rappeler ceux de 1915, où le procédé s’accuse avec plus de force encore s’il se peut, mais tout un volume y suffirait à peine.

En ces derniers mois donc de 1914, ainsi qu’il a été montré plus haut, M. Bourassa s’affirmait très résolument en faveur de la participation, — de la participation en faveur des Alliés. — Seulement, il ne pouvait d’autre part, en toute justice pour les Empires du Centre, ne pas nous informer que « la responsabilité principale de la guerre », selon lui, résidait « à Pétersbourg plutôt qu’à Berlin », et c’est-à-dire chez nos nouveaux alliés les Russes plutôt que chez nos ennemis les Allemands (29 août). — Seulement, lisant à quelque temps de là, dans une revue anglaise[13], que le ministre de Russie à Belgrade « avait encouragé les Serbes à déchirer le traité de partage que le czar avait garanti », il ne peut se tenir de communiquer immédiatement la précieuse trouvaille à son public. « Tiens, tiens ! Voilà que nous allons nous battre pour des gens qui déchirent — tout comme Guillaume le Monstre — les traités qu’ils avaient garantis » (28 août). — Seulement, il se croirait en conscience de nous laisser ignorer plus longtemps que les Serbes d’Autriche, surtout les catholiques, auraient tout à redouter du triomphe de la Russie.

C’était, on le sait, le rêve de l’archiduc Ferdinand de grouper tous les Slaves catholiques autour de la Couronne d’Autriche. C’est la brusque et tragique interruption de ce projet magnifique, béni par le Pape et redouté par le tsar, qui a atténué aux yeux de maints Anglais l’horreur du crime de Serajevo. De ceci, j’ai été témoin, à Londres, en juillet dernier, lorsque arriva la nouvelle foudroyante de l’assassinat du prince héritier d’Autriche.

J’ai lu et entendu maintes expressions de satisfaction à peine déguisée à la pensée que l’influence du seul prince vraiment catholique de l’Europe était anéantie, et l’emprise du « Pape de Rome » sur l’Europe diminuée d’autant.

N’allez point, je vous prie, supposer là-dessus, comme peut-être en seriez-vous tenté, que M. Bourassa pour lors en était rendu à souhaiter le triomphe de la catholique Autriche sur la Russie orthodoxe — et par conséquent sur les Alliés. Bien au contraire ! Seulement, n’ayant « aucune sympathie pour la Russie et le panslavisme » (cf. le Devoir du 25 novembre), il fallait bien qu’il le dît, n’est-ce pas ?…

De même pour ses idées sur le rôle de l’Angleterre dans le grand conflit. Oh ! certes, ce n’était point, encore une fois, qu’il n’admît aussi volontiers que personne l’obligation qui à cette heure nous incombait, paraît-il, de porter secours à l’Angleterre et à la France. Plus éloquemment peut-être que personne, il se plaisait au contraire à proclamer que le Canada (non point, il est vrai, « comme colonie », mais « comme nation, embryonnaire si l’on veut, comme communauté humaine », — voir plus haut) avait l’impérieux devoir d’intervenir dans la guerre aux côtés de ces deux nations. — Seulement…, seulement il ne pouvait en même temps se tenir de constater, tout d’abord, que si l’Angleterre avait pris les armes, ce n’avait point du tout été, comme elle le prétendait hypocritement, par sympathie pour la Belgique ou pour la France, mais bien pour la seule défense de l’intérêt anglais.

Une première preuve en était, selon lui, qu’avant d’élever la voix en faveur de la Belgique, d’où les Allemands la pouvaient inquiéter, elle avait tout tranquillement laissé écraser le petit Luxembourg. Or,

Les obligations respectives des grandes puissances, à l’égard de ces petits États, sont rigoureusement identiques. Elles sont peut-être plus précises encore pour le Luxembourg que pour la Belgique.

Voyons maintenant de quelle manière les autorités britanniques ont envisagé leurs obligations à cet égard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Le 2 août) arrive jusqu’à Londres le cri de détresse du petit peuple. Le ministre d’État, Eyshen télégraphie que les troupes allemandes ont pénétré sur le territoire du Grand Duché. Il a protesté auprès des autorités allemandes. Il invoque les garanties de 1867. Puis, silence complet. Le flot allemand a passé. Une nation a disparu. Une fois de plus, la force prime le droit. Et les grandes nations, créatrices et cautions du droit, n’ont pas élevé la voix. — (Cf. le Devoir du 14 septembre 1914.)

Mais il y a plus, et c’est le fait, dont il prétend trouver la preuve dans le Livre blanc anglais, que la diplomatie anglaise, durant toute la semaine qui précéda la déclaration de guerre, n’avait pas su un seul instant si elle lâcherait ou non la Triple Entente :

Dès le premier signal de tempête (en effet, suivant lui), le ministre britannique, avant même d’avoir consulté ses alliés éventuels, lie partie avec l’ambassadeur d’Allemagne. Il repousse nettement les avances pressantes de la Russie : il rejette les conseils de M. Cambon et de M. Paléologue ; il dédaigne les avertissements de l’Italie ; il marche d’accord avec le Prince Lichsnowsky.

Deux jours après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, il poursuit encore ses négociations à Berlin…

Le moins qu’on puisse dire, c’est que, trois jours avant le déclanchement général, la Triple Entente était fort précaire.

Ces lignes sont du 10 septembre. — Poursuivant, le lendemain, son analyse du dossier impérial, M. Bourassa montre que, " deux jours après la déclaration en fait des hostilités, l’Angleterre n’avait pas encore décidé si elle prendrait une part active à la guerre, comme alliée de la France et de la Russie”. — Enfin, dans son article du 12, il établit que la veille même de la mobilisation allemande sir Edward Grey offrait à l’Allemagne, « hors la connaissance des représentants de la France et de la Russie », un engagement conditionnel de neutralité « dont l’acceptation eût entraîné l’abstention de l’Angleterre, même si la France était attaquée, même si la Belgique était envahie ».

Conclusion : « Fidèle à la grande tradition britannique, sir Edward Grey, dans cette affaire, a été avant tout et par-dessus tout l’homme de son pays. C’est là, la leçon que je voulais tirer de cette étude. Il me paraît que le Canada ne saurait mieux reconnaître son loyalisme qu’en s’inspirant des exemples de la grande nation à qui il a emprunté ses institutions politiques. » (Cf. le Devoir du 14 septembre.) — Autrement dit, sachons montrer pour notre compte autant d’égoïsme national que les Anglais en montrent pour le leur, et, puisque partout et toujours ils ne pensent qu’à eux, ayons, nous aussi, le bon esprit de ne penser qu’à nous.

Est-ce à dire que M. Bourassa nous voudrait voir assister en indifférents au grand conflit ? — Pas le moins du monde, allez-vous répondre, puisque, par ailleurs, il a eu soin de marquer bien nettement que nous avons, selon lui, « un intérêt vital au maintien » de l’Angleterre, et donc, du point de vue purement canadien, le devoir strict de lui porter secours (article, déjà cité, du 8 septembre).

Oui, oui, sans doute… Seulement (encore !), seulement l’Angleterre a-t-elle besoin de notre intervention ? — C’est tout ce qu’il y a de plus improbable, déclare-t-il non moins nettement dans le même article, ruinant ainsi, du coup, sa proposition au moment précis qu’il l’énonce :

La Grande-Bretagne elle-même (en effet — j’ai déjà cité ces lignes) court dans cette guerre un minimum de danger et y trouvera, quoi qu’il arrive, de fort beaux bénéfices.

La supériorité écrasante de sa flotte dépasse tout ce qu’en disaient les plus optimistes. Dès qu’un vaisseau de guerre allemand se risque en haute mer, les canons anglais le coulent à pic.

Les prises de guerre opérées en quatre semaines par les marins anglais, sur le commerce allemand, représentent le joli denier de trois cent cinquante millions de dollars.

Le drapeau britannique flotte déjà sur la plupart des colonies allemandes. Tandis que de naïfs Canadiens ne rêvent que batailles et carnage — de loin, — les représentants du commerce anglais parcourent le monde et s’apprêtent à recueillir partout les dépouilles de l’industrie allemande paralysée. — (Cf. le Devoir du 8 septembre.)

Si l’Angleterre s’était, d’ailleurs, sentie vraiment menacée, croit-on de bonne foi qu’elle se fût contentée du dérisoire effort qu’elle a donné jusqu’ici sur le continent ? (Id., ibid. — Cf. aussi, notamment, le Devoir des 23 et 28 septembre, des 18, 20, 26 et 27 octobre.) La vérité, c’est que, tout à fait rassurée par sa flotte du côté de la mer, elle s’en est à peu près entièrement remise à la France et à la Russie du soin de tenir tête à l’ennemi sur terre, ne paraissant connaître, quant à elle, de plus haute ni de plus pressante préoccupation, au milieu de cet immense bouleversement, que de laisser échapper le moins possible des marrons tirés du feu par les autres. — Dès lors, qu’avons-nous affaire, je vous prie, de lui offrir un effort qu’elle ne nous demande pas, — qui ne lui saurait être, de toute façon, que d’un secours minime, — et qui pèsera, d’autre part, d’un poids terrible sur l’avenir de notre jeune pays ?

Jugeant ainsi que ni la Russie ne mérite notre aide, ni l’Angleterre n’en a besoin, c’est donc en considération de la France qu’il continuera (ouvertement du moins) d’en tenir pour l’intervention ?

Erreur encore !

D’un côté, il est vrai, il ne manque pas de proclamer que le Canada, « nation anglo-française liée à l’Angleterre et à la France par mille attaches ethniques, sociales, intellectuelles, économiques », a le plus grand intérêt « au maintien de la France et de l’Angleterre, de leur prestige, de leur puissance, de leur action mondiale ». Il est vrai encore que, loin de donner à ce fait une médiocre importance, il n’hésite pas à en faire le fondement — je ne dis pas capital, mais unique — de sa thèse sur l’intervention (8 septembre).

Seulement, se demande-t-il d’un autre côté, seulement, est-ce bien là un argument qu’il convienne aujourd’hui d’invoquer auprès des Canadiens français ? Auprès des orangistes de l’Ontario, peut-être, mais auprès des Canadiens français, très sincèrement M. Bourassa ne le pense point :

Faire appel aux Canadiens français en particulier parce que, dans la guerre actuelle, pour la première fois depuis soixante ans, Français et Anglais combattent côte à côte en Europe, c’est ouvrir la porte aux plus dangereuses éventualités. Si l’on pousse les Canadiens français dans cette voie, de quel côté seront-ils le jour où l’Angleterre sera de nouveau l’ennemie de la France, comme elle l’a été pendant sept siècles, comme elle l’était encore aux jours de Fachoda ? — (Cf. le Devoir du 15 septembre.)

Non vraiment, c’est là une erreur qu’il importe d’éviter à tout prix : loin de « pousser les Canadiens français » à aller se battre pour l’Angleterre en considération de leurs sympathies françaises, ne manquons point, en toute occasion, de les bien convaincre et de leur bien faire comprendre que l’Angleterre, demain, sera de nouveau la pire ennemie de son alliée d’aujourd’hui. N’est-il pas possible, après tout, que la chose arrive ? Il est possible aussi, il est vrai, qu’elle n’arrive point. N’importe, affirmons-la hardiment :

Dès que l’Allemagne sera partiellement vaincue, l’Angleterre redeviendra l’ennemie traditionnelle de la France, de la Russie surtout. Elle ne sera pas plus alliée de l’Allemagne qu’elle ne l’est en réalité de la France. Mais c’est à Berlin que se fera l’entente cordiale. — (Cf. le Devoir du 28 octobre.)

Ignore-t-on d’ailleurs les noirs pensers qu’en ce moment même, dans le secret de leurs cœurs, nourrissent à l’endroit de la France et de la Russie les hommes d’État britanniques ?

Qu’on se le tienne pour dit : dès que le territoire de la France et celui de la Belgique auront été évacués, avant même que l’armée française ait franchi le Rhin, on entendra parler d’intervention et de paix. Les propositions ne viendront ni de Londres ni de Berlin, encore moins de Paris ou de Pétrograde. Les premiers appels au « sens commun » des belligérants, aux « intérêts supérieurs de la civilisation », partiront de New-York, où la finance anglaise et la finance allemande sont toutes-puissantes, ou de Rome, où la diplomatie anglaise est prépondérante.

L’Italie intacte et l’Angleterre fortifiée… seront alors en mesure de parler ferme. Très probablement aidées de l’influence des États-Unis, elles imposeront la paix à la Russie, avant que l’Allemagne ne soit réduite ni même sensiblement affaiblie.

Naturellement, les chances de la guerre peuvent apporter des modifications à ce programme…

Mais quoi qu’il arrive, on peut être certain que les hommes d’État britanniques ne désirent ni le triomphe de la Russie, ni l’écrasement complet de l’Allemagne, ni même une France trop forte. Si la France refuse de suivre l’Angleterre dans son évolution et de tourner son influence contre la Russie qui l’aura virtuellement sauvée, elle verra revivre à brève échéance les jours de Fachoda. — (Cf. le Devoir du 30 octobre.)

Il n’y a pas à douter, de fait, que si l’Angleterre agissait ainsi, et si la France refusait de la suivre, l’Entente Cordiale pourrait ne pas survivre à l’affaire. Est-il bien sûr, pourtant, que tout cela se produira — et surtout se produira si vite ? Pour M. Bourassa, la question ne se pose même pas : il sait, lui, qu’il en sera de même. Ce ne sont pas des conjectures qu’il hasarde, ce sont des axiomes qu’il formule. — Or, « qu’arrivera-t-il, au Canada, le jour où l’Angleterre, changeant son fusil d’épaule, refera l’entente cordiale avec l’Allemagne, les débris de l’Autriche et l’Italie, contre la Russie et contre la France ? »

Naturellement, la presse jingoe et impérialiste changera de lyre…

Mais nos pauvres pious-pious, enrôlés par les rhéteurs, les politiciens et les puffistes, pour aller défendre nos deux « mères-patries » ? Et la masse des Canadiens-français, odieusement trompés par ceux qui ont pour mission spéciale de les éclairer ?

… Comment feront-ils le partage du double devoir qu’on veut leur imposer aujourd’hui : obéiront-ils au « devoir de loyauté » en servant l’Angleterre contre la France ? ou au « devoir de sentiment, » en levant l’étendard de la révolte contre l’Angleterre, pour aider à la France ? Contre laquelle de leurs « deux mères-patries » lèveront-ils une main matricide ?

Les hommes à courtes vues et les démagogues sans conscience et sans responsabilité qui ont entrepris cette campagne…

— et c’est-à-dire qui ont bien osé soutenir, eux aussi, que le Canada avait « un intérêt vital au maintien de la France », et par suite le devoir de lui porter secours —

… sont les véritables fauteurs des discordes nationales. Si la guerre civile éclate dans notre pays avant dix ans, leur mémoire en portera le poids. — (Cf. le Devoir du 31 octobre.)

Conclusion : Pour éviter que « la guerre civile » n’éclate chez nous « avant dix ans », cessons encore une fois, cessons sans plus tarder de faire appel aujourd’hui aux Canadiens français au nom de leurs sympathies françaises, cessons de mêler le nom de la France à cette affaire !

Résumons-nous. Cependant que d’une part M. Bourassa prétendait, partisan déclaré de l’intervention, aboutir sur ce point, « bien que pour des motifs différents », « aux mêmes conclusions » que l’Action Sociale, — et c’est-à-dire que toute la presse impérialiste, — d’autre part il proclamait que pas plus pour l’Angleterre que pour la Russie — et pas plus pour la France que pour l’Angleterre — nous n’avions à nous mêler de cette guerre. Autrement dit, l’intervention, à l’entendre, lui paraissait bien l’indiscutable « devoir de l’heure », — seulement il ne pouvait s’empêcher de reconnaître, par contre, que cette entreprise au fond n’avait pas le sens commun, et que nous avions toutes les raisons du monde de nous en abstenir. J’ai tâché d’indiquer, dans les lignes qui précèdent, combien radicalement, dès ses premiers articles sur le sujet, M. Bourassa avait trouvé moyen de ruiner la première de ces deux propositions au profit de la seconde. Mais ce dont rien ne saurait donner l’idée, sauf la lecture entière de ses écrits de ce temps-là, c’est le zèle exaspéré, l’acharnement inlassable, à la fois méthodique et presque sauvage, qu’il apportait à cette tâche, comme si, de mieux remontrer à nos gouvernants tout le ridicule et tout l’odieux de leur politique, cela le vengeait en quelque sorte d’en avoir lui-même reconnu et d’en reconnaître encore ouvertement le principe. — Devrai-je donc me remettre à citer ? Ma foi non, car je n’en finirais plus : tout le Devoir de l’époque y passerait. Il n’importe, d’ailleurs, quant à l’essentiel.

J’ai dit que toute l’attitude de M. Bourassa, durant la période que nous venons d’examiner (septembre 1914janvier 1915), n’avait été qu’une longue et criante contradiction, un défi à la logique si direct et si extravagant, qu’on dirait une gageure…

L’ai-je prouvé ?

J’ai dit de plus qu’en dépit de ses solennelles professions de foi dans l’intervention il n’était pas, dès lors, moins évidemment hostile à cette politique, en son for intérieur, qu’il ne l’est aujourd’hui au grand jour. L’ai-je prouvé ?

Cependant, ne nous hâtons point de conclure avant d’avoir entendu, sur ces deux points, M. Bourassa lui-même. Si peu de penchant, en effet, qu’il montre généralement à rappeler ses opinions de ce temps-là, le directeur du Devoir a senti un jour la nécessité d’expliquer, une fois pour toutes et le plus clairement qu’il était en son pouvoir, sa double attitude sur la question de la guerre. On se trouvait aux premiers jours de janvier 1916, et c’est-à-dire qu’il y avait pour lors (faut-il le rappeler ?) seize mois bien comptés que le Devoir poursuivait contre la participation, sans en avoir une seule fois réprouvé le principe, la lutte sans merci dont je viens de conter les débuts. Position, en somme, peu nette, et que M. Bourassa finissait par trouver malcommode à la longue. Sans doute, par l’opiniâtreté et la violence chaque jour croissante de sa campagne, avait-il réussi depuis longtemps à faire oublier, de l’immense majorité du public,… ce qu’il tenait tant à ce qu’on oubliât. Quelques lecteurs, pourtant, de plus de mémoire ou de plus d’attention, pouvaient se souvenir, se souvenaient certainement encore de ses déclarations de septembre 1914 en faveur de la participation, — déclarations d’ailleurs réitérées en novembre et décembre 1915, une fois au moins en 1916 et, depuis, jamais désavouées. Pour ceux-ci, à tout le moins, un éclaircissement s’imposait, et M. Bourassa résolut de le leur fournir sans plus attendre : c’est son discours du 12 janvier 1916, au sixième banquet anniversaire du Devoir.

« À vous, amis véritables et lecteurs intelligents du Devoir, je dois un aveu complet et sincère. » Voyons un peu cet aveu — cet aveu complet, cet aveu sincère.

M. Bourassa commence par invoquer, en faveur de ses articles de 1914, les circonstances atténuantes. — Au moment où la guerre éclata, nous raconte-t-il, il était en France, où il ne put assister sans émotion à l’admirable spectacle d’union qu’offrait pour lors ce pays, « jusque-là déchiré par les haines des factions et les passions d’idées ». D’autre part, il lui était donné, dans le même temps, de constater l’effet produit là-bas par l’offre d’intervention du Canada, — effet, assure-t-il, non point il est vrai extraordinaire, « comme les naïfs Canadiens se le sont imaginé », mais « favorable », indiscutablement.

C’est sous l’empire de ce double sentiment (ajoute-t-il) que je revins au pays. J’employai le temps de la traversée et la première semaine qui suivit mon retour à étudier tous les aspects de la situation et les conséquences de la décision du gouvernement canadien, avant de déterminer l’attitude du Devoir et la ligne de conduite qu’il devait suivre. Une approbation formelle ou même tacite ne cadrait guère, en stricte logique, avec l’attitude passée du journal et ma constante opposition à toute participation du Canada aux guerres de l’Angleterre en dehors du territoire canadien. D’autre part, me disais-je, la participation est décidée avec le concours unanime du parlement.[14] Il ne s’agit plus, comme en 1899, d’empêcher le gouvernement de créer, par un acte arbitraire et sans le concours des Chambres, un précédent dangereux. Et puis, les circonstances sont différentes. La France et l’Angleterre, auxquelles tant de liens nous rattachent, sont entraînées contre leur gré — tout l’indiquait alors — dans une lutte gigantesque. Ne serait-il pas possible, en réservant toutes les solutions politiques et constitutionnelles, d’acquiescer à une intervention nationale, inspirée par le seul souci des intérêts canadiens, et d’empêcher par là que cette grave démarche ne fortifie davantage l’entreprise de l’impérialisme ?

Après mûre réflexion, j’inclinai vers l’affirmative. Je publiai un article dans ce sens, le 8 septembre 1914. Cet article valut au Devoir et à son directeur une bordée d’injures et de dénonciations virulentes non seulement de la presse impérialiste et jingoe, mais de la plupart des organes des deux partis.

Pour une fois que j’avais voulu essayer de la conciliation — ce n’était pas la première, quoi qu’on dise — je n’eus pas lieu de me féliciter du résultat. En toute justice pour le plus intime et le plus ancien de mes collaborateurs, je dois dire que M. Omer Héroux m’avait mis sur mes gardes. « On ne vous tiendra nul compte, me disait-il, de cette tentative de conciliation. Et l’on tournera plus tard contre nos idées et au profit de l’impérialisme cet acquiescement partiel à l’acte accompli. » Je fus bientôt forcé de reconnaître qu’il avait entièrement raison.

M. Bourassa nous avait promis « un aveu complet et sincère ». Comme vous voyez, il a tenu parole. Très humblement il confesse que quelqu’un a pu, pour une fois, avoir un jour raison contre lui.

N’allez pas conclure de là pourtant que M. Bourassa admette avoir eu tort contre ce quelqu’un !

Mon excellent ami, j’en suis certain (ajoute-t-il en effet immédiatement), et vous, Messieurs, j’espère, ne m’accuserez pas d’un puéril attachement à mon propre sentiment si je persiste à dire qu’il eût été possible d’opérer l’accord de toutes les opinions sincères et raisonnables autour de l’acte très grave posé par le parlement. J’ose même ajouter que le seul terrain sur lequel cet accord aurait pu se produire est celui dont j’avais dessiné les grandes lignes dans cet article si malmené.[15] Le Canada aurait pu intervenir comme nation, liée à l’Angleterre par des attaches politiques, à la France par des motifs de sentiment et d’intérêt, sans compromettre en rien son état politique et sans ébranler à fond son équilibre économique. Mais pour cela, il eût fallu réserver expressément les solutions constitutionnelles et ne reconnaître aucune sorte d’obligation morale ou légale de participer à la guerre, comme possession de la Grande-Bretagne ou comme partie intégrante de l’Empire britannique. Il eût fallu aussi proportionner notre effort à notre puissance d’action et d’endurance, et tenir compte des conditions particulières du Canada, des intérêts vitaux qu’il doit sauvegarder comme pays d’Amérique avant de lier son sort à celui des nations de l’Europe. Une intervention de cette nature n’aurait nullement compromis l’avenir ; elle serait restée dans les bornes prévues par les Pères de la Confédération, qui voyaient, dans la Constitution de 1867 et les accords conclus avec la Grande-Bretagne, une libre association laissant au Canada toute faculté de contracter des alliances étrangères.

Mais c’est précisément ce que les impérialistes et les jingoes ne voulaient pas. Ils avaient décidé de profiter de la guerre pour couronner leur œuvre et atteindre le but suprême poursuivi depuis trente ans : la participation de tous les pays d’empire à toutes les guerres décidées par l’unique arbitraire des autorités du Royaume-Uni.

… (Ainsi) viciée dans son principe et sa pensée directrice, la participation du Canada à la guerre ne tarda pas (d’autre part) à prendre en fait des proportions désastreuses pour la sécurité nationale et l’équilibre économique du pays.

Après cela, — surtout si vous tenez compte de l’hypocrisie de nos jingoes, s’apitoyant sur le sort des « petites nationalités » d’Europe dans le même temps que leur persécution s’appesantissait le plus sur les minorités canadiennes-françaises de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta, — après cela la conclusion s’impose :

Puisqu’on refusait obstinément de placer la question sur le seul terrain où l’unité nationale aurait pu s’opérer, il ne nous restait qu’un devoir : nous retrancher dans les solides positions du nationalisme intégral, et tenir tête à l’assaut des impérialistes et des assimilateurs…

C’est ce que nous avons fait et je ne m’en repens pas…[16]

Ainsi se résoudrait, selon M. Bourassa, la contradiction que nous avions cru voir entre, d’une part, ses professions de foi répétées dans l’intervention, et, d’autre part, sa lutte acharnée contre cette même intervention.

En d’autres termes, et pour résumer le tout, ces professions de foi, M. Bourassa ne les nie point. Il ne nie point avoir, quelque temps du moins, approuvé lui aussi l’intervention du Canada dans la guerre. — À une condition cependant, ajoute-t-il : c’était qu’il s’agît d’une intervention motivée du seul point de vue national et mesurée aux ressources du pays. C’est pourquoi j’ai été également logique, et en donnant mon adhésion à l’entreprise militaire de nos gouvernants aussi longtemps qu’elle répondit à cette définition, — et en la lui retirant dès qu’elle eut pris le caractère nettement désastreux que vous savez, au double point de vue politique et économique.

À première vue, avouons-le, rien de plus plausible que cette explication, rien de plus raisonnable. — Le seul malheur, c’est qu’elle ne tient pas debout un instant devant les faits. Je le prouve.

I. — Cette explication, en premier lieu, suppose en effet, dans la politique tout d’abord approuvée par M. Bourassa, un changement d’orientation qui dès octobre 1914 aurait motivé la guerre sans merci que, pour lors, lui faisait déjà le chef nationaliste.

Or, ce changement d’orientation, par lequel se justifierait, selon lui, son attitude de cette époque, ce changement, à la vérité, s’est bien produit, mais pas avant la seconde session de guerre, pas avant janvier 1915.

Jusque-là, — les Chambres étant en vacances, — notre intervention devait, nécessairement, garder en principe le même caractère qu’elle avait pris dès la première session de guerre en août 1914 et qui n’avait pas empêché M. Bourassa, le 8 septembre suivant, d’écrire l’article que l’on sait.

Ou cette politique était bonne le 8 septembre, ou elle était mauvaise. — Si elle était mauvaise, pourquoi M. Bourassa l’approuvait-il ? — Si elle était bonne, elle ne l’était pas moins en octobre, novembre et décembre suivants.

Nous objecterait-on que, bonne peut-être en principe, ou du moins pas plus mauvaise qu’elle n’était au début, elle annonçait alors, en fait, des conséquences que M. Bourassa n’avait point pu soupçonner d’abord ? Il nous suffirait de répondre que, loin de ne les avoir point soupçonnées, M. Bourassa les avait si bien prévues, ces conséquences, que dès cette même date du 8 septembre il les jugeait, en propres lettres, « désastreuses » pour l’avenir du pays. — « … Et l’avenir se chargera de démontrer, trop durement peut-être, que son intervention militaire, peu efficace pour les nations en guerre, aura des conséquences désastreuses pour lui. »

Malgré quoi il n’en donnait pas moins, comme on l’a vu, son « acquiescement sincère à l’acte très grave posé par le parlement »…

Encore une fois, ou cette politique était bonne le 8 septembre, ou elle était mauvaise. — Si elle était mauvaise, pourquoi M. Bourassa, surtout la sachant telle, l’approuvait-il ? — Si elle était bonne, elle l’était tout de même les mois suivants.

II. — Cette explication suppose ensuite que, dans le même temps, ce n’était point l’intervention en elle-même que combattait M. Bourassa, mais bien seulement le caractère impérialiste qu’on lui voulait donner, ainsi que les proportions exagérées qu’elle menaçait de prendre.

Or — la preuve en a été faite ci-dessus, je crois, assez clairement — or, nous voyons que dans ses articles, disons d’octobre 1914, ce n’est pas seulement le principe d’une intervention de cette espèce qu’il s’attachait à démolir, mais tout aussi bien celui d’une intervention « nationale » et « raisonnable », telle qu’il l’avait lui-même demandée.

Qu’on se rappelle seulement ce qu’il écrivait pour lors touchant la Russie — qui ne méritait pas notre aide, — l’Angleterre — qui n’en avait pas besoin, — la France enfin — en faveur de qui l’on ne pouvait faire appel aux Canadiens français sans courir au-devant de la guerre civile (eh oui !) — etc., etc. ; et après cela que l’on nous dise, si on le peut, en quoi tous ces arguments étaient moins meurtriers pour un de ces principes que pour l’autre.

III. — Cette explication enfin suppose que dans l’attitude de M. Bourassa sur la guerre il faut distinguer deux phases : l’une où il était pour l’intervention ; l’autre où il était contre.

Or, la vérité vraie, c’est qu’il n’a jamais été pour — je veux dire sérieusement, sincèrement pour ; il y a eu seulement une phase où il était à la fois pour et contre : pour, en apparence, — contre, à fond et furieusement.

Pas un de ses écrits du temps où cela n’éclate, qui n’en porte le criant témoignage.

Pas même ceux du début de la guerre, pas même ce fameux article du 8 septembre où M. Bourassa, — « après mûre réflexion », après avoir durant deux semaines « étudié tous les aspects de la situation et les conséquences de la décision du gouvernement canadien », — croyait devoir enfin « acquiescer » à la nouvelle politique ? Le lecteur connaît cette pièce, déjà citée à plusieurs reprises au cours des lignes qui précèdent, cette pièce étonnante dont la seconde partie, en faveur de l’intervention, est d’avance réduite à néant par la première, accablant plaidoyer contre la participation !

« Le Canada… n’a aucune obligation morale ou constitutionnelle ni aucun intérêt immédiat dans le conflit actuel. » — « Le territoire canadien n’est nullement exposé… » — « La Grande-Bretagne elle-même court dans cette guerre un minimum de danger… » Supériorité écrasante de sa flotte. Sur terre elle paraît se désintéresser à peu près entièrement de la lutte. « Tandis que les naïfs Canadiens ne rêvent que batailles et carnages…, les représentants du commerce anglais… s’apprêtent à recueillir partout les dépouilles de l’industrie allemande paralysée. » — Le Canada « n’avait aucune raison directe d’intervenir dans le conflit. Il en avait de très graves de s’abstenir… » — Conséquences désastreuses qu’aura pour lui cette intervention. — Enfin, sachons, nous aussi, à l’imitation des Anglais, pratiquer l’« égoïsme national » : c’est ainsi que nous nous conduirons tout à la fois en hommes intelligents et en bons patriotes.

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  1. Nous avons conservé à cet article inachevé, écrit à Rawdon pendant l’été de 1916, le titre qu’il portait dans le manuscrit de l’auteur. Lui-même le jugeait un peu dur, mais il n’en indiqua jamais d’autre. Dactylographiée par ses soins, la copie que nous employons n’en porte aucun.
  2. Ce furent bien, en effet, les tories qui subventionnèrent la campagne nationaliste de 1911 (nous en avons, notamment, l’aveu public de M. Armand Lavergne ; cf. le Devoir de 1916), et il paraît bien qu’ils n’y allèrent pas à petits frais. — Quant à l’alcool, on se fera, de son rôle dans la même lutte, quelque idée peut-être par le fait qu’il coula littéralement à flots jusque dans des circonscriptions aussi peu douteuses que Jacques-Cartier. Veut-on des précisions ? Durant les deux jours qui précédèrent la votation, à Saint-Laurent, la paroisse ne dessaoûla pas, ailleurs encore. Ô « triomphe des principes » !
  3. Les enfants déshérités de la nature sont en général les plus jalousement chéris des parents. Faudrait-il voir ici l’effet d’un sentiment analogue, et si M. Bourassa, contre l’évidence même, persistait avec une si farouche obstination à défendre sa théorie, n’était-ce pas un peu beaucoup qu’il en avait lui-même secrètement reconnu l’infirmité ? Jamais, que je sache, il n’avait encore montré dans une polémique plus d’âpreté ni de mauvaise humeur, jamais encore la contradiction ne l’avait plus visiblement exaspéré. Voyez par exemple comme il vous attrape le rédacteur en chef du Canada, M. Fernand Rinfret : « Ce brave petit… » — « Le bon jeune homme du Canada… » — « Le jeune homme du Canada a découvert que l’article 69, etc… Pauvre petit ! encore les quatre pieds dans les plats ! » — « Que les jeunes gens du Canada enregistrent cet aveu… À force de me lire et de me transcrire, ils finiront peut-être par comprendre quelque chose. »

    (Se référer, pour les deux premières citations, au Devoir du 12 février 1910, pour la troisième au Devoir du 14. Quant à cette dernière phrase, d’une modestie si touchante, on la trouvera dans l’édition du 11.)

  4. Le mot est de lui (cf. le Devoir du 12 février 1910). — « Il (le rédacteur en chef du Canada) ouvrira peut-être les yeux sur la conspiration dont j’ai parlé. L’accord du premier-ministre et du chef de l’opposition sur ce point essentiel de la question — ce « nucleus », comme dirait M. Mousseau — en est la preuve la plus convaincante. »

    De fait, ce « point » pour lors lui paraissait tellement « essentiel », et d’une telle conséquence, que sauf l’article 18, — de la sorte interprété, — il se déclarait prêt à approuver absolument tout ce qu’on voudrait dans le projet de loi Laurier. Écoutez-le plutôt :

    « S’il s’était agi d’une flotte canadienne, pour la défense du Canada, sous l’autorité du gouvernement canadien, je n’aurais trouvé à redire

    ni à l’article 17, ni à l’article 18, ni même à la loi tout entière.

    « … Mais c’est en lisant l’article 18 que je compris la profondeur de l’abîme où l’on nous jetait sans nous avertir, en nous trompant.

    « … C’est l’article 18 qui renverse la base de nos relations avec la mère-patrie.

    « … C’est l’article 18 qui viole l’autonomie du Canada et retarde l’œuvre, si péniblement accomplie, de Papineau et de Mackenzie, de Lafontaine et de Baldwin, de Cartier et de Macdonald.

    « … C’est l’article 18 enfin qui réduit à néant la promesse solennelle que M. Laurier faisait le 15 novembre. — ( Cf. le Devoir du 11 février 1910.)

  5. Conférence du 2 mars 1916, devant les Amis du Devoir. — Hier, aujourd’hui, demain, pp. 19 et 20.
  6. Dans une note inframarginale, pour montrer « qu’il ne force pas la pensée de M. Bourassa ni ne sollicite les textes », l’auteur invite le lecteur à lire plus loin le texte complet de l’article. Ce texte complet ne se trouve pas dans le manuscrit laissé par l’auteur.
  7. Même observation qu’à la page 165.
  8. Voir plus loin, page 174.
  9. Voir, par exemple, les cinq articles qu’il publia, du 9 janvier au 14 septembre 1914 sur le rôle de sir Edward Grey durant les deux semaines qui précédèrent la déclaration de guerre ; j’aurai tout à l’heure l’occasion d’en citer quelques passages particulièrement instructifs. — Déjà, le 29 août, histoire sans doute de stimuler nos sympathies pour les Alliés, il ne nous cachait point que, selon lui, c’était vraisemblablement « à Pétersbourg, plutôt qu’à Berlin, » qu’il fallait aller chercher « la responsabilité principale de la guerre… »
  10. Cf. le Devoir du 25 novembre 1914.
  11. The duty of Canada at the present hour, by Henri Bourassa, director of Le Devoir — page 44.
  12. Que devons-nous à l’Angleterre ? — page 253.
  13. La Contemporary (article de M. Brailsford).
  14. Et donc de M. Paul-Émile Lamarche lui-même (Honni soit qui mal y pense).
  15. Ou les mots n’ont plus de sens, ou ceci veut dire que M. Bourassa contrairement à ce que nous avions compris l’instant d’auparavant, ne saurait vraiment regretter, malgré tout, ses concessions de 1914 aux partisans de la guerre. Lui-même d’ailleurs nous le dira, deux pages plus loin, en termes formels :

    C’est ce que nous avons fait (il s’agit de sa campagne acharnée contre l’intervention ) et je ne m’en repens pas ; — pas plus que je ne regrette mes inutiles tentatives de conciliation : elles ont au moins servi à déchirer le voile d’hypocrisie dont se couvrent les agents de l’impérialisme et les ennemis de toute civilisation française au Canada. — (Cf. le Devoir et la guerre, p. 22.)

    Là-dessus, vous vous prenez la tête entre les mains et vous cherchez à comprendre…

    — Voyons un peu, vous dites-vous. Voici que M. Bourassa, « persistant » à trouver justifiable son attitude de 1914, déclare bien hautement ne la point regretter, loin de là !

    Mais alors, si elle était justifiable, en quel honneur doit-il remercier M. Héroux de l’avoir dans le temps, « mis sur ses gardes » contre cette même attitude ? En quoi doit-il considérer aujourd’hui comme un devoir de « justice » envers ce dernier de rappeler le fait ? Enfin et surtout, pourquoi diable, s’il ne regrette point son « inutile tentative de conciliation », nous parle-t-il à ce sujet « d’aveu », et depuis quand est-ce comme cela qu’on « avoue » des choses qu’on ne regrette point ?

    Depuis quand, ô lecteur ingénu, allez le demander au Devoir !

  16. « C’est ce que nous avons fait… »

    C’est ce qu’il n’avait pas fait, quoi qu’il dise, on n’y saurait trop insister. Jamais avant ce soir-là (12 janvier 1916), M. Bourassa n’était encore revenu ouvertement, une seule fois, sur l’acquiescement partiel que, dès le début de la guerre, il avait, contre l’avis de M. Héroux, jugé bon d’accorder « au fait accompli » de l’intervention ; jamais il n’avait cru devoir nous annoncer, une seule fois, son « retour au nationalisme intégral ». Loin de là, et nous voyons qu’à diverses reprises dans l’intervalle il l’avait au contraire, ce fameux « acquiescement », hautement et nettement réaffirmé.