Mon encrier, Tome 1/Québecquois
Lorsqu’en 1911 les Québecquois parlèrent pour la première fois de réunir dans leur ville un Congrès pour la défense du français, l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal applaudit des deux mains et, sans perdre un instant, chargea quelques-uns de ses membres les plus actifs de se mettre à la disposition des organisateurs de l’entreprise. C’était tout naturel.
Aujourd’hui que de Montréal part le mouvement analogue de la Pensée Française — simple corollaire, pour le dire en passant, de l’œuvre du Congrès, — les Québecquois nous font savoir qu’ils n’en sont pas, qu’ils n’en veulent pas être, et que nous ayons dans cette affaire à nous arranger seuls… C’est non moins naturel.
Il faudrait pour s’en étonner ne pas connaître Québec. Il faudrait ignorer le trait de caractère qui, avec l’amour de l’encroûtement et la vanité bouffonne, fait le fond même de l’âme québecquoise : c’est à savoir une défiance irréductible de tout ce qui n’est pas de Québec, compliquée, à l’égard de Montréal, d’une jalousie féroce et sournoise de parent pauvre.
« Tout ce qui vient de Nazareth est souillé. » Pour le Québecquois, tout ce qui vient de Montréal est maudit. Le Québecquois en veut à Montréal, d’abord, de n’être pas Québec. Il lui en veut ensuite d’être Montréal, c’est-à-dire une ville de six cent mille âmes, avec des industries, du commerce, de la richesse et de l’activité.
Avec son port, l’un des plus beaux du monde, avec ses immenses ressources naturelles, il n’en tenait qu’à Québec de grandir et de prospérer, de garder tout au moins un rang honorable parmi ses rivales d’hier. Elle a préféré croupir dans la paresse et le laisser-aller. Après trois cents ans d’existence elle est aujourd’hui, par la population, la septième ou huitième ville du pays, demain elle en sera la vingtième. Voyez les statistiques : tandis que pas une autre ville de la province ne prenait une augmentation de moins de 25 à 50 pour cent durant les dix dernières années, Québec, le grand Québec, marquait bravement neuf pour cent, — un record.
« Ville unique sur ce continent », ils ont bien raison de le dire. Partout ailleurs, au Canada non moins qu’aux États-Unis, on voit chaque jour des entreprises nouvelles, des industries qui se fondent, des gens qui travaillent. N’allez pas parler de travail à un Québecquois, vous l’insulteriez. N’a-t-il pas, du reste, son industrie bien à lui, et que vous ne trouverez nulle part ailleurs : l’exploitation méthodique du gouvernement et des étrangers ?
Tous ronds-de-cuir, aubergistes ou cochers, tous et toujours à l’affût d’une course à faire ou d’un pourboire à gagner, tous guettant le client comme un chasseur le gibier. Race particulièrement répugnante de parasites, de sangsues, partout ailleurs mourante, si ce n’est peut-être en quelques coins reculés de la Calabre ou de la Sicile…
Tel quel, croiriez-vous que le Québecquois s’admire et se complaît sincèrement en lui-même ?
Il a réponse d’avance à tous les reproches que vous lui pourriez adresser. Si son port est vide, c’est la faute aux compagnies de navigation qui le persécutent. S’il n’a pas d’industries, c’est que le temps n’est pas encore venu… « Mais vous verrez, dans dix ans. » Si les affaires chez lui sont dans le marasme, c’est qu’il a reçu de la Providence « le dépôt sacré de l’idéal français sur cette terre d’Amérique », et qu’il a bien plus important à faire que de gagner de l’argent.
Même dans le domaine économique, il n’est pas toujours bien sûr que son infériorité soit aussi indiscutable que le disent les voyageurs. Qu’il se bâtisse à un moment donné trois maisons en même temps dans la ville, et vous n’aurez qu’à prêter l’oreille, en montant la rue Saint-Valier ou en descendant la côte Lamontagne, pour entendre chuchoter aux vieux rentiers exultants : Ça marche, Québec, hein ! Ça marche-t-il, un peu ! Trois maisons !
Le jour où il s’en bâtira cinq, Montréal n’aura plus qu’à se bien tenir !
En attendant, ils se consolent comme ils peuvent par les souvenirs de leur passé, qu’ils détaillent aux touristes, le plus cher possible. Montrant à leurs visiteurs, d’un geste fier, le champ immortalisé par Montcalm et ses soldats : — Voilà où combattirent nos pères ! disent-ils, sans se demander seulement si ce peuple de héros reconnaîtrait bien ses fils aujourd’hui dans ce peuple de carottiers. L’étranger les regarde, l’étranger s’exclame ; et ils ne s’aperçoivent même pas que c’est d’étonnement.
Très sincèrement, ils croient que l’étranger crie d’admiration, et que c’est une raison bien suffisante, parce que Frontenac a défendu Québec en 1690 et que Montcalm en 1759 est mort pour la patrie aux plaines d’Abraham, pour que le Français ou l’Américain, en l’an de grâce 1913, s’incline devant les concitoyens de Philéas Corriveau et d’Adélard Turgeon.
Donc, les gens de Québec (près Limoilou), aussi fiers de leur gloire dans le passé qu’envieux de notre activité dans le présent, refusent de se commettre avec nous, fût-ce pour une œuvre qu’ils approuvent en elle-même.
Nos compatriotes d’Ontario, heureusement, n’y perdront rien, l’Association Saint-Jean-Baptiste de Québec ayant promis en revanche de leur verser, à titre de contribution de guerre, 20 pour cent de ses cotisations de 1913.
Cela, tout calculé, fera bien pour le moins trente ou quarante piastres. En y joignant quelques pourboires arrachés aux touristes, Québec pourra cette fois encore, très certainement, rester digne d’elle-même — et de sa réputation.
- ↑ Paru dans l’Action du 17 mai 1913, puis publié de nouveau, en guise de préface, dans un album de caricatures intitulé Nos Amis les Québecquois.