Mon encrier, Tome 1/M. Louis-Joseph Tarte et la prise de Scutari

Madame Jules Fournier (1p. 105-108).

M. LOUIS-JOSEPH TARTE ET LA PRISE DE SCUTARI[1]

La Patrie a publié mercredi un courageux article. Elle a pris nettement position contre les Turcs et pour les Monténégrins. Soucieuse avant tout de voir régner la justice, forte de sa conviction, elle n’a pas craint de dire aux puissances qu’elles devraient avoir honte de s’acharner plus longtemps sur le vaillant petit peuple des Balkans. — Les grandes puissances deviennent ridicules avec leur démonstration navale… Les grandes puissances ont démontré qu’elles étaient incapables de faire ceci, qu’elles étaient incapables de faire cela… Etc., etc.

Nous nous faisons un plaisir tout particulier de signaler à nos lecteurs cette fière protestation, où se trahit à cent indices divers, sous la phraséologie originale de M. Antoine Gauthier dit Larouche, la pensée profonde de M. Louis-Joseph Tarte en personne. Depuis la fameuse lettre de M. le notaire Coutlée au gouvernement français, il ne nous souvient pas d’avoir jamais rien vu de plus beau dans le genre.

Le directeur de la Patrie n’hésite pas à le dire, l’attitude du roi d’Angleterre et de l’empereur allemand, sur cette question de Scutari, lui paraît injustifiable, pour ne pas dire plus. Il le leur déclare carrément, sans jactance ni faiblesse.

Ce qui dans la situation balkanique révolte surtout M. Louis-Joseph Tarte — il nous le dit en toutes lettres, — c’est la non-exécution « des clauses du traité de Berlin ».

Ce point préoccupe extrêmement le directeur de la Patrie.

Il ne sera soulagé, il ne pourra dormir en paix, que lorsque l’on aura fait observer enfin par la Turquie, de gré ou de force, « les clauses du traité de Berlin ». Cela seul ne suffirait-il pas à nous expliquer son indignation, comme à justifier, aux yeux de tout homme de bonne foi, cette nouvelle intervention de sa part dans les affaires européennes ?

M. Louis-Joseph Tarte ajoute que sa sympathie entière, dans la lutte actuelle, est acquise aux Monténégrins. Il vante leur magnifique esprit militaire et national, leur courage en face de l’ennemi, leur mépris de la mort et leur héroïsme tranquille, — surtout leur virile attitude en face des puissances lorsque, abandonnés de tout le monde, ils montaient seuls à l’assaut de Scutari, malgré tout le monde, sous la gueule des canons de l’Europe…

Voilà sans doute qui fera plaisir au roi Nicolas lorsqu’il lira cela dans la Patrie.

Pourtant, M. Louis-Joseph Tarte voudra-t-il bien nous permettre une observation : — Ne craint-il pas en vérité que son ressentiment contre « les grandes puissances » l’ait égaré sur le compte des Monténégrins ?

Oh ! loin de nous l’idée de défendre l’Europe…! Certes, les « clauses du traité de Berlin »…!

Loin de nous encore plus l’intention de nier aux Monténégrins leur courage, leur bravoure de soldats, leur fierté de patriotes. Avec le directeur de la Patrie, nous ne demandons pas mieux que de leur reconnaître toutes ces qualités.

Mais, franchement, — et c’est ici que nous en voulions venir, — M. Louis-Joseph Tarte pense-t-il, en son âme et conscience, que ce sont là des qualités dont il faille faire si grand cas ?

Croit-il qu’il est bon, qu’il est salutaire pour le bien public, de les vanter dans les journaux ?

N’estime-t-il pas au contraire qu’il conviendrait plutôt, sinon de les déprécier, au moins de les tenir dans l’ombre de plus possible ?

Pour nous, disons-le hardiment, ces Monténégrins ne nous inspirent qu’un profond mépris. Ce sont des sauvages.

Comment ! voilà des gens qui meurent pour leur patrie !

Voilà des gens qui se font tuer pour leur race !

Qui se font tuer pour tout de bon !

Vous trouvez ça naturel, vous, mon vieux Joe ? Vous allez me dire que ce sont là des hommes pratiques ? Au vingtième siècle ! Tandis qu’ailleurs on « fait » de l’argent, qu’on s’enrichit à vendre des journaux ou des immeubles ! Allons donc !

Et puis, Joe, écoutez-moi encore un peu… Combien sont-ils, en tout, vos Monténégrins — femmes et enfants compris ? 300,000, peut-être, à tout le plus. Eh bien, vous avez vu ce qu’ils ont fait à Scutari ? Malgré l’Europe et malgré tout le monde, ils ont voulu prendre la ville et, qui pis est, ils l’ont prise. Avez-vous jamais rien vu de pareil ? Ils sont même trop bêtes pour comprendre qu’ils sont « la minorité » !

Non, mais quels sauvages ! Croyez-m’en, mon vieux Joe, vous avez eu tort de tant les vanter. Vous vous en repentirez.

  1. Action, 26 avril 1913.