Mon encrier, Tome 1/Préface

Madame Jules Fournier (1p. IX-XVI).

PRÉFACE

Né le 23 août 1884 (à Coteau-du-Lac), sorti du collège de Valleyfield en 1903 après des études classiques incomplètes, reporter à la Presse en 1903 et en 1904, courriériste parlementaire, reporter politique et rédacteur au Canada de 1904 à 1908, rédacteur en chef du Nationaliste de 1908 à 1910, rédacteur au Devoir de janvier à mars 1910 et à la Patrie de mars 1910 à février 1911, Jules Fournier fondait au printemps de 1911 un hebdomadaire intitulé l’Action, qu’il publia jusqu’en 1916. Nommé cette année-là traducteur au Sénat, il mourait deux ans après. Sa vie aura donc tenu en trente-trois années et sa carrière de journaliste en treize. Il a écrit dans sa « Réplique à M. Charles ab der Halden » :

Nos gens — et je parle des plus passables, de ceux qui ont fait des études secondaires — ne savent pas lire. Ils ignorent tout des auteurs français contemporains. Les sept-huitièmes d’entre eux n’ont jamais lu deux pages de Victor Hugo et ignorent jusqu’au nom de Taine. Ils pourront, à l’occasion, acheter des ouvrages canadiens, mais qu’ils se garderont bien d’ouvrir, non parce qu’ils les jugeront inférieurs mais simplement parce qu’ils n’aiment pas à lire. Ils sont fort occupés par leurs affaires professionnelles ; mais je vous demande si cette excuse, en votre pays, justifierait un homme de leur état de ne pas lire, durant toute une année, une seule page de littérature. Ils n’ont pas de goût. Le sens des choses de l’esprit leur manque. Cela, tous les enfants de France le sucent avec le lait maternel, le respirent avec l’air : or, ce que vous acquérez à votre insu, nous ne pouvons le gagner que par des efforts réfléchis et acharnés. Non-seulement l’expression anglaise nous envahit, mais aussi l’esprit anglais. Nos Canadiens-Français parlent encore en français, ils pensent déjà en anglais. Ou, du moins, ils ne pensent plus en français. Nous n’avons plus la mentalité française. Nous tenons encore à la France — et beaucoup — par le cœur, mais presque plus par l’intelligence. Nous ne sommes pas encore des Anglais, nous ne sommes plus des Français.

Et dans la même “ Réplique ”, en parlant de nos écrivains :

Ne perdez pas de vue le côté difficile et pénible de leur situation. N’oubliez pas que seulement pour apprendre à écrire le français avec correction ils sont tenus à des efforts énormes. Songez que l’anglicisme est répandu partout comme un brouillard devant nos idées. Pensez que nous avons pour voisin un peuple de quatre-vingts millions d’hommes dont la civilisation ardemment positive, les conceptions toutes prosaïques et les préoccupations exclusivement matérielles sont la négation de l’idéal français, — un peuple d’une vie et d’une activité effrayantes, à cause de cela attirant comme un gouffre, et qui projette sur nous, jour et nuit, la monstrueuse fumée de ses usines ou l’ombre colossale de ses sky-scrapers. Rappelez-vous que même au Canada les deux-tiers des gens parlent l’anglais ; que, un peu par notre faute, beaucoup à cause de circonstances contre lesquelles nous ne pouvons rien, nous sommes inférieurs à nos concitoyens d’autre origine sous le rapport de la richesse et sous le rapport de l’influence, — et que, malgré tout, nous subissons l’ambiance, nettement et fortement américaine. L’état d’écrivain chez nous n’a donc rien : de très enviable. Le Canada est le paradis de l’homme d’affaires, c’est l’enfer de l’homme de lettres.

Dans sa première Lettre à M. Louvigny de Montigny, cherchant à démêler les causes du dépérissement que tous deux croient avoir constaté dans l’état de la langue française au Canada, il s’arrête tour à tour au climat qui nous “épaissit” et, durant une partie de l’année, nous isole ; à l’absence de tout service militaire, qui, en un couple de siècles, nous a conduits au débraillé physique, généralement accompagné de débraillé intellectuel et moral ; enfin, à des procédés d’enseignement qui selon lui éteignent en nous toute curiosité intellectuelle. Puis il conclut, sur le ton le plus pessimiste, à l’irrémédiabilité du mal.

Il suffira cependant de feuilleter rapidement ce recueil pour voir qu’on peut être né au Canada, avoir été élevé au Canada, n’avoir pas même eu l’incomparable avantage d’une formation classique achevée, et cependant acquérir en très peu d’années une maîtrise parfaite du français.

Je connus Fournier pour la première fois dans l’automne de 1903 à la Presse, où je passai moi-même quelques semaines. Il écrivait alors comme la moyenne de nos reporters, et même, je crois, un peu plus mal. Je me rappelle avoir un jour réclamé son congé après avoir lu certaine histoire de jeune fille poitrinaire, racontée par lui dans un style encore pire que celui qui était de rigueur dans la maison. La Direction décida contre moi. Heureusement, d’autres circonstances ne tardèrent pas à tirer Fournier d’un milieu aussi peu propice au développement de la personnalité. Il se révéla plus tard que dès cette époque il avait constamment dans sa poche quelque chef-d’œuvre de la littérature classique française. Ceux qui l’ont connu savent que, dans sa tenue physique, il ne fut pas toujours exempt du défaut qu’il reprochait avec tant de raison à ses compatriotes : le laisser-aller. Ils savent également dans quelle mesure la passion de la lecture fut responsable de cette apparente anomalie. D’une distinction et d’une délicatesse naturelle peu communes chez un fils et petit-fils de paysans, il fit une fois figure de dandy. C’était à son premier départ pour l’Europe, en 1909. Vêtu d’un élégant complet havane fait chez le meilleur tailleur de la rue Saint-Jacques, chemise, cravate, chaussettes et bottines de même nuance, ce grand garçon au teint olivâtre, au regard “inoubliable”, faisait penser à un jeune attaché d’ambassade. Les livres, les revues, les journaux et les manuscrits eurent bientôt raison de la coupe impeccable de ses habits. Racine, La Bruyère, Pascal, Fontenelle, Voltaire, Rivarol, Veuillot, Taine (dans sa Philosophie de l’art et ses Voyages en Italie), Anatole France, Jules Lemaître et Rémy de Goumont, Girault-Duvivier (dans sa Grammaire des Grammaires), Stapfer et Ferdinand Brunot, ne le quittaient pas. Dans un pays où il commit lui-même l’erreur de dire que les études littéraires conduisent fatalement à la misère matérielle, il trouva moyen, en l’espace de quelques années et sans autres maîtres que ceux-là, tout en gagnant aisément — sinon largement — sa vie, et en fondant une famille, de meubler son cerveau, d’armer sa raison, de se faire un style souvent comparable à celui des meilleurs écrivains. Plus heureux que ces jeunes Canadiens dont il déplorait l’indifférence aux choses de l’esprit, il eut certainement, il ne peut pas ne pas avoir eu pour guider ses premiers pas, un de ces hommes de large compréhension comme il s’en trouve quelques-uns dans le personnel de nos écoles secondaires. Ses lectures ont fait le reste.

Dans son dernier numéro, la seule revue de “jeunesse” que possède le Canada français — une revue qui vise noblement à la formation d’une élite dans tous les domaines — publiait une critique sur “Quelques livres nouveaux” et un chapitre de “Bibliographie”. Sous cette rubrique comme sous ce titre il est question des mêmes livres, qui sont :

Semaine sociale du Canada. Deuxième session : Québec,1921.
Coups d’ailes, poésies, par Jean Bruchési.
L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal. Notice historique et descriptive par Arthur Saint-Pierre.
La question ouvrière d’après les principes catholiques, par le R. P. Em. Georges, C. J. M. (Eudiste).
Contre le flot, pièce en trois actes, par Magali Michelet, primée au concours de l’Action française.
Nos doctrines classiques traditionnelles, par Paul Ker, auteur de En pénitence chez les Jésuites.
Clotilde, légende historique en 3 actes et en vers, par Lucien Béranger.
Plans de sermons pour les fêtes de l’année. Tome I, de l’Avent à la Saint-Pierre. Par J. Millot.

Cette simple énumération se passe, je crois, de tout commentaire. Si Fournier s’était nourri de cette pâture, il ne fût sans doute pas devenu meilleur citoyen et il est probable qu’il serait resté reporter de noces d’or et de bénédictions de cloches. Parce qu’il aima la lecture et qu’au surplus il sut lire, il a écrit Paix à Dollard, M. Louis-Joseph Tarte et la prise de Scutari, Mon encrier, Un grand explorateur, La Comète, et dix autres petits chefs-d’œuvre. Il n’était pas anticlérical ; je doute même qu’il fût, au sens doctrinaire du terme, un libéral : on sera assez nettement fixé là-dessus par ses articles intitulés Religions et religion et Franc-Maçon. Il n’était pas fermé au sentiment national : toute son œuvre témoigne au contraire qu’un patriotisme ardent le consumait. Mais il ne croyait pas que sur aucun sujet — religieux ou autre — on pût arriver à la plénitude de la connaissance par l’emmagasinage de raclures pieuses ou patriotiques qui eussent mis hors d’eux-mêmes d’Aurevilly, Hello, Huysmans, Brunetière, Léon Bloy, Charles Morice.

Si Fournier fut surtout un homme de lettres, il n’en joua pas moins à certain moment un rôle politique considérable. Depuis la fondation du Nationaliste jusqu’à l’apparition du Devoir, il fut, avec moi et de temps à autre Armand Lavergne, le seul écrivain d’attaque du groupe Bourassa. Il était, comme rédacteur au Canada, sur le chemin des faveurs ministérielles et des succès électoraux, quand, dans les premiers mois de 1908, il vint spontanément, au maigre salaire de vingt dollars par semaine, me relever à ce poste de directeur du Nationaliste dont la fonction obligée était de lutter à la fois contre un personnel politique de forbans et une magistrature politicienne, assoiffée de prostitution. À ma suite et pour ma défense, il fit de la prison. Il n’aima jamais l’argent, les jouissances matérielles. D’avance il se savait exclu des triomphes démocratiques par l’étendue de sa culture et l’indépendance de son esprit. Contrairement à d’autres — hommes parfaitement sincères d’ailleurs — qui n’entendaient le service du nationalisme qu’avec l’assurance d’un bon et solide revenu de deux ou trois mille dollars par an, et qui ont continué, il ne comptait pour rien le sacrifice de son bien-être, de ses amitiés, de sa liberté. Je crois fermement que, si on lui eût demandé sa vie, il l’aurait donnée. Comment, alors, s’expliquer ce désabusement qui se traduit dans ses écrits politiques à partir de 1910 ? Son étude sur le nationalisme répond partiellement à cette question. La réponse, j’en suis sûr, aurait été éclatante et péremptoire si la mort n’était venue interrompre cet impartial et lumineux exposé au moment où l’auteur allait commencer l’examen des anciennes intimités de M. Bourassa avec MM. Edmond Lepage, Tancrède Mardi et quelques autres.

Malgré quelques erreurs d’appréciation comme celle qu’il commit — après Taine, Renan et toute la Sorbonne d’avant la guerre — à l’égard de la science et de civilisation allemandes, et malgré des généralisations injustifiées comme celle où son âme droite fut conduite par l’improbité trop générale de nos classes dirigeantes, Jules Fournier est probablement, à tout prendre, l’intelligence la plus complète et la plus fine qui ait encore paru parmi nous. En politique, en littérature, en pédagogie (cf. les vues exprimées dans la Chaire de littérature de Laval…), en linguistique, en histoire, il aura pensé juste. Tel article qu’il écrivit pour rappeler au respect de la mesure, à propos des romans de M. Hector Bernier, un critique d’ailleurs estimable, fera à lui seul comprendre à nos descendants l’apocalyptique stérilité intellectuelle de la génération canadienne-française de 1910. Son œuvre parle par elle-même, aucun commentaire ne la pourrait grandir.

OLIVAR ASSELIN