Mon berceau/Le Passage Véro-Dodat

Bellier (p. 88-95).

Le passage Véro-Dodat


Charcutiers célèbres. — Vive le gaz ! — Une jolie fille — faiblesses administratives.

Décidément, le métier de chroniqueur est un rude métier ; je voulais écrire aujourd’hui tout bonnement l’histoire heureuse et prosaïque de deux charcutiers et voilà que je trouve en face de moi, à propos de ce passage, deux grandes figures, celle de François de Malherbe, le célèbre poète normand, et celle de son illustre protecteur Roger de Saint-Lary et de Termes, duc de Bellegarde, pair de France, neveu du maréchal de France du même nom. Ce brave duc qui eut une longue vie si bien remplie sous trois règnes, eut l’insigne honneur d’être l’amant heureux et aimé de Gabrielle d’Estrées et d’Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, et de partager leurs faveurs en même temps que son royal maître, Henri IV.

Il me faudrait donc un volume pour raconter l’œuvre poétique du premier et les aventures galantes du second. Abrégeons, après avoir renvoyé aux mémoires du temps ceux qui désireront étudier de près ces deux grandes figures, qui ont illustré et habité si longtemps le premier arrondissement, ici même, à deux pas, en face de l’imprimerie de l’ami Guibert[1].

Là se trouvait autrefois la fameuse auberge de l’Image de Notre-Dame ; c’est là où descendait Malherbe au commencement du xviie siècle, pour se trouver plus près de son protecteur, le duc de Bellegarde, qui avait un hôtel tout à fait princier dans le voisinage, c’est-à-dire dans la cour des Fermes d’aujourd’hui, en souvenir des fermiers-généraux qui y avaient leur logis.

La place même où s’allonge le passage Véro-Dodat et où s’élevait ladite auberge, s’appelait la place de la Croix-des-Petits-Champs, en raison d’une croix en pierre qui était élevée à la jonction de la rue du Bouloi et de la rue Croix-des-Petits-Champs.

Cette rue s’appelait ainsi parce que les rares maisons qui s’y trouvaient vers 1600 — des palais de grands seigneurs ou de fermiers généraux pour la plupart — étaient séparées par des quantités de petits champs qui partageaient le terrain sur lequel elle fut percée. La croix placée à son extrémité explique le commencement de l’appellation et l’on trouve à ce sujet des renseignements assez intéressants dans Paris-Album, un petit livre publié voilà bien près de trente ans par un vieux camarade disparu depuis longtemps, par un ancêtre presque oublié des jeunes journalistes, malgré tout son brio et sa mousse, par Léo-Lespès.

En admettant que Malherbe descendit à l’auberge de l’Image de Notre-Dame vers 1606, un peu plus tard, vers 1620, elle fut transportée à côté, rue du Bouloi, où elle existe encore.

Un vieux Parisien est véritablement ému, non pas en transcrivant ces souvenirs lointains, mais en constatant combien la tradition de tout ce passé s’est transmise, toujours jeune et toujours vivante, jusqu’à nous, en plein cœur du premier arrondissement.

Donc, nous restons toujours sur le même emplacement, mais nous passons du commencement du XVIIe au commencement du xixe siècle, pour arriver au dernier avatar qui nous intéresse : j’ai nommé le passage Véro-Dodat, qui, s’il n’est pas le plus beau, a, du moins, le grand mérite d’être un des premiers passages ouverts à Paris au public, alors très friand de cette nouveauté.

En 1822, un honnête charcutier, Véro, vendait ses produits rue Montesquieu, en face le passage projeté et un autre charcutier, non moins amoureux de son art, le nommé Dodat, débitait ses saucisses rue du Faubourg-Saint-Denis, devant la porte du même nom. Ces deux hommes intelligents s’entendirent et s’associèrent à cette époque pour faire un passage en face de la rue Montesquieu, dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré, juste en face les Messageries générales.

Cela abrégeait singulièrement le trajet pour se rendre aux célèbres Messageries et de la sorte on était certain d’attirer tous les curieux, chalands et flâneurs de Paris.

C’était parler d’or et ces deux charcutiers avaient eu là un trait de génie, qui leur a d’ailleurs parfaitement réussi pendant de longues années ; mais voyez un peu l’ironie, l’amère ironie, comme dirait Dupuis, des événements, ces braves gens ne pensaient qu’aux Messageries en 1822, et quelques années plus tard, les chemins de fer devaient reléguer tout ce bel attirail dans les souvenirs du passé, comme je le ferai remarquer, lors de mon article spécial sur les diligences.

Les gamins du temps et les petits journaux se mirent de la partie et affirmèrent d’un air doctoral que le nommé Véro vendait d’excellents verrats et que ceux de Dodat étaient dodus.

Sitôt pris, sitôt pendu, comme dit le proverbe ; aussi, sans s’arrêter aux bagatelles de la porte, ces deux sympathiques industriels en graisse se mirent à l’œuvre résolument et, en moins de deux ans, ils livraient au public épaté — le mot remonte à Rabelais, c’est ce qui l’excuse ici — un passage tout battant neuf, où le marbre, les glaces, le gaz et les fresques étaient prodigués.

Oui, des fresques parfaitement troussées, ma foi ; elles ne sont pas plafonnantes, mais on peut encore les admirer aujourd’hui, au-dessus de sa tête, dans les caissons, entre les jours vitrés.

Mais ce qui fit son succès, c’est… le gaz, parbleu ; c’était une nouveauté alors, plus grande que l’électricité ne l’est maintenant et tout le monde allait voir cette lumière étincelante qui laissait loin les oribus, les goberons et même la chandelle.

Ici je cite textuellement ce brave Léo Lespès, dont le style lui-même a comme un parfum d’archaïsme.

« En 1844, parut une publication ayant pour titre : Les Belles Femmes de Paris, qui attira au passage Véro-Dodat une foule immense, parce que l’une d’elles, restée fidèle (et disons-le, la plus belle de cette galerie), habitant le passage en question, attirait un concours de curieux, nous pourrions dire d’adorateurs, que sa chaste beauté sut toujours tenir à l’écart au moyen d’un léger rideau de soie, à l’abri duquel elle trônait dans son comptoir. N’importe, on ne voyait pas la déesse, mais on stationnait dans le temple qui la renfermait, et beaucoup s’estimaient heureux d’être rencontrés, épiant si quelque léger souffle ne soulèverait pas le soyeux rideau.

« Aujourd’hui la beauté n’a pas changé de place, le rideau protecteur a disparu et tout s’y passe comme partout ailleurs ; seulement, on peut citer le passage Véro-Dodat comme le plus fréquenté de Paris, mais non le plus salubre, car le jour et l’air y sont presque inconnus de ses habitants. »

Sic transit gloria mundi ; aujourd’hui la belle a disparu et doit être bien vieille, si elle est encore de ce monde, le passage lui même est déserté de plus en plus et, manquant de jolies filles, on ne peut plus s’écrier comme le loustic de 1844, devant le rideau mystérieux : À la bonne heure, il n’y a pas que des têtes de cochon ici !

Hélas ! non, car la vie, le mouvement et l’animation ont disparu avec la beauté, pour me servir des tournures régence de Lespès. J’allais oublier qu’au numéro 30 de la galerie Véro-Dodat, pontifiait le fameux Bontoux, le cuisinier de M. Sébastiani, ministre des affaires étrangères. Barthélémy l’a immortalisé dans Le Dîner diplomatique, soit sa septième satire, datée du 22 mai 1831 et dédiée précisément à M. Sébastiani.

Et puis, ce qui a achevé de tuer le passage Véro-Dodat, c’est la percée de la rue du Louvre, avant, il y avait un passage libre, à ciel ouvert, à travers les Messageries générales, qui était la continuation naturelle du passage V. D. et qui, par conséquent, activait la circulation.

On a eu la faiblesse de permettre au propriétaire, M. de Pommereu, de le supprimer, en revendant tous ses terrains en bordure sur la rue du Louvre. Ça été une lourde et irréparable faute de la part de l’administration.

Depuis longtemps la propriété des charcutiers-constructeurs a été transformée en société et les titres sont restés, il est vrai, dans les deux familles.

Il y a eu un prêt du Crédit foncier, après un long procès entre les héritiers, car les Véro sont beaucoup moins riches que les Dodat.

Aussi l’on peut dire que les parts, au nombre de 120, ne valent plus guère que 10 000 fr. pièce ; sur ces 120, un particulier en possède quelques-unes, la famille Dodat 84 et les Véro le reste.

La maison de charcuterie et comestibles de la rue de Montesquieu, transportée ensuite rue de Richelieu, n’existe plus, mais la maison Dodat subsiste toujours au coin du faubourg Saint-Denis et du boulevard Saint-Denis, en face de la Porte.

M. Dodat, célibataire, avait laissé toute sa fortune à sa nièce qui fit elle-même un beau mariage, ce qui explique pourquoi les uns sont plus fortunés que les autres.

En tout cas, je suis heureux de rendre en leurs personnes un juste hommage à l’intéressante corporation des charcutiers.

Les Véro comme les Dodat furent d’honnêtes gens, des commerçants avisés, des industriels qui ont fait honneur au premier arrondissement et, du moins, ils peuvent se flatter d’avoir laissé une trace de leur passage dans le quartier !


  1. Imprimerie du journal Le Premier arrondissement, 21, rue Croix-des-Petits-Champs.