Bellier (p. 96-102).

Le mètre


La mesure suggestive — les Américains séduits — momeries officielles — l’ami des grisettes.

Promenez-vous tranquillement dans le premier arrondissement, vous y trouverez tout ce que vous voudrez pour les besoins de la vie, morale ou matérielle ; cette constatation banale me revenait à l’esprit dernièrement, sur la place Vendôme, en regardant le mètre-étalon.

En effet, le ministère de la Justice et des Cultes se trouve là, au numéro 13, entre le Crédit mobilier et l’état-major de la Place, dans un vieil hôtel de fière allure ; à gauche de la grand’porte, après la petite guérite veuve de factionnaire, sur le mur, à hauteur de votre tête, sous une corniche de marbre presque blanc — pas de carrare cependant — se trouve le Mètre, le mètre-étalon.

Il est là pour l’usage des passants, tracé lui-même par une vigoureuse ligne noire sur une plaque du même marbre blanc, sous la corniche dont je viens de parler, légèrement écornée à droite par un gamin malveillant ou par le temps.

D’abord dix centimètres indiqués un à un, pas très droits, au milieu une petite division supérieure aux cinq centimètres, puis la division ensuite de décimètres en décimètres, avec, en même temps, au milieu, une petite flèche qui indique la moitié du mètre.

À chaque extrémité de la ligne un coin de bronze marque le commencement et la fin du mètre et prévient le public charitablement qu’il ne peut pas aller plus loin.

C’est simple, c’est de bon goût, c’est commode, ça ne tient pas de place et tous les arrondissements de Paris devraient avoir ainsi un mètre-étalon à la portée de tout un chacun, imitant en cela l’esprit d’initiative bien connu du chef de file.

Cela me rappelle la coutume des Japonais qui vendent des cannes en bambou ; chez eux, avec l’indication, entre les nœuds, des jours, des mesures, des lettres, etc., c’est tout un almanach et tout un alphabet portatifs ; ce n’est déjà pas si bête et, pour mon compte, j’avoue que le mètre-étalon du premier arrondissement me séduit. C’est une leçon de chose qui est commode, et plus d’une fois je m’arrête devant pour voir un petit trottin se déhancher gentiment, en mesurant à grand’peine le lé de la robe en jaconas qu’elle vient d’acheter sur ses économies pour la fête de Saint-Cloud.

Aussi bien cette question du mètre est beaucoup plus importante qu’on ne se le figure en général ; de son adoption universelle dépend en grande partie le développement rapide des rapports commerciaux de peuple à peuple, de continent à continent, et ce n’est point sans une secrète et légitime espérance que je songe, à ce propos, à la prochaine et universelle exhibition de Chicago.

Les Américains du Nord sont pratiques ; ils possèdent fort heureusement une unité monétaire, le dollar, qui, change à part, vaut à peu près la même somme que notre pièce de cinq francs. Ils se rendent un compte exact des bienfaits de l’unité de mesure et de monnaie à travers le monde ; ils sont moins entêtés que les Anglais et, de ce chef, nous serions à la veille de remporter un grand triomphe moral par delà l’Atlantique, que je n’en serais pas surpris outre mesure ; ce jour-là, j’irai déposer pieusement une couronne sur l’humble chapiteau qui abrite depuis de si longues années le mètre de la place Vendôme.

Et qui sait ? Ce quartier est le plus riche, le plus visité de Paris ; ce simple mètre, s’il n’est pas provocateur, a pu fort bien être suggestif dans sa vie muette, il est à deux pas de l’hôtel Continental, qui est toujours bondé de ministres, de députés et de sénateurs Yankees et Canadiens.

L’un d’eux en passant se sera dit : « Tiens, mais voilà un système pratique, je vais en doter mon pays. »

De l’idée à la réalisation, il n’y a qu’un pas là-bas, et pour moi qui ait l’honneur d’être lié avec un certain nombre d’hommes d’État de l’Amérique du Nord, je me crois même autorisé à affirmer que les choses se sont passées de la sorte, et voilà pourquoi je salue en passant, comme un vieil ami, mieux, comme un vieux et dévoué serviteur, le mètre-étalon de la place Vendôme.

Ceci dit, je demande maintenant au lecteur la permission d’entrer dans quelques détails techniques, parce qu’ils sont de nature à jeter une vive lumière sur une dernière gaffe de nos savants officiels.

Le mètre est, chacun sait ça, la 40 millionième partie du méridien ; à la suite des travaux de Lacaille, la commission composée de Brisson, Lagrange, Borda, Laplace, Berthollet et Prony — ce dernier ne pensait guère léguer son nom à une rue d’horizontales de marque — donnait au mètre 443.44 de la toise de Paris, mais bientôt, en 1799, la valeur définitive du mètre — pour le moment — était fixée à 443 lignes 295936.

Plus tard Biot et Arago démontrèrent que la longueur du mètre, calculée par Méchain et Delambre, était un peu trop petite ; au lieu de 443 lignes 296, ces savants trouvèrent 443 lignes 31 et plus récemment encore de nouvelles constatations scientifiques donnèrent 443 lignes 39.

Est-ce sérieux, cette fois ? je n’en sais rien et d’ailleurs la chose est de peu d’importance, la dimension du méridien est incertaine et conventionnelle, parce que l’on n’a pas encore trouvé le moyen de l’obtenir d’une manière absolument mathématique.

Là n’est pas la question, on a maintenant une mesure commode, universelle, à la veille d’être reconnue par tous les peuples civilisés : conventionnelle ou non, nous nous en moquons un peu.

Le mètre-étalon déposé aux Archives le 4 Messidor an VII donne la longueur totale du mètre quand il est à zéro, il donne de plus le poids légal du kilogramme, quand il est dans le vide. Le pendule qui bat la seconde au 45e degré de latitude, au niveau de la mer, en est les 0,993977, on pourra donc toujours facilement déterminer le mètre au moyen du pendule.

Tout cela vous paraît suffisant, n’est-ce pas ? et à moi aussi. Mais voilà, nous ne sommes pas de l’Instilut, nous n’avons pas de crânes d’anthropoïdes ou d’anthropomorphes à mesurer pour les comparer à ceux des noirs, comme les anthropologistes, c’est pourquoi nous ne comprenons pas les subtilités des gens habitués à discuter sous la coupole.

Donc ces braves gens ayant besoin d’un mètre exact, sûr, scientifique, inoubliable, étalon et précis, l’ont fait construire avec soin, sous les yeux de plusieurs commissions et sous-commissions, puis l’ont mis dans une boîte, puis ont placé cette boîte dans plusieurs autres boîtes pour échapper à l’humidité, puis ont fait un grand trou au fond d’une cave de l’Observatoire, puis ont mis le tout — le mètre et les boîtes qui le renferment — au fond du trou, puis ont rebouché le tout avec de la terre pour éviter les trépidations, et c’est même pour cela que lesdits savants ne voulaient pas laisser amener le chemin de fer de Sceaux au Luxembourg, c’était pour éviter les trépidations sur le mètre… qui ne peut pas leur servir au fin fond du trou comblé par les terres.

C’était une bien belle cérémonie et touchante…

Ah ! ma tête, ma raison, ne m’abandonnez pas. C’est beau la science.

— Et les savants ?

— Permettez-moi de ne pas vous répondre.

J’ai vu bien souvent le mètre de marbre blanc de la place Vendôme par de grands soleils et par de rudes journées de neiges, alors que Napoléon sur sa colonne semblait présider à la retraite de Russie, le mètre, toujours calme, ne paraissait pas tant que cela redouter le froid, le chaud, l’humidité ou les trépidations, et, en tout cas, j’aime mieux le voir là qu’au fond d’une cave à dix pieds sous terre, il rend plus de services aux jolis trottins qui mesurent en passant la pièce d’organdi achetée tout à l’heure au Louvre parmi les derniers rossignols.