Mon berceau/Le Panorama de l’histoire du siècle (1789-1889)

Bellier (p. 194-200).

LE PANORAMA
DE L’HISTOIRE DU SIÈCLE — 1789-1889


LA RÉVOLUTION — ÉVOCATION DES GRANDS JOURS — TOUTES LES GLOIRES — LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE.

Cette page magistrale se trouve au jardin des Tuileries, au pied de l’Orangerie, devant le bassin qui fait face à la place de la Concorde ; elle est l’œuvre de deux hommes de talent : MM. Stevens et Gervex. On peut la résumer d’un mot : c’est l’œuvre consciencieuse de deux grands artistes livrés aux mains de paysans du Danube, féroces et mal élevés.

Comme je l’ai déjà dit, il m’a été impossible de me procurer les renseignements nécessaires auprès de MM. les administrateurs qui ont, paraît-il, la haine des journalistes au cœur.

J’ai dû me faire raser, me déguiser en planteur américain, acheter le catalogue et prendre un fort accent exotique, pour avoir le droit d’examiner à mon aise l’œuvre des deux maîtres et prendre des notes indispensables à cette présente chronique.

Les Champs-Élysées mêmes, la place de la Concorde et le jardin des Tuileries avec ses terrasses, forment le cadre où se coudoient les personnages de marque qui ont honoré la France, ou plutôt qui ont laissé une trace de leur passage, depuis la grande révolution.

Plus de 600 personnages, portraits vivants et ressemblants, de grandeur naturelle, grouillent et circulent dans cette immense toile circulaire ; je ne puis guère les citer tous, aussi je vais me contenter de noter au passage ceux qui se sont fait le plus remarquer par leurs vices, leurs vertus ou leurs talents, suivant la formule consacrée.

Voici d’abord cet ignoble Philippe d’Orléans, traître à sa famille, à sa patrie, à la révolution, et qui avait empoisonné la France par l’introduction des Schiappini qui, depuis cent ans, nous grugent et nous ruinent.

L’aurore de la révolution est là groupée, depuis Siéyès jusqu’à Mirabeau, avec son masque puissant de grand remueur de foules.

En haut d’un escalier, nous voyons toute la famille royale : Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, Louis XVI, dans tout l’éclat de leur toilette claire et soyeuse. Camille Desmoulins, au second plan, le chapeau en l’air, salue le peuple qui se lève.

Théroigne de Méricourt et Cécile Renaud sont les ombres nécessaires à ce régime de boue et de honte — l’ancien — qui s’effondre.

Paris est là, vaporeux à travers les colonnades. Encore un escalier ; sur les marches une vision blanche : c’est Charlotte Corday. Tous les héros immortels et surhumains de la grande époque sont là, Vergniaud, Valazé, Gensonné, Danton, Santerre, tous ceux dans le commerce desquels j’ai été élevé par le souvenir, alors que mon père écrivait son Poème épique des Girondins ; grandes et nobles figures, martyrs de là liberté, qui me font encore pleurer et frémir.

Dans le coin, à gauche, Barra bat sur son tambour le rappel des idées qui vont sanctifier le monde et le rendre meilleur, au nom du droit moderne ; chapeau bas, c’est la glorieuse Révolution de 1789 qui passe !

Le Directoire, les grands généraux, acteurs inconscients d’un lamentable drame de sang : l’orgie après les temps héroïques, Pauline Bonaparte à côté de Talma, Mlle Lange à côté de Hoche et de Masséna, les cabotins et les soudards : passons.

Ici une éclaircie merveilleuse, les Champs-Élysées, avec leurs lointains doux, apparaissant estompés dans la brume dorée du soleil levant.

À droite, sous un dais, l’impératrice Joséphine, la seule douce figure de ce temps, debout, regarde défiler l’empereur, suivi de son état-major, les maréchaux de l’Empire, Junot, Berthier, Lannes, Duroc, Ney ; Tamerlan, salue ton frère, c’est le fléau de Dieu qui passe, fauchant les bataillons, remplissant de morts les sillons de l’Europe, faisant pleurer toutes les femmes qui ont un cœur de mère ou d’épouse.

Au pied de la terrasse des Tuileries, Charles X est là, à cheval, avec un chapeau ridicule à la Wellington, entouré de sa cour — pauvre cour. Sur un banc, au pied d’une statue de fleuve, Cuvier, Lacépède, Béranger, donnent seuls un peu d’éclat à cette triste époque.

Puis voici encore l’avenue des Champs-Élysées, avec l’Arc-de-Triomphe au fond, qui semblent livrer passage au soleil ; des gens du peuple et des polytechniciens agitent un drapeau. Les grands savants sont là : Ampère, Arago, Fresnel, les philosophes, les écrivains ; hardi ! Armand Carrel, le peuple commence à sortir de sa torpeur.

Voici la terrasse ; le groupe est admirable de vie, beaucoup de grands hommes au milieu de l’époque la plus terne de notre histoire. Au centre, en haut, la reine Marie-Amélie arbore un chapeau insensé, pour faire plaisir aux Anglais, à côté de son auguste époux, le petit Schiappini, bien empâté maintenant.

Mais tout autour, quels noms ! George Sand, assise aux pieds d’une statue, reçoit les hommages de Jules Sandeau. Puis voici, pêle-mêle, Delavigne, Süe, Balzac, Lamennais, Lacordaire, Ingres, Delacroix, Berlioz, Vernet, Rude, Lamartine, Louis Blanc, Halévy, Hérold, Auber, Raspail, Rachel, Alexandre Dumas et cent autres qu’il faudrait citer.

Abd-el-Kader, drapé dans son burnou blanc, accoté contre un arbre, en haut de la terrasse, est superbe.

Comme les rois et les princesses paraissent peu de chose, n’est-ce pas ? vus ainsi à distance, à côté de tous ces génies de l’esprit humain, toujours plus jeunes et plus vivants, à mesure que le temps passe, tandis que les grands tombent dans le mépris ou l’oubli ; juste retour des choses d’ici-bas, et preuve indiscutable de la justice immanente à laquelle personne d’entre nous ne saurait échapper.

L’empire troisième, — toutes les femmes qui devaient plaire sont là, princesse Mathilde, marquise de la Tour-Maubourg, duchesse de Mouchy, c’est l’ère du flirt, et Gounod lui-même semble bien absorbé avec la duchesse de Montebello.

Théophile Gautier, Mérimée, Cabanel, Offenbach, Murger, et bien d’autres, illustrent ce règne de plaisir qui devait si mal finir ; à gauche le groupe des républicains, Jules Favre, Pelletan, Dorian, sont là pour ponctuer le présent, indiquer l’avenir et répéter : frères, il faut mourir !

La troisième république nous montre deux groupes compacts, ici c’est Thiers, le sinistre vieillard, l’égorgeur de trente-cinq mille Parisiens sans défense au lendemain de la Commune — crime unique dans l’histoire, — là, c’est Gambetta, le grand tribun, entouré des généraux de la défense nationale.

Peu d’hommes de lettres, la patrie en danger a mis un crêpe de deuil au front des muses et les plus doux, comme Henri Regnault, ont déposé le pinceau ou la plume, pour prendre le fusil et tomber en criant : Vive la France !

Parlerons-nous d’hier, d’aujourd’hui, de Meissonier à la barbe onduleuse, qui lutte avec les vieux fleuves endormis du jardin des Tuileries, de Sarah Bernhardt la détraquée, de Sarcey, de Dumas flls, des hommes politiques du jour, de Floquet, d’Yves Guyot, de Rouvier, de ce brave Chevreul qui a fini par être vaincu dans son duel avec le temps ? À quoi bon ? tous ces contemporains nous sont familiers, la plupart sont nos amis, nous leur serrons la main chaque jour dans les couloirs de la Chambre ou les coulisses des Français, ou ailleurs ; la seule chose que je puisse faire ici, c’est vous conseiller d’aller contempler leur portrait ; vous verrez combien Stevens et Gervex y ont mis de feu, de vérité, d’observation, de talent et de brio.

Aux pieds de la France qui apprend à lire à ses enfants, appuyé au socle immense, les bras croisés, la barbe blanche, entre Philippe d’Orléans qui commence le siècle à gauche, dans le crime, et Chevreul qui le finit à droite, dans la science et le travail, un homme et c’est tout, c’est assez puisqu’il s’appelle : Victor Hugo !