Mon berceau/La Prostitution au Palais-Royal

Bellier (p. 229-235).

LA PROSTITUTION
AU PALAIS-ROYAL


UN PRINCE DU SANG INSULTÉ ! — UN AUTEUR AMOUREUX DE SES SUJETS — LES COURTISANS D’AUTREFOIS — DÉBAUCHE OFFICIELLE.

Sous la monarchie, le Palais-Royal, ses alentours et surtout le groupe de maisons, de rues, ou plutôt de ruelles ignobles, qui occupaient l’emplacement actuel des magasins du Louvre, de l’hôtel de même nom et la place du Palais-Royal, furent le rendez-vous légendaire de toutes les débauches, cosmopolites ou non.

La situation centrale du Palais-Royal, ses jardins et surtout les débordements sans nom du Régent, tout avait concouru à ce qu’il en soit ainsi : l’exemple venait de haut.

Je n’ai point l’intention de m’arrêter longtemps sur ce sujet, d’abord parce qu’il est difficile à traiter, même en grec, ensuite parce qu’il faudrait des volumes pour écrire l’histoire complète de la prostitution au Palais-Royal, depuis Richelieu, jusqu’à la guerre de 1870.

Je ne veux donc que noter au passage les faits qui ont une couleur bien personnelle et qu’il est permis de publier dans un ouvrage qui se respecte.

Bachaumont, qui a inventé le mot de raccrocheuses, nous apprend que ces demoiselles exerçaient leur métier en plein jour au Palais-Royal pendant l’hiver de 1771, ce qui ne changeait rien, d’ailleurs, aux mœurs du temps.

On finit par les chasser cependant, à la suite de l’incident suivant ; je laisse la parole au narrateur :

« M. le duc de Chartres se promenait dans son jardin ; en passant auprès d’une de ces filles, il s’écria : « Oh ! f… ! que celle-là est laide ! » L’amour-propre de l’offensée ne lui permit pas de rester court à ce propos, qu’elle entendit très bien.

« Ah ! f… ! répliqua-t-elle, vous en avez de plus laides dans votre sérail ». Un manque de respect aussi impudent n’est pas resté impuni, et le châtiment a rejailli sur l’espèce entière ; en sorte qu’il n’y a plus que les filles d’Opéra, les filles entretenues, celles qu’on appelle du haut style, qui puissent se montrer dans ce lieu, ce qui ne laisse pas de l’attrister beaucoup, car dans le nombre de ces raccrocheuses, il y en avait de très jolies, de très bien vêtues, qui ornaient la promenade, réjouissaient les yeux et attiraient les hommes… Aujourd’hui (18 juillet 1772), le Palais-Royal, excepté les jours d’Opéra, n’est plus qu’une vaste solitude. »

Comme cette constatation attristée et mélancolique de Bachaumont est amusante ; on sent que le pauvre homme regrettait les minois provocants qui ornaient la promenade !

En parlant du Palais-Royal pendant la Révolution, Fournier, de son côté, a laissé tomber de sa plume les curieuses lignes suivantes :

« Pendant le Directoire, la politique fut morte ou muette. Une autre fièvre s’empara du Palais-Royal et on fit ce dont Chaumette semblait avoir flairé les horreurs, lorsqu’un jour du mois de juillet 1793, dans un de ses moments de bon sens et de morale, il faillit en ordonner la fermeture, devançant ainsi une idée de Merlin, qui voulait en faire une caserne et un projet du ministre Benesech, en l’an v, qui prétendait pouvoir l’assainir de toutes les façons, en le faisant traverser par quatre rues. »

Heureusement que ces projets de vandalisme bête n’ont pas été mis à exécution. Si l’on veut se faire une idée des mœurs étranges du Palais-Royal à cette époque, il faut lire Mercier et Rétif de la Bretonne, qui donnent une série de tableaux très vécus que je ne puis rapporter ici.

Mercier allait jusqu’à dire que le Palais-Royal était miné par les eaux souterraines et que cloaque, il allait disparaître en cloaque.

Cependant on a vu comment le cloaque a assez bien résisté jusqu’à ce jour aux fameuses infiltrations.

Ce qui surtout est amusant, c’est de voir que le vertueux Mercier lui-même trouvera un jour son chemin de Damas, en faisant du Palais-Royal ce portrait presqu’aimable :

« Le Palais-Royal est le point unique du globe ; c’est la capitale de Paris ; c’est un séjour enchanté, une petite ville luxueuse enfermée dans une grande, le temple de la volupté, d’où les vices brillants ont banni jusqu’au fantôme de la pudeur. Tout y est réuni : jeux, spectacles, cafés, traiteurs, cabinets de lecture ; femmes très douces et très accommodantes à tout prix. Libertinage éternel. »

Néanmoins, on sent que Mercier ne se complaît guère dans ces études, tandis que Rétif de la Bretonne, dans les filles du Palais-Royal, parle d’elles avec complaisance et volupté, s’enivre de leur parfum… odor di fimina et se compare modestement à Pétrone, pour avoir écrit scrupuleusement et avec un véritable amour, leur histoire.

Sous le nom de M. Aquilin des Escopettes, on le voit suivre tout le vilain gibier dont il aime tant le ragoût et que nous lui abandonnerons volontiers, sans même excepter la célèbre…, celle pour laquelle on traduisit l’un des plus fameux livres de l’Arétin, avec cette annonce : « Nouvelle édition, revue, corrigée, augmentée aux dépens de Mlle Théroigne de Méricourt, présidente du club du Palais-Royal et spécialement chargée du plaisir des ganaches de notre illustre Sénat ; 1791, petit in-12. »

On n’y allait pas de main-morte à cette époque !

En 1799, il y avait quatre maisons de filles au Palais-Royal et plus tard il y en aura huit, mais ces dames ne se contentaient pas des maisons et des centaines circulaient librement dans le jardin et les galeries. Saint-Marc dit à ce propos : « Leur démarche est éhontée, mais leur tournure est ravissante. Leur langage est ordinairement grossier, quelquefois mêlé d’argot. Leur voix a déjà perdu sa fraîcheur, la douceur du timbre, le velouté du ton ; elle est souvent éraillée, rauque ; une voix de rogomme, une voix cassée ou une voix syphilitique. On en voit du jardin, danser demi-nues dans leurs entresols, ouverts à dessein ou court vêtues, les jambes croisées, montrer aux fenêtres à peu près toutes les beautés dont les a gratifiées la nature. On lit, je ne sais plus où, ces espèces de vers mis dans la bouche d’une impure de bas étage :

Hélas ! pour la beauté, quel séjour est égal
À celui des remparts et du Palais-Royal ?
C’est là qu’en espaliers les Grâces arrangées
Aux regards des passants font briller leurs appas,
Semblables à des fleurs qui naissent sous leurs pas
Et dont la quantité rend les voix partagées.

Les chroniques du temps sont pleines de détails sur la beauté, les charmes et les talents secrets de la Montausier, de la belle Zulima, de la blonde Sophie Beau-Corps, de l’incomparable Élisa, qui était chez la Destaing, de la belle Romain, de cent autres, sans compter les bouquetières, les modistes et toutes les Circès vagabondes, comme on les appelait alors, qui avaient valu aux fameuses galeries de bois, remplacées par la galerie d’Orléans de 1828 à 1829, le surnom pittoresque de Pince-Fesse.

En voilà assez, n’est-ce pas, sur ce sujet, et si l’on veut des détails, ils abondent dans les chroniques galantes depuis Louis XIV, on peut dire, jusqu’à Louis-Philippe, sans compter cet aimable Rétif de la Bretonne, qui a conté ces histoires du Palais-Royal en homme convaincu, en ancêtre direct d’Armand Sylvestre.

Le Palais-Royal se meurt, dit-on, c’est exagéré ; mais ça ne fait rien, je suis heureux tout de même de constater que sous la troisième République, sans être plus morose qu’il ne convient, nous avons des mœurs un peu plus propres que nos aimables grands-parents, ce qui prouve que lorsque les nobles et les prêtres sont au pouvoir, la débauche crapuleuse et la prostitution éhontée ne sont pas loin.

Le poisson vit dans l’eau, chacun vit dans son élément et l’histoire de la monarchie française est là pour démontrer que son élément, à elle, n’était pas précisément très vertueux, ni très ragoûtant.