Mon berceau/La Bourse du Travail

Bellier (p. 357-363).

LA BOURSE DU TRAVAIL


UNE FILLE BIEN TREMPÉE — SOUVENIRS POLITIQUES — MES CONFÉRENCES — UNE BELLE INSTITUTION — LE PEUPLE GRANDIT.

Au numéro 35 de la rue Jean-Jacques-Rousseau, une porte basse, de mince apparence, donne accès à un long couloir dont le plafond, tantôt voûté, tantôt plat, soutenu par des colonnes, a un aspect antique et vénérable ; au fond, une grande salle avec, tout autour, du haut en bas, des pièces assez exiguës : c’est la Bourse du Travail et le passé de l’immeuble lui-même est assez curieux pour que l’on s’y arrête un instant.

Le bâtiment a servi primitivement de jeu de paume sous Henri IV ; mais alors la toiture allait jusqu’en haut et il n’y avait pas d’étages, c’est ce que l’on appelait en ce temps un jeu de courte paume, jeu très chic, puisqu’il était interdit par plusieurs ordonnances royales aux vilains.

Celui de la rue Grenier-Saint-Lazare avait été célèbre sous Charles VI et Charles VII ; il y en avait dans presque tous les quartiers de Paris et, dès 1424, la jeune Margot, arrivant de sa province, avait révolutionné tout Paris par son adresse, ce qui n’était pas peu de chose, car tout le monde sait qu’il fallait beaucoup d’exercice, de force et d’accoutumance pour devenir adroit à ce jeu ; c’est ce que l’on appelle aujourd’hui l’entraînement.

La paume de la main ne fut remplacée par la raquette que sous Henri IV.

Le roi vert-galant était aussi fort à ce jeu, qu’il adorait, que mauvais joueur, la rue assistait souvent à ses luttes et mille anecdotes nous ont été conservées par les chroniqueurs.

Tout cela se passait de 1589 à 1610… quand les ligueurs et les soucis de la guerre laissaient au fils de Jeanne d’Albret le temps de souffler un brin.

En 1616, la propriétaire de l’immeuble, la dame Lomonier, le donnait à la ville de Paris pour y établir ce que l’on pourrait appeler l’assistance publique de l’époque.

Plus tard, sous la Révolution et la Restauration, nous retrouvons le hall transformé en salle de la Redoute ; c’est un bal public où l’on danse ferme ; si deux siècles plus tôt Paris était couvert de salles de jeu de paume, au commencement de ce siècle il était couvert de salles de bal, et au moins là tout le monde pouvait s’amuser, les vilains comme les autres.

Lorsque la fureur des bals fut calmée, nous enregistrons un nouvel avatar et nous trouvons installés dans ce vaste local les rites écossais et de Misraïm de la Franc-Maçonnerie, qui devaient y rester jusqu’au jour où ils transportèrent leurs pénates rue Rochechouart, et où ils seraient remplacés à leur tour par la Bourse du Travail actuelle, c’est-à-dire jusqu’en 1886.

C’est avec une grande joie et un véritable orgueil que je me souviens des nombreuses conférences que j’y fis à cette époque au milieu de mes frères.

Enfin, il ne faut pas oublier que le grand mouvement contre l’Empire est parti de là, en 1869, dans des réunions devenues historiques.

Victor Noir, les Cinq, Rochefort, qui depuis… et bien d’autres faisaient retentir la salle de leur parole enflammée.

La Bourse centrale du Travail, fondée le 20 décembre 1886, y est actuellement installée, en attendant qu’elle porte son siège central dans le nouveau bâtiment du Château-d’Eau[1], mais elle gardera toujours l’installation de la rue Jean-Jacques-Rousseau, sous le nom d’Annexe A, pour tous les syndicats de l’alimentation et du livre (correcteurs, typographes, fédération du livre, etc.), qui sont là dans leur quartier. Il est question de fonder aussi une annexe B dans le quinzième arrondissement, ce qui porterait à trois les centres de la Bourse du travail dans Paris, et ce qui ne serait pas trop.

La grande salle du centre, ou salle no 1, sert aux réunions des grands syndicats et la salle no 2 aux petits syndicats ; les uns et les autres n’ont qu’à s’entendre pour les retenir à l’avance pour l’heure et le jour qui leur conviennent, car il est bon de dire que la Bourse du travail est ouverte de six heures du matin à minuit, dimanches et fêles compris ; c’est une véritable permanence du travail, puisqu’en vertu du règlement même, les chambres syndicales et groupes corporatifs ne peuvent être composés exclusivement que de salariés.

Disons encore à leur louange, que ces mêmes corps ne peuvent exiger de leurs titulaires qu’un maximum de huit heures de travail par jour, réparties selon leurs besoins.

À l’heure présente, il y a là deux cent dix syndicats ouvriers qui fonctionnent admirablement ; pour cette immense installation, le conseil municipal de Paris donne vingt mille francs par an, plus cinq mille francs pour l’impression de l’annuaire, et, avec un dévoûment sans bornes, une intelligence remarquable et un esprit d’économie admirable, ces braves gens trouvent le moyen de faire face a tout et de publier tous les dimanches, en dehors de l’annuaire, sous le nom de La Bourse du travail, bulletin officiel des chambres syndicales et groupes corporatifs ouvriers de la ville de Paris, un journal fort bien renseigné et rédigé dans un excellent esprit républicain et socialiste.

Si jamais le conseil municipal de Paris a voté une subvention utile, appelée à relever et encourager l’ouvrier, en lui apprenant à conduire ses affaires lui-même et à se faire respecter, c’est bien celle-là, par exemple !

On espère que lorsque la Bourse sera installée rue du Château-d’Eau, avec ses deux annexes, dont celle de la rue J.-J.-Rousseau, comme je l’ai dit, le conseil municipal voudra bien porter la subvention à quatre-vingt-dix mille francs.

Je le souhaite de tout mon cœur, car c’est là de l’argent bien employé et c’est bien peu de chose en face des fortunes ou des bénéfices scandaleux de certains capitalistes ; il vaut mieux tendre les mains à l’ouvrier que de le forcer à descendre dans la rue quand il crève de faim, grâce au régime protectionniste ; c’est plus fraternel, c’est plus sage et ce serait plus pratique, si les capitalistes étaient capables de voir clair et de comprendre leurs véritables intérêts…

Je sais bien que c’est prêcher dans le désert qu’importe, si l’on remplit son devoir.

Un délégué de chaque chambre forme le comité général, composé de deux cent dix membres actuellement, soit deux cent dix syndicats, comme je l’ai dit tout à l’heure.

Une commission exécutive de vingt et un membres, avec cinq sous-commissions, fait face à tout : journal, annuaire, administration générale, finances, archives et bibliothèque, contrôle, etc.

Il y a là un exemple de travail simplifié et de bonne organisation sans parade et sans bruit, que beaucoup de grandes administrations feraient bien d’étudier et encore mieux d’imiter ; ça leur permettrait de réduire leurs frais généraux des trois quarts, ce qui ferait baisser immanquablement le prix des fromages de Hollande, si recherchés aujourd’hui.

Mais voilà, c’est qu’à la Bourse du travail la fraternité n’est pas un vain mot ; tout le monde trime en vue d’un but supérieur à atteindre, avec un instrument excellent en main.

Le but, c’est l’émancipation du prolétaire.

L’instrument, c’est l’esprit de solidarité poussé jusqu’au sacrifice.

Depuis vingt ans, l’école a commencé l’œuvre régénératrice, les syndicats doivent la poursuivre sans relâche.

C’est pourquoi je salue au passage avec une sincère et profonde sympathie mes frères de la Bourse du travail de la rue J.-J.-Rousseau qui travaillent modestement, mais utilement, pour le triomphe définitif de la République.


  1. Aujourd’hui cette installation est un fait accompli et elle est fort bien comprise.