Mon ami le paysage (Verhaeren)

Les Flammes hautesMercure de France (p. 125-134).
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MON AMI LE PAYSAGE


J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

Je vis chez moi de sa lumière
Et de son ciel, dont les grands vents
Agenouillent les bois mouvants
Avec leur ombre sur la terre.


Il est gardé par onze tours
Qui regardent, du bout des plaines,
De larges mains semer des graines
Sur l’aire immense des labours.

Un chêne y détient l’étendue
Sous sa rugueuse autorité,
Mais les cent doigts de la clarté
Jouent dans ses feuilles suspendues.

Un bruit s’entend : c’est un ruisseau
Qui abaisse de pente en pente
Le geste bleu de son eau lente
Jusqu’à la crique d’un hameau.

Tandis qu’au loin sur les éteules,
Tassant les blés sous le soleil,
Semble tenir dûment conseil
Le peuple d’or des grandes meules.


J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

Sous l’azur froid qui le diapre,
L’hiver, il accueille mes pas,
Pour aiguiser à ses frimas
Ma volonté rugueuse et âpre.

Lorsqu’en mai brillent les taillis,
Tout mon être tremble et chatoie
De l’immense frisson de joie
Dont son feuillage a tressailli.

En août, quand les moissons proclament
Les triomphes de la clarté,
Je fais régner le bel été
Avec son calme dans mon âme.


Et si novembre avide et noir
Arrache aux bois toute couronne,
C’est aux flammes d’un feu d’automne
Que je réchauffe mon espoir.

Ainsi le long des jours qui s’arment
D’ample lumière ou de grand vent,
J’éprouve en mon cerveau vivant
L’ardeur diverse de leurs charmes.

J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

Même la nuit, je le visite
Quand les astres semblent les yeux
De héros clairs et merveilleux
Que les splendeurs du ciel abritent.


À haute voix, à cœur ardent,
Je dis ton nom, brusque Persée,
Et l’ombre immense et angoissée
Tressaille encor en l’entendant.

Je te nomme à ton tour, Hercule ;
Et toi, Pollux, et toi, Castor ;
Et toi, Vénus, dont le feu d’or
Préside au deuil des crépuscules.

Je mêle aux légendes des Dieux
Ta légende de sang jaspée,
Belle et pâle Cassiopée,
Qui luis sereine au nord des cieux.

Si bien que grâce à votre gloire,
Mon cœur se dresse et s’affermit
Et qu’il s’exalte et crie au bruit
Que font vos noms en ma mémoire.


J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

J’aime et je suis les humbles sentes
Qui vont d’un clos à d’autres clos,
Ou descendent le long de l’eau
Vers les grottes retentissantes.

Quand l’air est sec et refroidi
Et que tout bruit semble plus proche,
Je reconnais au son des cloches
Quel angelus tinte à midi.

Je vois le dessin de chaque ombre
Dans le soleil sur les hauts murs
Et j’ai compté les brugnons mûrs
Qui ploient la branche sous leur nombre.


Ces deux tilleuls qui montent là,
Je sais la main aujourd’hui morte
Qui les planta devant la porte
Pour que la foudre n’y tombât.

Chaque bête qui vague ou broute
M’est familière et le sait bien.
D’après l’aboi que fait son chien
J’entends qui passe sur la route.

J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

Et je lui dis des choses tendres
Et profondes avec mon cœur,
Les soirs, quand la clarté se meurt
Et que, seul, il me peut entendre.


Je lui parle des jours passés
Quand, le corps lourd de déchéances,
Je vins chercher dans sa jouvence
Un air allègre et condensé,

Quand je sentis en moi renaître
Jour après jour l’ancien désir
D’aimer le monde et l’avenir
Et d’être fort et d’être maître,

Quand j’étais si vraiment heureux
De mes marches de roche en roche,
Que j’embrassais les arbres proches
Avec des pleurs au fond des yeux

Et que les thyms sous la rosée
Et que les trèfles sous le vent
Me semblaient moins frais et vivants
Que mes espoirs et mes pensées.


J’ai pour voisin et compagnon
Un vaste et puissant paysage
Qui change et luit comme un visage
Devant le seuil de ma maison.

Dites, vous ai-je aimés, retraites,
Coteaux feuillus, sources des bois,
Antres où résonnait ma voix,
Avec sa force enfin refaite !

Plus rien de vous n’est étranger
Au cœur ému de ma mémoire ;
On ne sait quoi de péremptoire
Entre nous tous s’est échangé.

Aussi quand ma vie accomplie
Ployant sous le poing noir du sort
Ira se perdre dans la mort,
Doux ciel ami, je te supplie


D’être présent à mes regards,
Avec ta plus ample lumière,
Afin que soit belle la terre,
À mon départ.