Le Lierre (Verhaeren)

Les Flammes hautesMercure de France (p. 137-140).


LE LIERRE


Lorsque la pourpre et l’or, d’arbre en arbre, festonnent
Les feuillages lassés de soleil irritant,
Sous la futaie, au ras du sol, rampe et s’étend
Le lierre humide et bleu, dans les combes d’automne.

Il s’y tasse comme une épargne ; il se recueille
Au cœur de la forêt comme en un terrain clos,
Laissant le froid givrer ses ondoyants îlots
Disséminés au loin sur une mer de feuilles.


Pour le passant distrait, il boude et il décline
Le régulier effort des œuvres et des jours ;
Pourtant, seul sous la terre, il allonge toujours
Le tortueux réseau de ses courbes racines.

Sa force est ténébreuse et ne se montre pas
Elle est faite de volonté tenace et sourde
Qui troue, en s’y cachant, tantôt l’argile lourde,
Tantôt le sable dur, tantôt le limon gras.

D’après le sol changeant, il ruse ou bien s’exalte ;
Il se prouve rapide ou lent, brusque ou sournois ;
Son chemin, tour à tour, est sinueux ou droit ;
Il connaît le détour, mais ignore la halte.

Et dès le printemps clair, si quelque tronc ardent
Étage auprès de lui ses branches inclinées,
Il l’assaille et en mord l’écorce ravinée,
Avec l’acharnement de ses milliers de dents.


Humble et caché jadis sous la terre âpre et nue,
Son travail aujourd’hui se fait dominateur ;
Il s’adjuge l’élan et bientôt la hauteur
De l’arbre qu’il étreint pour monter jusqu’aux nues.

Il frémit de lumière et s’exalte de vent :
Sa force est devenue ardente et fraternelle,
Son feuillage, léger comme un vêtement d’ailes,
Le soulève, le porte et le pousse en avant.

Chaque rameau conquis lui est support et proie.
Pourtant, ayant appris sous terre à se dompter
Au point de ne lâcher jamais sa volonté,
Il est si sûr de lui qu’il domine sa joie,

Toujours il tord à point sa multiple vigueur,
Fibres après, fibres, au creux des moindres fentes,
Et n’écoute qu’au soir tombant les brises lentes
Chanter en lui et l’émouvoir de leurs rumeurs.


Et quand toute son œuvre, un jour, sera parfaite
Et qu’il ne sera plus qu’un végétal brasier
Serrant en son feuillage un arbre tout entier,
Immensément, depuis le pied jusqu’à la tête,

Il voudra plus encore, et ses plus fins réseaux,
N’ayant plus de soutiens, s’élanceront quand même,
Dieu sait dans quel élan de conquête suprême,
Vers le vide et l’espace et la clarté d’en haut.

Déjà l’automne aura mêlé l’or et la lie
Au funéraire arroi qui précède l’hiver,
Que lui, lierre touffu, compact et encor vert,
Jusqu’au vol des oiseaux dardera sa folie.

Alors, plus libre et clair que ne l’est la forêt,
Il oubliera gaîment qu’il lui est tributaire,
Mais, qu’il boive un instant la plus haute lumière,
Qu’importe qu’il s’affaisse et qu’il retombe après.