Mon Amie Nane/XI. — Les Charités de Nane

Le Divan (p. 171-204).

I

Primavérile de Ver

« Caritas habenda est ad omnes. »
(Im. Christ. I, 3.)
Quant aux Œuvres, mieux vaut ne s’en mêler point du tout que d’y porter des soucis de parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez de votre dieu, l’en croirez-vous mieux établi, de l’avoir fait confesser pour une pièce d’or, comme don Juan ?


Quelle chose fut jamais plus changeante qu’un matin d’avril, si ce n’est mon amie ? Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, sauraient-ils figurer ses caprices ? Car Nane, comme une eau sinueuse, que le vent froid du matin éveille et fait frémir au pied des saules, ce n’était que frisson, imprévus détours, secrète pente.

Mais c’est envers ses amies surtout qu’on la vit se piquer d’inconstance. Cette Noctiluce, par exemple, à qui elle parut se fixer un instant, ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. Étrangère, d’ailleurs, et nul ne sachant rien de son passé, elle disparut soudain sans rien laisser derrière elle que le sillage inquiétant de son souvenir. C’est ainsi qu’en été, au crépuscule, un large papillon, fait d’ouate noire, entre par la fenêtre avec l’odeur des herbes et des arbres, palpite autour des lampes, un instant, et de nouveau se perd dans la nuit.

Puis vint Primavérile de Ver, petite et charmante personne, aussi printanière que ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un tabouret Louis~XVI, de rayures et de fleurs. C’était, de les voir toutes deux ensemble, maints délicats tableaux : on aurait juré qu’elles s’aimaient vraiment. Cela n’allait pas même sans un peu de jalousie, et j’eus d’abord à en souffrir du côté de Primavérile. Elle laissa percer plus d’une fois le déplaisir que lui causait ma présence entre elles ; et jusqu’à me traiter de « fourneau », ce qui n’avait aucun sens, comme je lui en fis la remarque.

Il est vrai de dire qu’elle se montrait tout autre aussitôt que Nane avait le dos tourné. L’impertinence était alors remplacée par les plus séduisantes agaceries, des airs mutins, une main sur mon épaule, et le spectacle multiple de ses jambes au milieu de ses jupes ; spectacle, en vérité, bien propre à émouvoir un honnête homme.

Cela vint au point que je souhaitais les absences de Nane, pour étudier sa petite amie mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler franc, mais enclin au contraire à embrasser les formes plaisantes : celles de Primavérile l’étaient. Il ne faut donc point s’étonner si je me trouvai un jour riche de ses promesses les plus formelles, et d’un rendez-vous pour le lendemain au Plutus, « où on ne connaît personne. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais à les voir, comme j’avais fait la veille encore dans la chambre de mon amie, après un essayage (me dit-on), qui en aurait cru aucune capable de trahir l’autre ? C’était le plus délicieux abandon. Nane, en chemise longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter sur ses genoux une Primavérile à peine mieux vêtue qu’elle, si ce n’eût été une culotte de satin paille et des chaussettes cachou, qui lui donnaient l’air d’un petit garçon. Elle avait aussi des rubans aurore à ses genoux, et, cependant, de sa voix en fer de lance, criait :


À Paris,
À Paris,
Sur un petit cheval gris.


C’est ainsi que le lendemain je me trouvai, un peu avant dîner, au Plutus. Il y faisait bon, il y faisait meilleur de toute la bourrasque qu’on entendait meurtrir aux carreaux ses ailes humides ; de tout le froid qu’on devinait sur le boulevard. Du reste, j’y avais tout de suite été reconnu par un monsieur âgé. Puis Alcide de Cintra entra, me tendit la molle charcuterie de ses doigts, déposa pareille offrande dans la main du vieux raseur, et, je ne sais pourquoi, s’assit à mon côté.

— Il fait bon, ici, dit Cintra.

— Et il y a du linge.

— C’est vrai ; c’est comme dans le distique.

— Quel distique ? interrogea poliment le macrobe.

— Vous ne savez que ça ; ce qu’on lit l’été, sur les devantures :


Vu l’élévation de la température,
Aujourd’hui la volaille est à l’intérieur.


Il fait très bien dans le décor, Cintra, au milieu des stucs magnifiques. Parmi tous ces gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles si rouges qu’elles en ont un air fraîchement tiré, c’est encore une figure bien parisienne, Cintra : je l’aime beaucoup.

— Mais, me dit-il, en quel honneur vous voit-on ici ? Vous avez cet aspect qu’on prend malgré soi, lorsqu’on attend une autre dame que celles qui sont là. Est-ce que vous auriez fait un béguin, par hasard ?

Et se passant sur les lèvres une langue qui est comme un rond de betterave, il ajoute : C’est d’ailleurs la chose la plus agréable...

Il dit cela d’un ton suprême, qui m’agace un peu. C’est vrai, après tout, que je suis au Plutus pour attendre une dame à qui j’ai inspiré (pourquoi m’en défendrais-je ?) un tendre caprice. Et c’est vrai que les questions de Cintra, comme sa compagnie, m’agacent. Pour couper court :

— Vous qui connaissez tout le monde, lui dis-je, qui est-ce donc, tout près de nous, cette petite femme — qui a gardé ses peaux de bête — et il y a deux dos de Messieurs — dont un en raglan — qui lui font vis-à-vis ?

— C’est Mary Merrycourt, une Arlésienne : vous ne la connaissez pas ?

— Si, si, mais je n’en voyais qu’un triangle de joue.

J’appuie un peu à droite. Mary, qui m’aperçoit, cligne un sourire, à quoi je réponds par une des meilleures grimaces de mon répertoire, qui est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. Tout de suite, elle baisse le bout rose de son nez, mais, au bout d’un moment, regarde encore : autre grimace, du genre tragique, cette fois. Mary est hypnotisée, a envie de rire, et ne peut se tenir de regarder mes jeux de visage, que j’accentue, en les variant. Et soudain, ça y est : elle pouffe dans son verre. Les deux messieurs se retournent ; mais moi, j’ai déjà revêtu l’olympienne physionomie de feu Wolfgang ; et je critique le plafond.

Cintra ne m’écoute pas : il achève une petite histoire aussi personnelle que possible.

— ... Il faut vous dire que, de ce temps-là, j’étais fauché comme un tennis...

— Ce n’est pas, insinue l’autre, le tennis que l’on fauche.

— Oui, oui, je sais, c’est le lawn. Toujours est-il que j’étais enchanté de mon aventure : « Un petit souper tout simple » elle avait dit, et, là-dessus, désigné à son cocher un restaurant fort connu que je ne connaissais encore que de nom. Traversée brillante, chuchotements sur le passage, attention générale, escalier, etc. ; petit salon simple mais très cossu ; je remarquais aussi qu’elle commandait beaucoup de choses. Nous soupons donc, et, tout fini, on apporte la note, que j’attendais sereinement avec la somme que j’ai dite, cinq ou six louis. Il y en avait pour trois cents francs, Monsieur : un vol manifeste. Je commence par crier, par donner ma parole que je ne paierai pas...

— Vous pouviez toujours leur donner ça, comme à compte...

— Et la klebbe, pendant ce temps, qui me regardait avec ses airs de Diane au mépris ; je l’aurais saignée. Il fallut tout de même la prendre dans un coin, lui expliquer. Ah ! ce rire qu’elle eut ; je l’entends encore : c’est des choses qui vous durcissent le cœur, pour le reste de la vie.

Quand même, elle me consola : « Je n’ai pas ma bourse, me dit-elle ; mais le gérant me connaît, tu parles. On va lui faire le boniment. » Là-dessus, monte le gérant, qu’elle prend à part ; un gros, c’était, qui est mort depuis dans les tours Notre-Dame, d’une frayeur qu’il a eue, il paraît. Et je le voyais faire des grands bras d’assentiment. Alors on est venu enlever l’addition. Pendant ce temps, ma douce amie était à causer et rire avec la femme du vestiaire. Puis on rapporta les vêtements, et nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle voulant me retenir. Mais j’allai me coucher ; j’en avais ma claque, des tragédiennes. Et voilà qu’en ôtant mon pardessus, je déniche trois billets de cent francs, qu’elle y avait mis. Ah ! je vous promets que je n’ai fait qu’un bond jusque chez elle !

— Vous étiez furieux ?

— Pensez donc, d’avoir été si gourde avec une femme comme ça ; une femme de cœur, monsieur. Le plus drôle, c’est qu’elle m’attendait.

— C’est tout ce qu’il y a à faire, après l’amorçage.

Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, n’a pas l’air de l’avoir dit méchamment, et le conteur clôture par ces mots :

— Pas une fois, d’ailleurs, nous n’avons reparlé de ça ensemble.

— Mais, la note ?

— Je n’ai pas besoin de vous dire que je l’ai payée, ou plutôt fait payer par un homme d’affaires ; on a même fait une réduction. Car, dans les grands restaurants, c’est toujours meilleur marché de faire attendre.

Tout cela étant plus riant, au fond, pour Cintra que pour moi, je me remets à faire des grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air furieux, et change de place avec un de ses cavaliers. Je ne puis pourtant pas continuer ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe à la conversation : ce n’est plus Cintra qui parle, maintenant ; mais son compagnon n’est guère plus drôle, et raconte des aventures de jeunesse.

À la longue, et le récit en paraissant devoir renaître sans cesse de ses cendres :

— Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, comme disait Samson au poète André de Chénier, mais il me semble que tout cela, pour si flatteur qu’il vous paraisse et qu’il vous soit, n’a rapport que d’assez loin à cette espèce de passion canaille dénommée béguin, dont vous vous êtes longuement entretenus et que pour ma part...

— Là, là, dit Cintra, reposez-vous.

— Tenez, je puis vous fournir un exemple plus authentique, de béguin ; et ce n’est pas à l’orateur, cette fois-ci, que c’est arrivé, mais à un Belge du Congo, que vous avez peut-être rencontré à Léopoldville, ou au Bois — qu’on appelait : Romuald... Romuald A’Benissen van Thulda.

Les deux hommes hochent la tête.

— Ah ! on l’appelait comme ça, fait Cintra. Et est-ce qu’il venait ?

— Parfaitement. Donc, il avait cue illi, dans je ne sais quel Moulin, une fille quelconque, assez jolie, qui s’obstina longtemps à le prendre pour un marchand de savon, et qui en était folle. À ce point qu’un beau jour, munie d’une de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer au blanc de la cuisse ces paroles mémorables, que timbre un cœur transpercé d’un couteau : « J’aime (j’aimerai toujours) Romuald A’Benissen van Thulda, représentant de l’État libre du Congo, 279, rue de Villersexel »...

— ... Ci-devant rue de Mailly, continua le vieillard : il y avait là jadis un parc délicieux.

— ... Mais mon Belge, excédé d’avoir ce témoignage sans cesse devant les yeux...

— Oh ! sans cesse...

— Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, repartit pour son Congo ; et maintenant la môme gagne tout ce qu’elle veut avec les étrangers. Elle est en passe (si j’ose dire) de devenir inscription historique ; et je crois qu’elle a un traité avec Cook.

— Mais, toujours à propos de béguin, demande Cintra ironique, et le vôtre ? Vous allez en être réduit, tout à l’heure...

À ce moment, la porte s’ouvre.

— Quand on parle de la louve..., lui dis-je. Et la petite Primavérile s’en vient à nous, capricante, menue, les yeux luisants comme deux gouttes de café. Elle s’assied tout contre moi : sa robe, exacte aux hanches, me défend mal contre le toucher d’une chair étroite et dure.

— Je ne veux pas, me dit-elle à l’oreille, dîner avec ces mufles-là... Vous tout seul...

— Dans un fauteuil ?

II

Le bon chien Cocktail.

« Vix invenires fabulam quæ istam insulsitate superest. »
(J. DE LAUNOY. Op.)
Il est certain que ce chapitre-ci ne présente pas un grand intérêt.


Nane n’a eu aucun soupçon de ma fugue avec Primavérile de Ver. Et moi, j’en ai gardé le meilleur souvenir. Outre qu’elle se montra à la suite d’ébats divers, d’un désintéressement difficile à vaincre. Et ces choses-là, dirait Cintra, vous vont au cœur.

Quant à Nane, la voici abusée d’une tendresse nouvelle. C’est un toutou, cette fois, où son cœur s’intéresse, un mauvais toutou de gouttières, qu’elle a ramassé rue Dauphine, venant de se faire écraser la patte par un camion — et qui hurlait son âme. Il était hirsute, d’ailleurs, crotté, et, sauf qu’il n’avait pas de collier, on l’aurait pris pour un socialiste de gouvernement.

Grâce aux avis de son docteur et deux vétérinaires, elle a réussi à retarder quinze jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd’hui, qu’il est enfin sur ses pattes, le voilà tout à coup familier, gourmand, cela va sans dire, mais goulu, encore, jusqu’à ronger les descentes de lit ; et qui répond au nom de Cocktail comme si c’était celui même de ses pères, de ses nombreux pères.

— Il est vilain, Nane, votre cabot ; mais il paraît racheter cela par sa bêtise.

— Bête, Cocktail ! Vous ne comprenez rien aux bêtes, mon cher. C’est à croire que vous n’avez jamais eu de cœur. Et si vous saviez, quelles dispositions il a pour sauter ! Cocktail ici !

Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré d’inquiétudes à la vue d’un bâton, se réfugie derrière les rideaux de la fenêtre.

— Cocktail, ici, Cocktail ! Stoupide bête !

Cocktail ne bouge, mais, comme Nane finit par lui donner des coups de canne, il cherche un havre entre mes jambes.

— Comme c’est ingrat, dit-elle, les chiens : on dirait des hommes. En voilà un que j’ai soigné, embrassé, pendant un mois ; que j’ai fait tondre, laver, pomponner. Et pour quelques malheureux coups de canne, ça fait la tête.

Nane paraît près de tomber dans une affreuse mélancolie — quand on vient lui annoncer sa sœur.

— Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la recevoir dans ma chambre, et l’expédier tout de suite.

Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte ouverte, et la causerie des deux sœurs bientôt monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à travers la portière.

— Je t’ai déjà écrit, fait Nane, que je ne pouvais rien faire. Je n’ai pas le sou et maman me coûte déjà assez cher comme ça.

— Écoute-moi, ’Anaïs, je ne t’ai pas tout dit dans ma lettre ; j’ai deux des enfants malades, l’un à la maison qui me mange de médicaments ; et l’autre, c’est le dernier, mon petit Alfred. La nourrice m’écrit que je suis trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas d’argent, elle va me le rapporter, en pleine rougeole : il mourrait sur la route.

— Tu comprends bien, que tout ça c’est du battage, une nourrice aime trop son nourrisson, en général, pour le faire mourir. Tout le monde sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu n’as même pas voulu que je sois marraine.

— Mais, ’Anaïs, je t’ai expliqué..., ma belle-mère... mon mari...

— Ah ! et qu’est-ce qu’y devient, ton mari, l’homme fort, le père de tes enfants ? Sais-tu une chose : tu devrais me l’envoyer ; nous arrangerions peut-être quelque chose ensemble. Je devine, au timbre de sa voix, que Nane sourit.

— Mais, ’Anaïs, crie encore la malheureuse, tu sais bien qu’il ne voudra jamais. S’il savait seulement que je suis venue, il serait capable de me battre.

— Que je le tienne seulement une heure ; j’en ai maté d’autres, va ! D’ailleurs, si vous êtes assez riches pour vous payer de la fierté ! On reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte pas d’argent, moi.

— Et à cette époque où tu étais si en dèche ? Est-ce que je ne t’apportais pas un louis, comme tu dis, par semaine ? Et Dieu sait si ça m’était commode.

— Je te les ai rendus, pas ? Je voudrais bien que tu fasses de même. Sais-tu combien tu me dois ? J’ai regardé hier, quand je t’ai écrit : 760 francs. Ça me paraît assez comme ça ; vous finiriez par me prendre pour Madame le Bon. De l’argent, de l’argent, c’est facile à dire. Tâche d’en gagner toi-même, que diable. Fais comme moi, travaille !

— Mais, ’Anaïs ! Tu ne veux pourtant pas que je me mette comme ça, tout de suite... je suis honnête, après tout.

— Oui, une honnête femme, qui a fait Pâques avant Carême.

— Puisque nous devions nous marier.

— Moi, je trouverais ça plus dégoûtant encore, de marcher avec quelqu’un, si je devais être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas sur moi, j’ai assez de charges, Dieu merci ! Tu ne te figures pas que je vais te prendre comme seconde femme de chambre ?

Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre à coucher, avertit ces deux Atrides que la porte est restée ouverte ; on la ferme, et je n’entends plus rien.

Au bout de quelques minutes, Nane me rejoint :

— Elle a été dure à décramponner.

— Oui — j’ai entendu d’ailleurs la moitié de votre dialogue, et il me semble que c’est vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins son adresse, je lui enverrai quelque chose de votre part.

— Ce n’est pas la peine, j’ai fini par lui donner cent sous (et Nane rit). Il fallait voir sa tête ; mais elle les a pris tout de même. Si vous saviez ce que ça rend vil, d’être mère ! Pour ses enfants, elle ramasserait de l’argent avec sa bouche — dans la boue.

— Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous pas qu’il aurait autant valu être charitable pour votre sœur, que pour le chien Cocktail.

— Parce que c’est ma sœur ? Mais, justement, il me semble que la charité qu’on fait par devoir, ce n’est plus de la charité.

Et Nane paraît comme frappée elle-même par la contondance de son argument.

— Moi, je crois, sans tant de profondeur, que pour vous être défendue aussi bien, il faut que vous teniez à votre galette.

— Je tiens à ma galette, moi !

Le reproche paraît l’émouvoir. D’un port indigné, elle marche à son bonheur-du-jour, l’ouvre et me tend un papier où je puis lire :


Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** cents francs, pour avoir un béguin pour l’ami de Mme Nane.

Signé : PRIMAVÉRILE DE VER.


Je demeure un peu chose sur le moment, et Nane, de son ongle dur et bombé me touchant l’épaule :

— Je vous donnerai, dit-elle, l’ adresse de ma sœur, décidément : vous pourrez lui envoyer un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je ne suis pas charitable, de vous avoir offert cette petite.

Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence de tout à l’heure :

— La vraie charité est celle que l’on fait au gré de son cœur.

III

L’Hospitalité écossaise ou l’Electricien

« Voces meretricibus convenientes ingerit, quas fortasse didicit a matre sua. »
(J. WESTPHALUS adv. Calvinum.)
Elle se ressent de ses origines, et fait parfois usage d’un langage hardi.


Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, où l’on inventa (quand la loi permit aux ouvrières de s’asseoir) le tabouret en pin des Landes, où les jupes s’enrésinent ? Qui n’a admiré cette façade modern-style, que des fleurs tachent d’azur, tour à tour, ou de sang ; et c’est une gloire de plus, dans ces parages glorieux de la colonne, que la maison Furstendolch. À passer devant tant de géraniums ou d’hortensias, on goûte une joie saine ; on respire la campagne, l’honnêteté : on se sent meilleur.

Au temps qu’elle y occupait un emploi, la sœur de Nane, Mlle Clotilde Garbut, dit Clo-Clo, fit, honnête encore, la connaissance de issance de M. Évenor Lemploy, contremaître ès-arts mécaniques.

Pour être plus précis, Lemploy appartenait à l’espèce dangereuse des électriciens, vêtus de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent les maisons par équipes, pour y clouer, le jour durant, des fils de fer contre les murailles éventrées, et qui organisent à coups de marteau des catastrophes complexes. Et puis, ils s’en vont d’un cœur léger, laissant derrière eux l’insomnie et la migraine.

Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. C’était un pauvre cerveau sans images, à qui le temps apparaissait comme une progression arithmétique pas très longue, l’espace comme un polygone irrégulier ; car il ne pensait communément que sur deux dimensions. Mais les solutions des manuels lui tenaient lieu de raisonnement.

Tel quel, il aima Clo-Clo, l’engrossa, l’épousa.

Il n’y aurait pas eu grand mal s’il s’en était tenu à ce trio de sottises, et il pouvait à son usine gagner assez largement la vie de trois à quatre personnes. Clotilde, de son côté, n’était pas incapable d’aider au pot-au-feu, avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire des enfants est une des moins guérissables qu’il y ait au monde. On a vu des épouses chrétiennes faire douze petits de suite ; d’autres en mettre au monde jusqu’à trois à la fois, et tous les trois, horrible détail, — viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles : couples naïfs, insoucieux d’une porcelaine où entendre clapoter Malthus.

Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche, suivis d’un moutard. Aucun d’eux ne mourait, et ils mangeaient tous comme des enfants de pauvres. Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put pas nourrir. Cela fit des frais, et d’autant moins opportuns que le père avait pris de mauvaises habitudes.

C’était un assez beau gas, cet électricien ; de ceux que les femmes du peuple jugent « costaux ». Il avait les épaules larges, une moustache qui reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. Brutal de son naturel, comme sont d’ordinaire les hommes caressants, il la levait souvent cette main, mais au grand dam surtout de ses amoureuses ; car d’ailleurs il n’aimait pas beaucoup à taper sur sa propre famille.

D’amoureuses il ne manquait point, ayant trompé sa femme aussitôt qu’elle le fut devenue. C’est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le rendait irrégulier à l’usine ; beaucoup plus que de boire, où il était enclin aussi, mais ne se hasardait qu’avec prudence. Non que ce fussent des liaisons coûteuses ; et elles auraient pu devenir tout l’opposé, s’il l’avait voulu. Mais, au fond, ce contremaître était un honnête homme, encore qu’il manquât de culture et de philosophie. Aussi bien était-il libre penseur ; ce qui, peut-être dispense beaucoup de penser.

On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy était avertie de son malheur : il y a peu d’apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, les concierges, les cuisinières, dont son état le rapprochait. Un homme qui pose des fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à la maison ou foudroyer les gens, c’est une espèce de Prométhée pour des âmes vierges. En cas que le vautour du désir ne dévorât trop profondément le porteur de flamme, ces Océanides le consolaient d’ordinaire sans le trop différer ; et l’escalier de service où il passait inaperçu, le menait, par un degré commode, vers ces déesses subalternes : consolatrices aux bras forts, au lit qui craque, au large cœur.

Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se passait loin de son quartier ; et les femmes de sa classe, toujours occupées, n’ont point le temps de se bâtir des malheurs en Espagne, ni d’imaginer des rivales dans l’inconnu. Si elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part, c’est d’une voisine ou d’une parente ; de la personne qui les touche de près. La plupart le deviennent de leurs filles, et non point toujours sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était bien jeune encore ; et puis l’électricien, placé, par un métier mal défini, à mi-côte entre le « sublime » d’atelier et M. Joseph Prudhomme, était une façon de demi-bourgeois : Évenor avait des préjugés.

Il en nourrissait contre Nane, sa belle-sœur, que lui avaient fournis les romans-feuilletons, ces moules-à-gaufre de la conscience populaire. La Bacchanal d’Eugène Sue et sa sœur touchante, la Mayeux, qui trime, tandis que l’autre mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des vices les plus beaux, ont enfanté une famille nombreuse, redoutable, où le peuple croit reconnaître ses filles, et se réjouit de voir maudire leur déshonneur en mauvais français. C’est là aussi que Lemploy avait puisé cette opinion que le métier de courtisane est mal compatible avec la décence ou la vertu, alors qu’il ne l’est pas même avec l’amour.

Tout cela fait qu’il portait peu de sympathie à Mlle Dunois, ne voulait pas la voir, ni que sa femme la vît ; et souffrait dans son cœur qu’une aussi fâcheuse tare souillât le nom des Garbut, et des Lemploy par éclaboussure : deux noms irréprochables, assurait-il ; et c’est vrai que l’Histoire ne leur reprochait rien. La Tare, de son côté, ne l’aimait guère, encore qu’elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne pouvait souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, avait chérie trop longtemps à son désavantage.

— Pourquoi est-elle toujours enceinte ? disait-elle un soir à un de ses amis. C’est répugnant.

— Il en faut comme ça, Nane : la Tunisie manque de bras français.

— Ben, s’il n’y a que moi ? Remarquez que ça n’est pas gratis pro Deo, les enfants. Alors, pourquoi passe-t-elle son temps à se faire engrosser ; et puis après pour crever de mouïse — si on la croyait...

— Ne vous fâchez pas.

— Et caressant à l’œil, avec ça. J’en voyais une, l’autre soir, qui prenait le Métro. On aurait dit qu’elle portait un panier à bouteilles sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je vous prie, de ventre.

Et Nane, constate avec orgueil, dans la psyché, que le sien est presque concave, ainsi que la mode exige. Elle ressemble un peu, ainsi, aux léopards des Plantagenets.

— Tout de même, continue cette bête héraldique, j’ai fini par leur avoir le meilleur, aux époux Lemploy. Clo-Clo m’annonce que mon beau-frère accepte de venir dîner avec moi, ce soir. Quel honneur ! Et ce qu’ils en font des magnes pour taper les gens ! Tenez, goûtez-moi ça : c’est tout frais.

Elle me tend une lettre à l’encre pâle, où l’on peut lire :


« Ma chère sœur,

« Ça n’a pas été tout seul de décider Évenor ; et il a commencé par faire du fouan. Et puis, come il est bon cœur dans le fond, il a dit : « Non ! je suis père de famille. Mon devoir c’est ma honte. C’est moi qui vous ai mis dans la purée : j’irai rompre le pain de ta sœur. » Il faut te dire que, s’il est sans place, c’est que, come un fait exprès, il était absent, pour une certaine raison, le jour où les patrons infâmes, sous le prétexte que les frais leur mangeait de l’argent, ont flanqué leur sac à deux des contremaîtres. Évenor a beau être aimé de tout le monde, come il était absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus que sur toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. Sois bonne et généreuse pour lui : avec le temps, il t’aimera ; et renvoie le vite après le café. Je t’embrasse comme je t’aime.

« CLOTILDE.


« P.S. — Le petit Alfred va mieux. Mais la nourrisse réclame toujours son dû. »


Comment trouvez-vous le chiffon ? reprend-elle. On dirait une portière de théâtre.

— Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle s’est reprise pour ajouter un H à Hanaïs.

Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et cette bouche de reptile qu’elle a contre les gens qu’elle hait. Joli reptile, au demeurant. Et l’ami songe que si le comte Julien de la légende mourut pour avoir couché avec des serpents, c’est qu’ils étaient trop. Un seul, il l’a su naguère, cela n’est pas sans douceur. Il rêve à la Nane des jours passés, aux nœuds de sa fougue lascive, à sa gorge blanche, à ses blanches jambes — aux neiges d’antan.

Qu’elle est loin, aujourd’hui — et s i près, dressée, comme un bel écran, devant le grand feu du cabinet de toilette. À travers le linon et la mousseuse mousseline, les courbes de sa chair sont trahies et dorées par la flamme :

— Vous êtes jolie, comme ça, Nane : on dirait une pêche Bourdaloue.

— Oui, il faut bien se mettre en frais pour sa famille. Vous permettez que je continue. Avec vous, je ne me gêne pas.

— Hélas !

— Et puis, je voudrais lui faire comprendre, à cet homme de science appliquée, qu’il y a d’autres femmes que son épouse — pas pareilles. Oh ! en tout bien, tout honneur, vous savez.

— Et quand même, Nane ! Ça ne sortirait pas de la famille. Mais lui donne-t-on un bon dîner, au moins ?

— Il y a des machines avec du poivre frais ; d’autres, au safran...

— Vous croyez encore aux épices.

— Et puis du champagne tout autour : ils adorent ça. Chez moi, quand j’étais gosse, on en parlait comme du sang de Jésus. Et la première fois qu’on m’en a fait boire, dans une flûte — quand j’ai fermé les yeux pour sucer la mousse, elle est descendue tout le long, le long de ma gorge, avec un picotement. Il me semblait que j’avais un cou qui n’en finissait pas, un cou de cygne. Et il me semblait aussi que l’amour, ça devait être quelque chose dans ce genre : la tête qui tourne, un plaisir léger, tout près de faire mal.

— Et ça n’est pas ça ?

— Ah ! vous pouvez en faire courir le bruit. Le Champagne aussi, ça n’est plus le même. On a beau fermer les yeux, on voit toujours l’étiquette : Duc d’Autrechose, Goût Américain, etc. Et la peluche de canapé. Ah !...

— Moi, la première fois que j’ai donné un baiser à une femme, c’était sous un noyer, où nous avions été rabattus par une de ces averses de printemps...

— Quelle idée de ne pas choisir l’automne : un beau matin d’automne à la campagne, quand l’eau du puits, dans le tub, sent la feuille morte, et que le ciel, derrière les carreaux, change toutes les dix minutes de couleur d’yeux.

— Alors la petite me dit...

— Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, vous ne comptez pas me conter toutes vos amours, depuis le premier ; et avec le décor encore. Même sans avoir été très séduisant, on a toujours des souvenirs, à votre âge.

— Ah, Nane ! Toujours indulgente aux amis..

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il y en a de si plats qu’on y met les pieds.

Mais me voici prête. Venez-vous me tenir compagnie, au petit salon, jusqu’à l’arrivée de l’homme aux plots ?

L’homme aux plots ne se fit pas attendre, et, annoncé par la femme de chambre, entra d’un pas hardi : une éclatante Lavallière rose vif pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt que toute cette braverie n’était que surface, rien qu’à la façon dont il s’assit. Car il se tenait tout raide au bord de son fauteuil, le buste droit ; et, avec son complet à petits carreaux qui le grossissait, et son melon maintenu de champ sur ses genoux, il faisait songer au mot du satiriste inexorable : « C’est vilain, un ouvrier qui se repose ! »

Le monsieur ami ayant pris congé tout de suite après les présentations, il ne restait plus en face d’Évenor Lemploy que cet objet chétif et redoutable, Nane, pareille encore au léopard, dans sa robe bleuâtre mouchetée d’or, et qui couvait son beau-frère des yeux, sans rien dire, toute ramassée sur son divan.

La nouvelle que madame était servie, mit un terme à cet immobile pantomime. Mais on revint au boudoir après le dîner. Le contremaître s’y était déjà sensiblement dégourdi ; son esprit et ses sens parcouraient avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles il concevait le monde extérieur, et il était heureux. On aurait pu lui écrire « Joie » dessus, comme sur les boîtes d’allumettes suédoises. Le « pousse-café » l’acheva ; il devint tout à fait confortable.

— Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de D...

— Oui, dit Nane, mais je ne savais pas que vous fussiez protestant, Évenor. C’est une belle religion.

— Et comment ! Mais s’il n’y avait qu’elle pour me nourrir. Voyez-vous, Hanaïs, pour moi, il n’y a que la science. Un trolley, par exemple, je comprends ça tout de suite, une automobile, un phonographe. Ainsi vous, vous allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...

— Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous vous mettre ici, un peu plus près ?

Le contremaître adhéra, et reprit :

— Je vous disais donc qu’avec un accumulateur... Nom de D... ! qu’elle est bonne, cette fine !

— Buvez à ma santé, dit-elle. On trinqua, et, se renversant sur les cousins :

— Je ne sais pas ce que j’ai ; cette lumière me fatigue, dit Nane, qui commençait à avoir envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie tout court : cet homme ivre avait sa beauté. Et, lui ayant lancé un dernier trait de ses regards, dont il resta comme physiquement frappé pendant une minute, elle rabattit sur ses prunelles d’aventurine ses paupières brunies. Mais l’homme, ayant tourné deux boutons, qui laissèrent la salle dans le demi-jour, reprit sa place un peu plus près, en disant :

— Vous voyez, ça me connaît. Tandis que le pétrole...

Évenor adhérait de plus en plus. Il sentait, à portée de sa main, palpiter la gorge de Nane, comme un oiseau qui a peur, qui sait qu’on va le prendre. Il le prit (c’était sa manière) et la conversation tourna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— ... Tiens, vous n’avez donc pas de jarretières.

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— Non... pas ici... dans mon lit.

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— Il faudra emporter la fine.

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Le lendemain matin, vers dix heures, et après une solitaire nuit de larmes, Mme Lemploy, qui était venue deux fois déjà, sans succès, quérir des nouvelles de son mari, fut introduite auprès de sa sœur. Nane, qui était dans sa chambre à coucher, habillée déjà, achevait de mettre son chapeau. Par terre il y avait des vêtements d’homme, des choses à carreaux, une loque rouge. Au fond du grand lit, son bras étendu sur la couverture, Évenor dormait la bouche ouverte ; et, dans sa main, il y avait des papiers bleus.

— Le v’là, dit Nane, ton époux. Même qu’il est payé de ses sueurs, comme tu vois. Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans remords : l’électricien ne m’a pas volée. Pas un court-circuit, ma chère !

Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, avait fondu en larmes, et Lemploy, réveillé par ces sanglots, considérait tour à tour, d’un œil atone, sa femme, Nane et les billets dans sa main. Manifestement, il avait peine à retrouver sa seconde dimension.

— Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous expliquerez mieux sans moi.

Et, de cette marche allongée qui donne au bas de sa jupe l’air d’une vague, elle disparut.