Mon Amie Nane/X. — Les Asphaltites

Le Divan (p. 155-168).

==X - Les Asphaltites==

« .....homines.....doctrinà, studio, affectu, commercio, semifeminæ ; et qui solo fere pondere præputii (et quo interdum se gravari dolent) distant a scortis. »
(ATLINGER. oper. passim.)
Ce sont des orgiaques du commerce le plus dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils tournent les uns contre les autres ces armes dont le poids les importune, et leur rappelle qu’ils furent des hommes.


Non, toutes ces étincelantes cantharides qu’on voit vibrer autour d’un frêne, dans l’or du couchant, personne n’en saurait extraire de philtre tel que la jalousie. Cela réveillerait les morts : cela les réveille peut-être ; et c’est alors que leur veuve en voit passer l’épouvante à travers son lit.

Rappelez-vous ces soirs trop tendres où l’on ne presse son amie encore qu’avec mollesse. Mais à s’imaginer seulement qu’elle a fléchi de même, peut-être, et roucoulé, auprès d’un autre, un peu avant, un éclair vous traverse ; on se sent devenir un autre homme. Du reste je n’en parle que par ouï-dire, et nul sentiment ne m’est resté aussi étranger que celui-là.

Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où j’avais surpris Nane aux bras (si j’ose dire) de ce d’Elche, je gardai quelques jours l’âme perplexe, pour ne rien dire d’un mal de gorge que m’avait valu je ne sais quelle agitation du sang.

Du reste, Nane redevint mienne presque aussitôt. Dans sa chair, dont j’aimais l’élasticité et la fraîcheur ; dans l’éclat de ce front convexe ; dans son âme même (qui n’était point autre chose, sans doute, que l’harmonie de ses membres) habitait un charme sans lequel il ne me semblait plus possible d’être heureux. Et qui saurait oublier sa voix, cette voix qui apaise l’oreille comme un ruisseau qu’on écoute à travers le bois ?

Et je me flatte que ce fut aussi l’idée virile du pardon qui me fit retourner vers elle, et trouver à ses baisers un goût inconnu jusqu’ici. Je suis assuré qu’il n’y eut là aucun avilissement ; et de n’avoir pas agi à l’instar de ces amants ridicules, qui semblent courir sans cesse au-devant d’une honte nouvelle pour la dévorer à nouveau : comme ce Jacques d’Iscamps, par exemple, dont on sait les lâches faiblesses envers elle.

D’autre part, Nane me jura qu’elle n’aurait plus avec d’Elche que des relations de courtoisie, elle me jura aussi qu’elle ne l’aimait pas.

Il m’arriva de me heurter encore à lui ; et c’est encore un bal qui fut cause de cette malencontre.


Il est onze heures du soir ; et voici que, sur l’escalier du Nouveau Mabille, des masques équivoques apparaissent. Rares d’abord, par deux, par trois, ils descendent d’un pas hésitant, gênés par leurs talons trop hauts. La foule, ironique et sans colère, s’ouvre devant eux ; mais ils ne s’y confondent pas.

En voici d’autres plus nombreux, d’autres encore. Des clameurs amicales maintenant les accueillent, des serrements de mains, de petits cris. Le troupeau commence à se sentir maître du parc, et les danseuses peu à peu cèdent le champ.

Nane, qui a voulu venir là, est assise à une balustrade, et regarde. Elle est en pleine toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort décolletée.

— Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils ?

Aucun économiste n’étant parmi nous, cette question demeure sans réponse.

— Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des godillots de soirée, quoi. (Seigneur, que ce Champagne est mauvais !) Mais pourquoi ont-ils la toilette roulée sous le nez ?...

Et toujours de nouveaux masques arrivent, les derniers plus luxueux. À quelques-uns, plus illustres, on fait une entrée : « Vive la Chatte blanche ! — Ah ! le Fils-à-Papa ! — Bravo, Otérotte ! etc. » Cependant des habits noirs, à « tête » impénétrable, se glissent dans la foule, interrogent leur proie d’un œil invisible, l’évaluent. D’où sortent-ils, ceux-là, dont le linge est souple, le frac seyant. Il semble qu’on les ait rencontrés déjà sur des parquets mieux cirés ; on a peur d’en reconnaître.

Mais un cri général éclate :

— Valenciennes, Valenciennes !

Une Maja, « signée : Gaya y Lucientes », descend les marches d’un pas souple et lent. Sa jupe flottante est vert pâle ; elle porte un boléro du même gris que son feutre. Ses yeux sont faux et profonds.

— Valenciennes, Valenciennes !

La chose fait des gestes avec les bras, envoie des baisers, et, sur le milieu des degrés un instant immobile, relève sa jupe couleur d’eau pour laisser voir un pantalon à plusieurs volants de dentelle.

La voici enfin descendue : l’ovation se resserre autour d’elle, et c’est une lutte pour l’approcher. Des habits noirs d’abord s’en emparent, la pressent : on entend de petits cris. Puis le remous s’entrouvre, et l’on voit que victoire est restée à deux cavaliers Henri~III, en satin blanc, avec des bilboquets, des drageoirs, et si maquillés qu’on ne les saurait pas reconnaître demain. Ils prennent les deux côtés de la Maja : tous trois disparaissent, en se déhanchant, suivis de quelque trente curieux en banc de sardines.

— Valenciennes, Valenciennes !

— C’est le petit Septime, dit quelqu’un. Sa mère tenait le bar Sapor, vous vous rappelez. Il y a connu, tout jeune, des gens qui l’ont conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout ; lui-même s’occupe de littérature.

— La réciproque dans la concurrence me serait un peu dure, dit Eliburru ; mais il faut tout de même que je nage deux ou trois brassées là-dedans.

Et quand il revient :

— Vous n’avez rien vu, nous dit-il, de ne pas voir la mime Aïssa en mal d’éphèbe : un joli blond, ma foi !

— L’union des concurrences.

— Mon cher, avec cette virilité et cet aspect marocain qui la font un peu déplacée en son sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux : ce pauvre petit en faisait une figure toute décontenancée. Pensez donc, des baisers sans épines !

— Comment l’appelle-t-on, celui-là, savez-vous ?

— J’en ignore : on pourrait demander le Tout-Sodome.

— Oh ! regardez-moi ce fripon-là.

Un cupidon cinquantenaire, au déguisement souffreteux, passe devant nous ; et son cotillon laisse apercevoir qu’il est très cagneux. On dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans canari dans son échoppe, ni giroflée à sa fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent tristement à son dos, comme de dégoût.

La bacchanale est à son comble. Des voix singulières, aiguisées pour ainsi dire, crient dans la fumée ; les gestes qu’on y distingue ont je ne sais quoi de jamais vu, et comme un sens nouveau.

L’orchestre maintenant attaque une suite d’airs religieux, noëls et cantiques ; sur quoi tout un quadrille s’organise, morne et monstrueux ; et, tandis qu’en proie à je ne sais quelle épilepsie se désossent tous ces chicards de mauvais rêve, d’autres couples cherchent le mystère propice, se parlent de près, dans l’ombre.

La chaleur, l’ennui, un peu de répugnance nous font taire ; et, inopinément, dans le silence, Nane déclare avec simplicité :

— C’est très joli.

— La musique aussi, n’est-ce pas ?

— Tiens, c’est vrai, dit-elle, et chantonne :


C’est le mois de ...ie,
C’est le mois le plus beau.


— Ça ne vous écœure pas de voir ce que ces gens font avec des choses qui vous faisaient battre le cœur autrefois. Que vous deviez être aimable, Nane, à l’ombre parfumée d’une église, et toute recueillie en vous, comme un bouton de tubéreuse.

Mais quelle flatterie saurait percer la croûte de son scepticisme ?

— Je trouve, répond-elle, que tout ça sert aussi bien à faire danser.

— . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et puis, vous m’ennuyez avec vos superstitions !

Elle hausse les épaules, et s’incline en avant de la balustrade.

Je me penche aussi pour découvrir sur son beau visage les grimaces de la contrariété ; mais, au même instant, je la vois changer de couleur : ses yeux se fixent épouvantés sur un couple qui est en contre-bas de nous et qui, peu soucieux sans doute ou ignorant de notre présence, s’abandonne au plaisir de la conversation.

C’est d’abord une espèce de géant qui rit d’un accent germanique sous sa « tête », tandis qu’il étudie, de ses mains énormes et laiteuses, un masque d’apparence plus aimable, une soubrette, qui, ayant quitté son domino, le porte roulé sur un bras et demeure là en ce galant déshabillé d’estampe. Elle a gardé du fil de fer sur la figure, mais ses épaules sont nues, blanches au demeurant et ornées d’un large collier d’or vert, de perles, d’opales.

C’est ce collier que Nane contemple avec une attention passionnée. Enfin, elle s’exclame tout haut ; la soubrette, ayant levé les yeux, nous aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et s’esquive parmi la cohue.

— Saleté ! siffle Nane, et, prenant mon bras : Venez, me dit-elle, il nous faut l’attraper.

Dire que l’enthousiasme m’attache ses ailes aux pieds serait une exagération. Je suis, pourtant, sans tout à fait comprendre l’aventure, ni les raisons que peut avoir mon amie de haïr cette jeune personne en jupon à raies, dont l’aimable tortuosité trahissait tout à l’heure un sexe désormais presque inattendu en ces lieux. Nane cependant se tait, et suit sa piste.

Mais des gens, sans cesse, nous coupent. Une Milanaise, dont la robe de velours olive, fendue sur le côté, laisse apercevoir que le personnage est en maillot, s’incline révérencieusement devant Nane, et d’une criarde voix :

— Venez voir, tous, clame-t-elle, venez donc voir Madame !

Puis c’est un Arlequin d’une obscénité inattendue, dont le costume collant et versicolore laisse, çà et là, par quelques losanges vides, apparaître un peu de chair. Il brandit vers nous une batte qui a l’air d’un symbole ithyphallique, ou d’une palette à croupiers.

Nous passons. Voici Valenciennes encore et sa queue de provinciaux. Depuis plus d’une heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, comme ils suivraient toute autre chose, propre ou sale, pourvu qu’elle soit notoire.

Mais Nane aperçoit derrière une colonne la soubrette en train de remettre so n domino. Elle y court ; l’autre s’échappe encore : moi continuant à suivre, et, mon Dieu, que je dois avoir l’air sot !

Enfin un groupe retient la fugitive ; et Nane bondissante atteint sa proie. Elle ne dit toujours rien, mais cherche à lui enlever son masque : l’autre lutte, se détourne, et Nane, s’en prenant soudain au collier, l’arrache à force. Il cède, se brise, des pierreries roulent à terre, et, tandis que des obligeants s’occupent à les ramasser, la soubrette de nouveau a disparu.

Voici, retrouvés, les fragments du bijou, tous ou à peu près. Nane s’en empare :

— Le collier est à moi, dit-elle d’un ton rageur, le monsieur pareillement ; mais lui, on peut le garder.

C’était donc un homme aussi, la soubrette ! J’interroge Nane, que j’ai fait asseoir dans un coin, et qui pleure.

— Bien sûr que c’en est un, gémit-elle : c’est d’Elche. Vous savez bien qu’il m’avait emprunté de l’argent ?

— Comment diantre voulez-vous que je sache ces choses-là ?

— Enfin, il l’a fait. Et puis dernièrement, comme je n’en avais plus, il m’a pris des bijoux ; je ne voulais pas d’abord ; mais il m’a forcée.

— Comment forcée ?

— Oui, enfin. Il a — il a insisté. Ensuite, il ne m’a pas rendu les reconnaissances. Et ce soir, je le vois portant mon collier — et, avec un homme. Mais c’est bien fini — je le jure.

Et Nane pleure toujours.

— Enfin, vous l’aimez encore, ce poisson-là ?

— Moi ! je ne peux pas le souffrir, vous savez bien.

— Ce n’est pas, je suppose, l’estime, ni l’admiration qui vous retiennent dans ses bras ?

— Dans ses bras ! Et Nane, haussant les épaules, rit avec mépris parmi ses larmes. Comme s’il y avait quelque chose à y faire ! (Seigneur ! Seigneur ! que je suis malheureuse.)

— Pourquoi ne pas le faire pincer ? D’après ce que vous me dites, en disant un mot aux inspecteurs.

— Non, non, s’écrie-t-elle d’une ardeur soudaine. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. (Seigneur !)

Un silence désobligeant tombe sur nous, et dure. Malgré le brouhaha, j’entends que Nane soupire, de toute son enfantine douleur.

— Mais enfin, Nane, si vous ne l’aimez pas, ce d’Elche, ni ne l’estimez, et qu’il ne soit d’aucun usage, pourquoi le gardez-vous ?

Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit derrière la grille de ses cils :

— Je ne sais pas, dit-elle.

Cependant un petit cercle s’est formé, qui nous entoure. La Milanaise a repris son aigre boniment :

— C’est une femme, crie-t-elle, une vraie femme.

L’Arlequin aux losanges de peau est là aussi, appuyé contre une colonne. On dirait qu’il est ivre ; et tandis que le rouge de ses joues, en fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa batte il agite l’air épais, avec mélancolie.