Mon Amie Nane/IV. — L’Heureuse Mère

Le Divan (p. 69-78).

==IV - L’Heureuse Mère==

« De puella vestra, quid scribam ? Valet, viget, jam matura viro, jam plenis nubilis annis. Mores et linguam quoque nostram discit. »
(ERYCII PUTEANI epistola ad Joh. Baptistam Saccum, apud MARTINI KEMPII, Dissertat. XVI de Osculis.)
« Que dirai-je de Mademoiselle votre fille ? Elle est comme une treille d’if, que vendange la main des Amours. Et accueillante avec cela, si vous saviez ! Ni nos mœurs ne l’épouvantent, ni notre langue ne la rebute jamais. »


Le proverbe nonobstant, mon amie Nane professait pour les amis de ses « amis » une haine opiniâtre et sournoise. N’ayant pas rencontré de me brouiller avec les miens, elle fut plus heureuse à les refroidir envers moi ; non qu’elle y apportât sans doute de grands calculs, mais il faut prendre garde que la méchanceté de la femme s’accorde parfaitement avec sa frivolité.

Certains de ses procédés valent d’être retenus.

— Tiens, murmurait-elle assez haut pour être entendue au moment que le gros Sans, respirant avec force, s’asseyait à notre table, c’est tout à fait comme vous me disiez hier soir. Et elle clignait de ses yeux métalliques.

Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.

Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller N., sur notre magistrature, des opinions par moi émises en petit comité, et qui sont bien loin d’une basse flagornerie.

Elle parvint même jusqu’à froisser le placide Eliburru à force de lui rappeler, comme par inadvertance, les caravanes de son amie Henriette, et que je l’avais connue longtemps avant lui (au sens de l’Écriture).

Satisfaite enfin de m’avoir fait presque mettre en quarantaine par ces gens, tout au moins quand elle était de la compagnie, elle voulut l’autre jour m’offrir une compensation, et me demanda de l’accompagner, qui allait faire visite à sa mère :

— Je l’aime beaucoup, me dit-elle. Et elle ajouta après un peu de silence :

— Elle m’a bien battue...

Nane était venue à pied, de clair vêtue, aussi printanière que la journée, qui était douce. À peine dans le Bois nous commençâmes de respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne sais quelle langueur dans l’air. On eût dit qu’il était tiède par places ; plus loin nous aperçûmes au-dessus des murs la gerbe pâle des lilas.

Comme une fraise que le soleil macère dans un creux de muraille, le cœur de Nane parut s’attendrir ; elle devint sentimentale, plaignant la brièveté des heures, et le temps irrévocable.

— Si aujourd’hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours durer, qu’il fait si bon vivre.

— D’autant que cette voiture a des roues très bien caoutchoutées.

— Vous ne savez, répond-elle, que prendre à la blague tout ce que j’admire, et moi-même, comme si j’étais un bibelot, une chose d’ameublement, et que vous ne croyiez pas que j’aie (elle hésite un peu) — que j’aie — une âme.

— Mais si, mais si ; seulement il y a les petits jeunes, pour s’occuper de ça ; je ne puis pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai jamais traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien plutôt pour moi comme un fruit d’or et de sang et qui n’est pas encore tout à fait mûr. Vous êtes comme du vin grec dans un verre de Bohême tout rouge, au moment délicieux qu’on l’approche de ses lèvres : après qu’on y a bu le cristal en demeure longtemps parfumé. Et vous êtes encore comme l’idole qu’on tailla dans une pierre éclatante, précieuse, dure ; comme l’idole, sans souvenir et sans espérance.

Mon pathos n’a pas désarmé Nane ; elle darde sur moi des yeux remplis de défi, et les coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. Drôle, qu’il y eût une âme là-dedans.


La mère de Nane est dans son petit jardin, qui arrose avec dévotion un carré de terre compacte et bombée, où il ne paraît avoir poussé jusqu’ici que quelques pierres.

Après deux gros baisers sur les joues de Nane, et une révérence pour moi :

— Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des salades.

— Ah ! oui, des salades.

— Dès qu’elles auront poussé, les loches viendront et mangeront tout. Il faudrait passer la nuit à côté, avec une lanterne.

— Tu ne feras pas ça.

— Je suis trop vieille, vois-tu. Ah ! si ton pauvre père vivait encore, lui qui les aimait tant.

Cet amour d’un mort pour les salades me suggère des plaisanteries auxquelles il vaut mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de l’arbre malingre où je m’appuie, et qui est le géant du jardin.

— Vous avez là, Madame, un beau prunier.

— Oui, il pousse ; mais je crois que c’est plutôt un pommier.

— Comment, tu n’es pas plus fixée que ça ?

— Je vais te dire : dès qu’il vient quelque chose, les moineaux aussi, et adieu !

— Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à côté, toute la nuit, avec une lanterne.

Cependant la vieille dame nous guide vers la maison. Elle a un peu l’air d’une bonbonne, la vieille dame, et roule en marchant. Mais l’œil est vif encore, la lèvre rouge ; et elle ressemble à sa fille — d’une façon terrible.

Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, grosse, gémissante, dans un très petit jardin, armée d’un arrosoir vert ; et votre fille, s’il vous en est une survenue, ira vous faire visite, avec des messieurs.

Le salon est reluisant ; des ronds d’étoffe sont devant les sièges ; il y a deux tableaux de première communion pendus à la muraille ; et la pendule, sous un globe, fait socle à un de ces Grecs illustres dont l’anonymat de bronze ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus sombres colles qui se posent encore à l’érudition contemporaine.

— Maman, donne-nous donc un peu de cognac du baron, dit Nane.

— Ah ! tu t’en rappelles.

Et un instant après elle nous verse, hors d’un petit flacon à fleurs, une chose couleur d’ambre, très bonne, d’avant le phylloxera, certainement. Et moi que la mémoire de ce baron imprévu avait presque importuné d’abord ; moi qui l’avais situé tout de suite dans la haute banque et le culte mosaïque. Mosaïque ? non pas ; cet homme généreux dut être de race ancienne et catholique, digne de cantonner une croix de gueules de douze oiseaux couleur du temps. Et, d’un cœur échauffé par le noble jus de Saintonge, je lui fais d’intérieures excuses.

Nane, qui a une chambre ici, y est montée chercher je ne sais quoi ; nous restons seuls, madame mère et moi ; et je regarde les tableaux de première communion. Celui-ci, au nom d’Anaïs Garbut (souvenir précieux si vous êtes fidèle), doit être celui de mon amie Nane.

— L’autre, me dit-on, est celui de Clotilde, mon autre fille, l’aînée. Ah ! l’ai-je assez gâtée, celle-là ; et croyez que je le regrette bien.

— Est-ce qu’elle vous donnerait de l’ennui ?

— Pas précisément ; mais elle est restée gnole comme tout. La voilà depuis cinq ans mariée à un contremaître, avec quatre enfants, et deux mille quatre par an ; la misère, quoi. Ah ! si je n’avais à compter que sur ceux-là !

— Vous avez eu plus de satisfaction avec la cadette.

— Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle est reconnaissante de ce que j’ai fait autrefois, avec si peu de moyens, pour l’élever. Et si vous saviez ce que ça coûte, les filles !

— À qui le dites-vous...

— Enfin, comme me disait le vicaire de Saint-Martial (c’est ma paroisse), tout le monde ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui me crispe, c’est les airs que se donnent les autres avec Anaïs. Sa sœur ne vient la voir qu’en cachette de son mari : avec ça que... Et lui, quand il en parle, c’est toujours un tas d’arias, et des airs de mépris bien ridicules. Je vous assure que ça n’est pas lui qui en boirait, du cognac du baron..... quoiqu’il aime le schnick.

— Vraiment. Il ne sait pas ce qu’il se refuse. Moi, je m’en verse un autre verre. Le soir peu à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être Aristarque ou Thalès de Milet. Enfin j’entends dans le silence les pas de Nane sur l’escalier.

— Au moins, madame, dis-je, elle ne fera rien qui puisse payer l’excellente éducation que vous lui avez donnée. Et si complète ! Quoique, sur quelques points, elle l’a peut-être parachevée d’elle-même.

La porte s’ouvre, et Nane peut entendre la réponse :

— Moi, monsieur, j’ai cherché surtout à en faire une bonne chrétienne. Avec de la religion, on peut se tirer de peine partout.