Libraire d’Action canadienne-française (p. 269-276).


XXX




GENEVIÈVE Aumont, revenant de la banque, vers midi, arrêta au bureau de poste de Rexville et prit les lettres et les journaux que l’on venait de distribuer. Rendue au manoir, elle donna le courrier à sa mère et monta à sa chambre.

Madame Aumont jeta un coup d’œil sur les lettres, puis elle ouvrit un journal… Les premières lignes qui frappèrent ses regards furent celles-ci :

« Après cinq ans, la vérité sur le drame de Rexville. Arrestation du coupable à Montréal, sur dénonciation d’un complice. »

Suivait un compte-rendu plus ou moins exact de l’arrestation de Luigi.

Madame Aumont jeta un cri : — Geneviève !

Celle-ci accourut et sa mère lui tendit le journal, où elle lut avec bonheur la merveilleuse nouvelle !

— Maman, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux, qui sait si Pierre verra ceci ? Personne ne semble savoir ce qu’il est devenu… il est peut-être mort !…

— Ne te fais pas des idées sombres comme ça ! Au contraire, réjouis-toi ! Je ne reconnais plus ma Geneviève si optimiste, si pleine de projets et de rêves…

— Des rêves ! Oui, maman, j’en faisais des rêves ! Rêves de jours plus fortunés… rêves de bonheur… pauvres rêves ! Ils se sont envolés, peu à peu, à mesure que s’est prolongée l’absence de Pierre !… finit la jeune fille, avec un sanglot dans la voix.

Sa mère la prit dans ses bras :

— Courage, chérie ! dit-elle en l’embrassant, quelque chose me dit que cette bonne nouvelle va te le rendre ton Pierre !

Les paroles de la mère exprimaient plus d’espoir qu’elle n’en ressentait réellement… Après un silence de cinq ans, s’il vivait, pensait-il encore à Geneviève ?…

L’abbé Sylvestre, dans son presbytère de Bellerive, reçut, par le même courrier une lettre de Jacques et les journaux de Montréal. En apprenant la grande nouvelle, le bon prêtre eut un élan de reconnaissance envers Dieu, en songeant à son protégé, là-bas, dans les forêts de l’ouest, et tout de suite, il rédigea la dépêche suivante :

Pierre Smith a/s Liberty Lumber Co.

Victoria, B.C.

Coupable connu — arrêté hier — revenez vite — puis-je avertir parents ?

F. Sylvestre, ptre.


Il envoya immédiatement le message au bureau de télégraphe puis, content, il s’installa dans son grand fauteuil de cuir et tout en fumant sa modeste pipe de plâtre, il se disait :

— Quand l’heure est venue. Dieu change le cours des événements ! Que ses desseins sont admirables, et comme il ne faut jamais désespérer !

Deux jours plus tard, il reçut de Victoria la réponse à sa dépêche :

Reconnaissant de bonne nouvelle — serai à Montréal samedi — s.v.p. avertir parents. Irai vous voir — fier de signer,

Pierre St-Georges.


Alors le vieux curé, heureux d’être enfin libre de faire cesser l’inquiétude des parents de Pierre, se mit à son pupitre et écrivit :


À monsieur Paul St-Georges, Montréal.

Mon cher ami, l’heureuse nouvelle que m’a apprise une lettre de Jacques Beauvais et aussi les journaux, m’a causé une grande joie, car maintenant je puis vous tirer d’inquiétude et vous dire : Pierre est vivant ! Il est bien ! Il s’est fait une carrière honorable par son travail et par sa probité ! Ah ! Ne m’en voulez pas de mon silence ! J’étais lié par la parole donnée… Ce soir néfaste, quand, dans son désespoir de constater que ses parents doutaient de lui, votre fils a quitté votre maison, il a eu un accès de… je pourrais dire de folie passagère… Je me trouvais de passage à Montréal pour quelques jours et Dieu a permis que je rencontre Pierre et que je le reconnaisse. Je me souvenais parfaitement de lui, ayant été pendant un an en relations avec les élèves du collège où il a fait ses études. Je l’amenai à ma chambre et il resta deux jours avec moi.

Un de mes amis partait pour l’ouest. Je fis des instances auprès de lui et il permit à Pierre de l’accompagner jusqu’à Victoria, où, sur sa recommandation, Pierre entra à l’emploi de la Liberty Lumber Co. La vie au grand air le rendit fort et bien portant. Bientôt son activité et sa capacité réelle lui valurent de l’avancement et il occupe aujourd’hui une position importante. Il est connu sous le nom de Pierre Smith. Il avait juré de ne jamais reprendre son véritable nom, ni donner signe de vie à moins que le mystère du crime de Rexville ne fut éclairci. Je lui ai télégraphié en apprenant la nouvelle et je vous inclus sa réponse.

Je vous félicite mon cher St-Georges et je me réjouis avec toute votre famille.

F. Sylvestre, ptre.


Le curé terminait à peine sa lettre qu’on vint l’avertir que le docteur Lefranc, arrivant de voyage, demandait à le voir.

— Faites entrer ! dit-il.

Un instant après, Noël serrait la main de son vieil ami et bientôt il lui faisait le récit détaillé de la découverte de l’imposteur, son arrestation, le récit de Tom, et la maladie de ce dernier.

— Et tu me dis, Noël, que ce pauvre diable d’Irlandais est bien malade !

— Très gravement malade ; il est dans le délire depuis la nuit qui a suivi l’arrestation de l’italien.

— A-t-il contracté cette fièvre à soigner Jacques ?

— C’est sûr qu’il l’a prise de Jacques ! Il l’a soigné à Rexville sans prendre la moindre précaution, et la surexcitation nerveuse de sa rencontre avec son complice, son véritable chagrin et son inquiétude pour Jacques, jointe aux remords d’avoir été la cause de cette maladie tout cela a contribué à aggraver son cas. On l’a transporté dans une autre partie de l’hôpital où il reçoit les soins nécessaires.

— Est-ce qu’il parle, dans son délire ?

— Oui. Il semble revivre le passé ; il parle anglais presque tout le temps ; on l’entend crier : Holy St. Patrick ! I swear I never killed him !… puis une série de jurons formidables à l’adresse de Pietro… ensuite, il se calme, et dit : Master Jack ! Bless his heart and soûl ! et il confirme par ses paroles incohérentes la vérité de son récit. Le couteau à deux lames avec lequel il marqua si bien la main du voleur fut trouvé parmi ses hardes.

— Est-il en danger de mort ?

— Pas dans le moment mais je serai surpris s’il en revient !

— Pauvre malheureux ! Évidemment plus ivrogne que méchant !

— Pas méchant du tout ! dit Noël ; au contraire, son dévouement pour Jacques qui le sauva de la noyade, m’a vraiment touché !

— Espérons que Dieu le fera guérir, pauvre Tom ! dit le curé… Mais parle-moi des autres maintenant, notre Jacques ?

— Tout à fait guéri, mais au repos pour un mois au moins. La banque lui continue son salaire et il reprendra son poste quand il sera assez fort.

— Tant mieux ! dit le prêtre ; et Marthe ? Comment vont les choses pour cette pauvre enfant ?

Noël devint grave et soucieux en parlant de Marthe :

— Dans le moment elle est toute à la joie d’avoir Jacques auprès d’elle et ne cesse de dire son bonheur de le voir guéri ! Elle s’occupe à faire de la copie, ce qui lui donne un peu d’argent, et le bureau Lafleur lui a envoyé ce qui lui était dû, avec une semaine en plus pour « départ inattendu ».

— C’est pourtant elle-même qui a décidé ce départ !

— Oui, mais on n’a évidemment pas dit ça au bureau. Le gérant lui a écrit lui-même, offrant de la reprendre et admettant qu’il avait été « inconsidéré » dans ses paroles.

— Alors, Marthe retourne ?

— Non ! Non ! Par tous les diables non ! s’écria Noël, avec une violence qui fit sourire le bon curé. Pensez-vous qu’elle pourrait retourner là ? Dieu merci, ce grossier personnage ne la reverra plus ! Elle a envoyé un reçu pour ce qu’on lui devait et n’a pas même répondu à Lafleur !

— Je ne puis pas l’en blâmer, dit le curé… et ses autres affaires ?

— Ses autres affaires ? Il est question pour elle d’une place au bureau de poste et elle songe à préparer ses examens.

— Pauvre enfant ! fit le vieux prêtre, j’ai promis à son père de veiller sur elle, mais elle est si loin de moi… Et son ami André Laurent… en parle-t-elle ?

— Non, mais elle vous en parle peut-être à vous, dit le jeune homme en donnant une lettre au curé. Elle m’a demandé de vous remettre ceci.

L’enveloppe contenait un chèque de soixante dollars et quelques lignes :

« Monsieur le curé, mon bon ami, je vous remercie encore de m’avoir rendu service. Noël vous donnera toutes nos grandes nouvelles. Je suis triste de le voir partir ! Merci encore ! Marthe. »

Noël regarda sa montre : onze heures ! Un peu tard pour le presbytère !… Avant de lui dire bonsoir, le curé lui tendit le petit billet de Marthe.

— Tiens, dit-il, il n’y a pas d’indiscrétion à te faire lire !

Le jeune docteur eut un sourire un peu incrédule en lisant les quelques mots à son adresse :

— La pauvre enfant est désemparée ! dit-il. Elle a eu tant d’émotions depuis deux mois… Bonsoir, monsieur le curé !

La neige tombait à gros flocons lorsque Noël sortit du presbytère. Il releva le collet de son paletot de chat sauvage, mit les mains dans ses poches et marcha à pas rapides vers chez lui.

En passant devant l’ancienne demeure du docteur Beauvais il ralentit un peu son allure, regarda la maison dont le toit était tout blanc et dit presque haut : Marthe, Marthe ! quand donc pourrai-je vous y ramener !