Libraire d’Action canadienne-française (p. 254-268).


XXIX




PLUS de six semaines se sont passées depuis cette sombre journée de novembre où Marthe apprit la maladie de son frère.

Jacques, maintenant convalescent est encore à l’hôpital, mais il peut, sans fatigue, recevoir les amis qui viennent le visiter.

À la demande du docteur Lefranc, Tom a été autorisé à rester auprès de Jacques et il est heureux et fier de la bonne mine de son patient.

Mademoiselle Beauvais, que Marthe mit tout de suite au courant de la maladie de Jacques, vint elle-même le voir à l’hôpital et lui témoigna beaucoup d’affection et d’intérêt. Elle lui parla longuement de Marthe dont elle savait maintenant le départ du bureau Lafleur, départ dû à de petits ennuis, pensait-elle.

— Si j’avais les moyens de le faire, je lui éviterais les désagréments d’une position ! disait la vieille dame, hélas ! mon petit revenu me suffit… mais il ne reste aucun surplus ! Hâte-toi d’avoir de l’avancement, mon grand Jacques, pour avoir soin de ta sœur !

— J’y pense souvent, tante ; mais dans la banque, l’avancement est lent à venir ! Il est question pour elle d’une position au bureau de poste ; mais rien de décidé encore… Il lui faudra passer certains examens.

Ni mademoiselle Beauvais, ni Jacques ne connaissaient les véritables raisons du départ de Marthe de chez Lafleur. Elle ne voulait pas inquiéter sa vieille tante et quant à Jacques, il ne fallait pas lui donner d’émotions pendant sa convalescence.

Noël ne retourna à Bellerive que lorsque Jacques fut en voie de guérison et il devait revenir le voir avant sa sortie de l’hôpital.

Marthe lui écrivait régulièrement, lui donnant des nouvelles des progrès de son malade. Le jeune docteur répondait, écrivant tantôt à elle, tantôt à Jacques… Sans s’en rendre compte, la jeune fille se prenait à attendre avec anxiété les lettres de son village… N’ayant pas encore de position, elle loua un clavigraphe et s’occupait à faire un peu de copie, ce qui lui donnait un tantinet d’argent pour les besoins les plus pressants.

De retour à Montréal, Marthe ne manqua pas d’écrire quelques lignes de remerciement à madame Aumont et plus tard, une longue et affectueuse lettre à Geneviève et celle-ci à son tour lui envoya une missive amicale et spirituelle, où le nom de Jacques revenait souvent.

Enfin Noël arriva un jour à l’improviste dans la chambre d’hôpital où Jacques recevait plusieurs visiteurs. Les amis de Marthe, qui se disaient aussi les siens, s’y trouvaient réunis. En effet, lorsque Noël entra, il y trouva non-seulement Jacques et sa sœur, mais monsieur et madame St-Georges, Claire, Irène Defoye et Luigi.

Ils étaient à causer depuis quelques minutes lorsque Tom entra avec les journaux et les lettres. Luigi, qui se trouvait le plus rapproché, prit le paquet pour le passer à Jacques.

En apercevant cette main marquée d’une double cicatrice, Tom recula et regarda Luigi qui se troubla un instant, mais se ressaisit aussitôt et continua à causer.

Tom sortit et referma la porte, mais il resta en faction dans le passage, inquiet et surexcité…

— Cette figure rasée, se disait-il, ce n’est pas ça… mais mettons là-dessus une barbe et une moustache… avec ces yeux fourbes que je connais… et cette cicatrice sur la main droite… c’est la marque du couteau !… C’est lui ! C’est lui ! Enfin !  !

La porte s’ouvrit et monsieur St-Georges sortit. Tom lui demanda, anxieux et grave :

— Le monsieur étranger qui est là, est-ce un français ?

— Non, mon ami, un italien.

— Un italien ! C’est bien ça ! grommela Tom entre ses dents.

— Qu’y a-t-il à son sujet ? Que lui voulez-vous ? demanda le banquier.

— Lui dire deux mots… mais pas dans la chambre de m’sieur Jack. Pourriez-vous, monsieur, le faire venir dans cette petite chambre ici à côté où il y a un téléphone ?

— Certainement, dit celui-ci, flairant quelque mystère ; puis il entra de nouveau chez Jacques, tandis que Tom se dissimulait dans la pièce voisine.

— Luigi, on vous demande au téléphone, dit-il

— J’y vais, dit celui-ci en se levant, est-ce dans le passage ?

— Tout près, dans une petite salle voisine, je vais vous conduire… et sortant avec lui de la chambre, il lui indiqua la pièce où Tom était caché.

Luigi entra… le banquier ferma la porte mais resta aux aguets.

L’italien se dirigea vers le téléphone, mais il n’eut pas le temps de l’atteindre : il s’entendit appeler :

— Ah Pietro Lulli ! Je te tiens enfin ! et se retournant brusquement il se trouva en face de Tom que le couvrait avec un revolver.

— Infâme voleur ! Enfin je te retrouve !

— Que signifie ?… commença Luigi.

— Ne blague pas, interrompit Tom. Je t’avais bien marqué avec ton couteau à double lame, celui avec lequel tu as cherché à me tuer le soir du coup à Rexville et que j’ai réussi à t’arracher… Tu m’avais fait boire, mais pas assez pour ne pas me défendre ! Et tu vas être pendu ! Oui pendu ! Car le gardien est mort sous ton chloroforme !

— Cet homme est fou ! dit Luigi à haute voix, et il veut sortir, mais Tom le menace avec son arme :

— Tranquille et bas les pattes ! Si tu bouges, c’est moi-même qui vais te faire justice !

Luigi effrayé, jeta un regard autour de la chambre et n’y voyant personne, il dit :

— Voyons, Tom, combien pour ton silence ? Tais-toi à mon sujet et quand j’aurai épousé la fille du banquier, je t’enrichirai pour toujours !

— Pas de ça ! dit Tom. Tous comptes faits, j’aime mieux livrer ta carcasse à la justice et laver le doute qui a terni le nom du brave jeune homme accusé à ta place !

À ce moment la porte s’ouvrit et le banquier entra, suivi de Noël et de Jacques, tandis que les dames consternées et tremblantes restaient sur le seuil.

— Enfin, s’écria Luigi en les apercevant, vous allez me délivrer des mains de cet insensé !

— Pour vous remettre, misérable imposteur, entre celles de la justice ! J’ai entendu vos paroles… j’étais là… ces messieurs aussi… car aux premiers mots de Tom, entendues à travers la porte je les ai fait venir !

L’italien se voyant pris, essaya de passer en bousculant Jacques et Noël, mais ces derniers le retinrent et Tom arriva à la rescousse. Il avait déposé son arme et de ses deux mains enserrait le cou du misérable…

À cet instant, deux sergents de police appelés par un téléphone d’Irène, firent irruption dans la chambre et s’emparant de l’imposteur, lui mirent les menottes.

Avant de l’emmener, ils prirent le nom de l’Irlandais et le banquier se déclara prêt à cautionner lui-même pour Tom si cela devenait nécessaire, tant il se sentait heureux de connaître enfin la vérité.

Lorsqu’il passa près des dames, le prisonnier eut un sourire cynique et ne parla pas. Leurs regards méprisants le suivirent, puis madame St-Georges, livide, défaite, s’affaissa sans connaissance sur le parquet… On la secourut aussitôt et une garde de l’hôpital lui prodigua les soins nécessaires.

Claire se jeta dans les bras de son père :

— Pauvre petite ! Quel danger tu as couru !

— Eh bien, je n’ai pas de peine ! Je ne l’ai jamais aimé ! Jamais ! dit Claire.

— Et maintenant l’honneur de Pierre sera vengé, dit Irène.

— Son honneur n’a jamais été entaché, dit Jacques, sauf par le soupçon.

— Je veux faire coucher mon patient, intervint Noël : c’est trop d’excitation pour ses nerfs encore faibles !

— Mon brave enfant, dit le banquier, si tu n’avais pas sauvé cet homme de la mort, ma famille serait déshonorée par une alliance avec un criminel, ma petite Claire serait malheureuse, et le soupçon qui a plané sur mon fils n’aurait jamais disparu !

— Je suis bien heureux de ce qui arrive, dit Jacques, vous avez été si bon pour Marthe et moi !

— Si j’ai fait quelque chose pour vous deux, tu m’as rendu ton obligé pour la vie, mon garçon. Va te reposer maintenant, ton ami a raison, tu n’es pas encore très solide !

Tom suivit Noël et Jacques dans la chambre de ce dernier.

— Tom, mon vieux, dit le jeune homme, tu as fait une bonne action. Il faudra nous raconter tout ce qui s’est passé il y a cinq ans !

— Plus tard, Jacques, dit Noël. Tu es trop fatigué maintenant. Tu vas te reposer et ce soir Tom nous racontera l’affaire.

— Je dirai toute la vérité, m’sieur Jack… mais, foi de St . Patrick, ajouta-t-il avec son air drôle, c’est une chance qu’il est peureux, car mon arme n’était pas chargée !

Laure St-Georges, en revenant de son évanouissement, voyant autour d’elle les figures inquiètes de son mari, de ses filles, de Marthe, comprit tout-à-coup l’horreur de sa faute ! À cause de sa vanité de femme, flattée par l’adulation de cet étranger, depuis leur séjour à Paris, elle trahissait ses devoirs de mère, elle amenait volontairement les fiançailles de Claire avec ce misérable par ambition pour son titre de comte, et elle sacrifiait sa dignité jusqu’à continuer son flirt avec lui après qu’il fut devenu le fiancé de sa fille !… Et cet homme, qui était-il ?… L’auteur du crime dont son fils à elle portait le soupçon !… Comme elle se détestait elle-même en ce moment ! Elle les regardait sans parler, puis comme son mari lui disait :

— Allons, ça va mieux, pauvre amie ?… Elle éclata en sanglots et s’écria :

— Pierre ! Pierre ! Mon fils ! Où es tu ?…


Ce soir là, anxieux de connaître l’histoire réelle du drame de Rexville, le banquier rejoignit Noël et Marthe dans la chambre de Jacques, et Tom leur fit le récit suivant :

— J’ai quitté mon pays depuis plus d’une trentaine d’années et j’ai toujours vécu dans la Province de Québec, c’est pourquoi je parle le français.

J’ai toujours été plus ou moins ivrogne, mais jamais voleur !

Il y a cinq ans, j’ai rencontré, sur les quais, un jeune italien du nom de Pietro Lulli, un aventurier, ancien valet de chambre d’un comte florentin, disparu pendant la guerre. (C’est du moins ce qu’il m’a dit lui-même dans le temps). Nous nous comprenions parfaitement, car il parlait bien le français et même un peu l’anglais. Il était plus instruit et plus jeune que moi et semblait bien intelligent. Il m’amena à une taverne où nous primes un verre ensemble. Le lendemain, je le rencontrai encore et plusieurs jours de suite… bientôt, on était copains !

Un jour, il me dit :

— J’ai chipé une petite auto à un garçon en brosse… viens-tu faire un tour ?

— C’est bon, que je dis, allons-nous ?

— N’importe où… sur la grande route !

— On ne nous pincera pas pour l’auto ?

— Pas de danger ! Le garçon croit son auto en garage… et il est parti pour les États Unis.

— C’est dit, alors, On part ensemble ! Des bourgeois en voyage, pas vrai ?

C’était novembre et il faisait froid. Nous filions vers un village avec l’idée d’y souper et de revenir ici ensuite.

À environ un mille de notre destination, près d’un petit bois, quelque chose se brisa dans la machine. Impossible de continuer ! Nous marchons jusqu’au village, apportant le morceau pour le faire réparer. Au garage on nous dit qu’il serait prêt tard dans la soirée. Pietro me paya à souper, ayant un peu d’argent ce soir là.

J’avais bu plusieurs verres de whiskey (nous en avions une grosse bouteille) mais je ne me sentais pas encore gris. Je restai à l’hôtel à moitié endormi dans ma chaise, tandis que Pietro allait et venait, et sans que ça paraisse, prenait des renseignements.

Quand la pièce de l’auto fut prête, Pietro l’apporta et nous voilà en route vers le petit bois, pour reprendre la machine ; mais au lieu de repartir, Pietro se mit à me parler à demi-voix.

— Sais-tu, Tom, qu’il me dit, il y aurait un bon coup à faire ici !

— Comment ça ?

— Oui. Il y a ici une petite banque à peine gardée la nuit ; il y vient de grosses sommes, bien qu’on ne les garde pas longtemps. Il va y en avoir dans quelques jours !

— Ça ne nous regarde pas, que je dis, nous serons à Montréal une bonne lurette avant ça !

— Écoute, Tom. Ici à l’hôtel, ils cherchent un domestique. Le leur est parti et ils n’ont pu le remplacer. Engage-toi ici. Il doit venir du monde de Goldentown. Ils le savent toujours d’avance ou du moins, ordinairement. Je viendrai tous les jours avec l’auto, d’ici à la bonne journée. Je t’attendrai ici. Le moment venu, à la nuit, on se sert… on se sauve… et on partage… Qu’en dis-tu ?

Je vous dis, m’sieur Jack, le whiskey me troublait la tête, et je consentis sans trop me rendre compte de ce que je faisais….

À l’hôtel, on m’engagea sans références, ils manquaient complètement de service et les voyageurs se plaignaient.

Quelques jours plus tard, j’appris qu’il allait venir du monde de Goldentown dans la journée et qu’ils dîneraient à l’hôtel. Ce soir là je rejoignis Pietro pour lui dire que je ne me mêlais pas de l’affaire. Il s’assit près de moi dans l’auto, me fit boire plusieurs verres, et réussit à me faire dire que les gens des mines étaient venus le jour même.

— Alors, dit Pietro, c’est le temps !

— Non ! que je dis, du whiskey tant qu’on veut… mais pas de vol !

— Bon, je ne vous ennuierai pas à vous dire tout ça, mais il arriva que Pietro me fit boire à tel point que je finis par consentir à tout ce qu’il voulait.

Tom s’arrêta et s’essuya le front. Pâle, presque livide, il paraissait en proie à une grande agitation et ses cheveux grisonnants semblaient à certains moments se hérisser sur sa tête…

— Continue, Tom, dit Jacques.

— Je m’en revins à l’hôtel. Je vous dis, m’sieur Jack, c’est à peine si j’m souviens de ce qui s’est passé… j’ai dû dormir un peu… puis vers onze heures, je sortis et je m’en fus trouver Pietro près de la banque… La canaille ! Il voyait bien que je marchais comme dans un rêve ! — Suis-moi ! qu’il me dit… Il se glissa par le grand soupirail de la cave… je le suivis ; tout doucement il monta l’escalier… là encore je le suivis… Le gardien qui marchait dans la banque se retourna… Pietro se jeta sur lui, le fit tomber sur le plancher et lui plaqua sur la figure un linge qui sentait l’éther ou le chloroforme… sur un signe, je saisis les mains du pauvre diable pour le tenir, mais bientôt il ne se débattait plus… il dormait ! Pietro lui attacha les bras avec une corde, puis il courut à la voûte, travailla un peu et réussit enfin à forcer la serrure… il avait des outils… je ne sais pas lesquels… Je le vis chercher, bousculer des papiers, ouvrir des tiroirs… puis, jeter dans un petit sac de cuir des billets de banque… de l’argent… des papiers… À ce moment, voilà le gardien qui commence à se débattre… à essayer de crier malgré le linge sur sa figure… Pietro se retourne, regarde autour de lui et voyant un habit pendu à un clou au mûr, il y prend un mouchoir et verse dessus le contenu d’une bouteille qu’il sort de sa poche… vivement il le plaque sur la figure du gardien en-dessous de l’autre linge… dans peu de temps… peut-être des minutes… des secondes… j’ne peux pas dire… il restait tranquille comme un mort… Pietro avait fini… il ferma la lumière (la banque était éclairée jusqu’à ce moment)… À tâtons, je le suivis, sortant derrière lui par le soupirail… il marchait vite, fuyant vers l’auto resté au bord du petit bois… j’arrive en même temps et m’installe vivement près de lui… mais soudain je me sens pris à la gorge, et malgré la noirceur, je distingue la lame d’un couteau ! Tout de suite je compris… — Tu veux te débarrasser de moi, traître ! Voleur ! que j’lui siffle entre les dents, me défendant avec rage… Pas de réponse, mais la lutte devient terrible… Je réussis enfin à lui arracher son couteau et je lui en fiche sur la main un coup formidable… Prends ça, sale italien, que j’dis… Dans sa fureur, il me jeta hors de l’auto et saisit le volant sans doute, car le char partit subitement et disparut dans la nuit…

Complètement dégrisé, je me rendis compte du gros vol… je compris… et je fus pris de peur ! J’vous dis, m’sieur Jack, je maudissais le whiskey et Pietro ! Je m’en revins à l’hôtel… j’attendrai, que j’me dis, pour voir ce qui va arriver… il devait passer minuit quand j’ouvris avec ma clef la porte de service… personne ne sembla en avoir eu connaissance… je regagnai ma chambre… j’vous dis, j’ai tremblé tous le reste de la nuit… Le lendemain je repris ma besogne comme d’habitude… et on m’apprit qu’il y avait eu vol à la banque et un homme tué !

À ce moment, monsieur St. Georges se leva et arpenta nerveusement la chambre :

— Ah, mon pauvre Pierre ! murmura-t-il, comme tu as dû souffrir !

Puis, à Tom : — On ne vous a jamais questionné, alors ?

— Non, monsieur, personne ne semblait songer à moi… Quand j’ai su que le jeune gérant était accusé, j’m’suis dit : Si on le trouve coupable, foi de St . Patrick, je dirai ce que j’sais… mais il fut libéré… j’ai eu peur d’être accusé de meurtre… et je n’ai pas parlé ! !… mais j’ai toujours gardé le couteau à deux tranchants arraché à Pietro… et depuis que vous m’avez sauvé la vie, m’sieur Jack, je me sens moins vil, moins canaille et je suis content d’avoir reconnu Pietro autant pour l’honneur du jeune homme de la banque que pour me venger d’un traître !

Tom avait terminé son récit… Jacques se leva et lui mit la main sur l’épaule :

— Cette fois-ci, mon vieux Tom, dit-il, tu as bravement fait ton devoir ! Maintenant, va te coucher, pauvre vieux, tu m’as l’air rendu à bout ! Tu sais, nous quittons l’hôpital demain !…

Mais le lendemain, Tom ne quitta pas l’hôpital… Pris à son tour d’une terrible attaque de fièvre typhoïde, il avait déliré une partie de la nuit… !