Libraire d’Action canadienne-française (p. 65-72).


VIII




IL s’était passé bien des choses dans les deux années qui suivirent ces premières impressions de Marthe Beauvais comme sténographe et le moment où nous l’avons retrouvée soupant au Ritz avec un groupe d’amis.

Après les premiers six mois de son deuil, Marthe commença à sortir un peu dans le monde et Irène St-Georges devenue Irène Defoye l’attira beaucoup chez elle, où elle rencontra un groupe d’amis du jeune couple.

Marthe se plaisait dans cette atmosphère de luxe et de bien-être et se faisait peu à peu aux manières un peu libres mais toujours de bonne allure des habitués de la maison.

Les St-Georges, les parents d’Irène, la prirent bientôt en amitié et Claire, non plus la fillette, mais la jeune fille, la réclamait souvent.

Monsieur St-Georges trouvait en Marthe une compagne bien distinguée pour sa Claire, un peu trop indépendante de manières et un peu trop masculine, et il encourageait l’amitié de celle-ci pour la jeune fille.

Au début de l’hiver, les St-Georges firent le projet d’un voyage en Europe. Claire, en enfant gâtée réclama une compagne pour le voyage.

— Tu es assez riche, papa, dit-elle. Ce sera bien plus amusant d’être quatre que trois et puis je veux quelqu’un pour trotter avec moi lorsque vous serez fatigués, maman et toi !

— Qu’en dit ta mère ?

— Maman trouve comme moi qu’il me faut une compagne.

— As-tu quelqu’un en vue ?

— Oui. Marthe Beauvais.

Lorsqu’on proposa la chose à Marthe, ses yeux brillèrent de joie… puis elle se ressaisit. Comment accepter ? Laisser sa position ? Au retour, que ferait-elle ? Ensuite, sa fierté native l’empêchait de vouloir accepter le rôle de dame de compagnie.

Monsieur St-Georges, à qui Irène fit part des objections de Marthe, se rendit lui-même auprès d’elle.

— Écoutez, Marthe, dit-il je ne vous demande pas de venir comme compagne salariée, je vous prie de nous accompagner comme notre amie, la compagne de choix de ma petite Claire, et même, vous me rendrez votre obligé en acceptant, car Claire demandera sûrement une autre jeune fille que je n’aimerai pas comme vous !

— Mais mon bureau ! dit Marthe, touchée de sa bonté, mais craignant que ce soit trop beau pour arriver.

— Je connais monsieur Lafleur en affaires. Je vais le voir. S’il vous assure la même position à votre retour, que direz-vous ?… Vous accepterez ?

— J’accepterai avec joie… avec bonheur ! s’écria Marthe, en lui serrant la main. Ce sera l’accomplissement d’un rêve que je caresse depuis longtemps !

Monsieur Lafleur n’osa pas refuser la faveur que lui demandait son banquier et il s’engagea à donner de nouveau à Marthe Beauvais sa position de sténographe à son retour, après une absence de trois mois.

Dès ce moment le voyage fut décidé et il ne restait plus qu’à fixer le moment du départ. Il fut convenu qu’on partirait pour New York en avril pour s’embarquer de là pour l’Europe, et revenir vers la mi-juillet, par le Saint-Laurent, jusqu’à Montréal.

Il semblait à Marthe qu’elle marchait sur les nuages ! Tellement ravie de ce bonheur inespéré, elle retrouvait sa gaieté, sa verve et son optimisme d’autrefois.

Son salaire minime ne lui permettait pas de faire des économies, mais elle possédait une petite somme de deux cents dollars qui restait à la banque ; Jacques, ayant disposé de plusieurs choses personnelles, une carabine, un canot resté au village, il put réaliser environ cent cinquante dollars et il en fit cadeau à sa sœur. Marthe l’en remercia avec effusion :

— Vois-tu, dit-elle, je n’aurai aucune dépense et avec près de quatre cents dollars, je vais me sentir riche pour mes petits achats !

Elle aurait bien voulu aller voir sa vieille bonne avant de partir pour ce long voyage, mais le temps lui manquait pour se permettre cette absence.

Tante Beauvais semblait enchantée de cette bonne fortune qui arrivait à sa nièce. Lorsque Marthe vint la voir la veille de son départ, elle lui donna une jolie bourse en suède gris perle contenant vingt-cinq dollars.

— Avec l’avantage du change, lui dit-elle, tu pourras t’acheter une toilette avec cette somme. Je te souhaite bon voyage, chère petite et je suis contente pour toi. Écris-moi de là-bas et viens me voir dès ton retour !

La jeune fille en la remerciant, l’embrassa avec une réelle affection.

Le lendemain matin, Jacques reconduisit sa sœur à la gare où ils trouvèrent les St-Georges déjà installés dans les fauteuils du char dortoir et causant avec Dan et Irène. Cette dernière, à cause de sa santé délicate, ne sortait que peu à ce moment.

— Tu feras câbler des nouvelles aussitôt qu’il y en aura ! lui dit sa mère, et prends bien soin de toi !

Monsieur St-Georges de son côté faisait des recommandations à Daniel.

Marthe embrassa son amie qui lui glissa à l’oreille :

— Si vous allez à Lourdes, n’oublie pas le petit ange qui s’en vient… ce sera pour juin, je crois !

La voyageuse l’embrassa de nouveau, serra la main de Dan et ils descendirent tous deux du train. Alors Marthe se jeta au cou de son frère :

— Adieu, mon Jacquot ! Descends bien vite, le train part !

Jacques l’embrassa affectueusement :

— Écris-moi souvent, Marthe, et sois sûre de voir Noël à Paris. Bon voyage, chère, amuse-toi bien !

Les quatre voyageurs, debout sur la petite plateforme à l’arrière du wagon, saluèrent de la main et agitèrent leurs mouchoirs jusqu’à perte de vue…

Ce voyage du départ au retour fut un bonheur et un émerveillement pour la nature neuve et enthousiaste de Marthe Beauvais.

Les quelques jours à New York, où ils descendirent au Waldorf, passèrent comme un éclair. Le superbe hôtel, les théâtres, les cafés, les magasins, les grandes avenues, la foule cosmopolite qui s’y pressait, tout celà l’enchantait. « New York, ce n’est que Montréal en plus grand » lui disait monsieur St-Georges, mais Marthe ne connaissait pas Montréal sous cet aspect. Durant ses années de pensionnat à Sault-au-Récollet, elle ne connut que peu la grande ville, et depuis qu’elle y demeurait, ses occupations et son deuil la tenaient en dehors de ses côtés mondains et capiteux… alors tout lui semblait nouveau et merveilleux.

Claire, venue plusieurs fois déjà à New York et dont les dix-sept ans affectaient un air un peu blasé, taquinait son amie sur son enthousiasme, mais Paul St-Georges s’en déclarait ravi !

— Que c’est rafraîchissant, disait-il à sa femme, de rencontrer une jeune fille aussi naturelle !

— Elle n’est pas encore assez femme du monde, ça se passera ! disait Laure, qui en véritable mondaine, trouvait un peu naïfs les émerveillements de Marthe ; on s’aperçoit qu’elle n’a jamais rien vu ! Je te gage que, de l’autre côté, Claire, qui n’a jamais fait la traversée, ne sera pas épatée du tout !

Le luxueux paquebot sur lequel ils s’embarquèrent faisait le voyage par la Méditerranée, passant par les Açores, l’Algérie, et arrivant à Naples, ce qui permettrait aux voyageurs de séjourner un peu sur la Riviera avant que la saison ne fut devenue trop chaude.

Les quinze jours en mer, avec leurs courtes haltes à Alger et à Gibraltar, furent un enchantement.

Madame St-Georges ne quittait guère sa cabine, mais les deux jeunes filles, joyeuses d’avoir le pied marin, ne furent aucunement incommodées par la mer et devinrent bientôt le centre d’attraction parmi la jeunesse nombreuse du bord.

Claire, très attirante, avec son allure un peu masculine, sa mise absolument élégante et ses propos amusants, faisait vite connaissance et présentait à Marthe ses nouveaux amis.

Marthe se sentait si heureuse de ce voyage que sa figure en gardait un rayonnement, une clarté qui attirait les regards.

Jolie et distinguée dans sa toilette demi-deuil, avec ses cheveux noirs, ses yeux lumineux, sa peau fraîche et jeune et son expression pleine d’intelligence et de vivacité, elle ne tarda pas à plaire. Aussi les deux jeunes filles ne manquaient jamais d’attentions dans les nombreux sports du bord et aux danses qui se donnaient après le dîner du soir.

Un prêtre se trouvant parmi les passagers, il y eut messe le dimanche dans un des salons et les quelques catholiques qui se trouvaient sur le paquebot y assistèrent.

Les jours passèrent vite… Le temps se maintenait toujours superbe, l’air tiède, la brise légère…

Par une belle matinée ensoleillée, le paquebot entra dans la rade de Naples. Ce spectacle féerique, cette mer si bleue, la fumée du Vésuve montant en spirale grise dans l’azur sans nuages du ciel d’Italie, ce fut tellement ravissant que même les plus blasés furent saisis d’admiration.

— Quel décor ! Quelle baie splendide ! s’écria Marthe en serrant le bras de Claire.

— Oui, dit celle-ci en riant, mais de grâce, ne me dis pas le vieux refrain : voir Naples et mourir !

— Non, murmura Marthe, rêveuse, plutôt : voir Naples et vivre !