La Soupente (p. 134-151).


LES TRAPPISTES

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À Georges Eekhoud.


« Si non pœnitentiam egeritis, ovines peribitis. »


C’est gravé en lettres d’or, au-dessus de la porte du couvent et cela veut dire que si nous ne faisons pas pénitence, nous périrons tous…

Tous ? Fichtre…

Il y a les pères et les frères, ceux-ci vêtus de brun, ceux-là de bure blanche.

Ils sont encore à la mode de saint Benoît, leur fondateur. Le crâne rasé de près, les frères portent tous leurs cheveux dans la barbe qui est en vérité très longue. Les pères n’ont pas de barbe, et de cheveux on ne leur en laisse que juste assez pour en faire une auréole tout autour de la tête.

Leur toilette n’est guère compliquée : un sac avec des manches pour le corps, un capuchon qui se rabat sur la tête, une ceinture de cuir où pendent une corde, un chapelet et, chez les frères, un grand couteau fermé. Pour les cérémonies à l’église, ils passent, par-dessus le premier, un second sac, sans manches cette fois, mais plus large et très long qui ne laisse à découvert que la tête.

Sur le côté droit, à hauteur de la hanche, chaque moine porte dans sa robe un accroc, reprisé d’ailleurs. Même quand la robe est neuve, l’accroc y est. Il veut dire : « Nous sommes pauvres. »

« Ils sont, dit un pieux livre, les Pénitents de Dieu. Ils continuent pour leur compte la souffrance de Jésus et portent dans leur chair, qui les clous, qui les épines, qui un autre instrument de la divine Passion. »

Je veux bien le croire ; je ne m’aviserai pas de leur soulever la soutane pour savoir ce qui se passe en dessous.

Tels quels, ces moines m’impressionnent très fort. Les premiers temps, quand j’en apercevais, je faisais un détour et si je ne pouvais autrement, je saluais de loin cet homme qui, pour l’amour de Dieu, s’était levé la nuit à 2 heures et ne mangeait jamais de viande.

C’est Benooi qui m’apprend à les connaître. Il m’introduit une première fois, un dimanche pour la messe et je m’étonne que ce soit si simple : on sonne à la grand’porte et l’on entre.

— Ils sont, m’explique Benooi, cent vingt : quarante pères, quatre-vingts frères.

— C’est beaucoup, Benooi, et que font-ils, les pères ?

— Rien, dit Benooi, ils font pénitence.

— Comme sur la pierre ?

— Oui, dit Benooi : ils chantent les offices, ils méditent, ils reçoivent les confessions, ils prient.

— Et les frères, Benooi ?

— Oh ! ceux-là ont la vie plus dure : ils ont une imprimerie, ils cultivent des champs ; ils dirigent la ferme, ils fabriquent de la bière, du fromage, et encore du vin : chacun a sa tâche.

— Et par-dessus le marché, ils prient, ils méditent ?

— Oui, dit Benooi.

C’est beaucoup, mais il ne faut pas être sceptique, ni compter avec les chiffres du monde : en religion, quatre-vingts frères qui travaillent, pour quarante pères qui méditent, cela ne représente pas quatre-vingts domestiques pour quarante fainéants.
L’office.

Plus vaste que l’église du village, la chapelle ne sert que pour les moines. Le milieu reste vide ; aux deux côtés de la muraille, il y a des stalles. Les pères sont là-bas, dans le chœur, derrière ces deux autels où l’on n’aperçoit que le blanc de leurs manches qui bouge. On voit mieux les frères alignés sur deux rangs, un à droite, un à gauche. Ils ne bougent pas, on croirait qu’ils sont morts. Raides déjà, on les a roulés dans leur manteau et plantés debout, sur leurs pieds, à leur place. Quelques-uns ont le corps qui s’affaisse ; d’autres lèvent au ciel une face dont on ne retrouve plus le regard ; il ne doit plus y avoir qu’un trou sous ces paupières : il y a longtemps qu’ils sont morts.

Tout à coup, quelque chose s’agite sous le froc à l’endroit où doivent être les mains et ces cadavres, une seconde animés, se jettent à genoux, s’allongent par terre, vivent comme des hommes, puis de nouveau se figent.

Les pères chantent dans le chœur. Ce n’est pas le vacarme orgueilleux du musicien qui se place sous l’oreille de Dieu et lui dit : « Écoutez-moi, quel génie ! » Leur chant fait pénitence. Il ne pense pas à soi : il prie. À la fois très triste et très doux, il appelle le Maître et n’ose monter jusqu’à lui. Un malheureux s’est égaré sous la terre ; il appelle, il voudrait bien qu’on l’entende ; il craint cependant qu’on l’entende.

Visite.

Aux étrangers qui le demandent, le frère hospitalier a mission de montrer les principales places du couvent. Un coup de cloche l’appelle au parloir. Barbu et noir, il se présente sur le seuil, salue d’un mouvement de tête, sait ce qu’on lui veut et sans un mot, fait signe qu’on le suive.

Il se rend d’abord à l’église, parce que dans une maison celui qu’on salue en premier lieu c’est le maître. Il s’agenouille un instant pour son compte, sans se demander si les autres font comme lui. Comment pourraient-ils ne pas croire en Dieu ? Il n’y pense même pas. Quand il a fini, il ouvre un de ces gros livres que les pères ont devant eux dans leurs stalles, puis il commence son véritable itinéraire, toujours le même : le réfectoire, la salle du Chapitre, la bibliothèque, le cloître, l’imprimerie, les étables…

Toujours sans rien dire et lentement afin qu’on ait le temps de tout voir, il traverse des places, pousse des portes, les referme : il s’arrête aux bons endroits et désigne du menton ce qui lui paraît le plus remarquable.

Au dortoir, où chaque religieux a son alcôve, il découvre un coin de paillasse et pousse dessus, pour qu’on sache bien qu’elle est dure.

Le cloître.

Sur une petite porte, une inscription en lettres gothiques annonce « Clôture ». C’est le cloître, le cœur, l’endroit saint du couvent. Les religieux, quand ils y passent, s’enferment dans leur manteau et tirent plus avant leur capuchon sur la tête. Au long des murailles, d’autres inscriptions parlent de la Mort. Mais ceux qui doivent les lire ne sont déjà plus que des fantômes.

Le réfectoire.

Une grande salle, froide, dallée, croirait-on, avec de la glace. Au long des murs, trois tables en bois nu, deux très longues pour les frères et les pères, la troisième plus petite et toute seule pour l’abbé, entre le prieur et le maître des novices. Chaque Trappiste a devant soi une cruche en terre avec de l’eau, un gobelet d’étain, un petit cube de pain, celui de l’abbé pas plus gros que les autres. Comme pour les grands banquets, les tables sont dressées d’avance : on peut venir quand on veut, on retrouve toujours exactement à leur place, les petites cruches, les gobelets et les morceaux de pain qui semblent, eux aussi, toujours les mêmes.

Les religieux mangent en silence, la tête couverte, les mains à peine sorties de leur manteau, pendant qu’un père, à son pupitre, leur lit un récit, hors d’un livre.

Celui-là, on ne sait pas quand il mange. D’ailleurs, pour ce qu’il y a…

La salle du Chapitre.

On ne pourrait encore se croire au réfectoire, seulement au lieu de tables, ce sont des stalles, comme à l’église. Celle de l’abbé domine un peu les autres. Nue, sans cadre, avec un grand Christ suspendu au milieu, la place est austère comme un tribunal. Ce qui s’y passe, on ne le dit pas. Mais à la fin de la journée, si un religieux a péché contre la règle, il quitte sa place, se prosterne devant l’abbé, se couche à plat ventre et à cet homme qui le juge, aux autres qui écoutent, demande humblement qu’on le châtie de sa faute.

La bibliothèque.

Il y a plus de livres que dans la bibliothèque de Westmalle qui n’en possède qu’un, mais il n’y a pas plus de lecteurs. Les mots sont vains. Un seul suffit : Dieu.

Le promenoir.

L’architecte l’a conçu très sévère : des galeries voûtées qui se perdent dans le noir, des fenêtres à barreaux, des portes à lourdes ferrures et passant là dedans, costumés en moines, des hommes dont on n’entend pas qu’ils marchent.

Ôtez la foi, c’est du théâtre.

L’horloge de la mort.

C’est au tournant d’un couloir. On tombe là-dessus, tout à coup, en surprise. Ciel ! Des crânes par monceaux, des larmes comme des œufs, un ange furieux qui souffle dans une trompette, un squelette qui serre les dents et montre l’heure avec ses doigts en os.

C’est tellement effrayant, qu’on n’a plus peur.
Le chemin de croix.

Frère Modestus, qui est peintre, y a vidé, avec son âme, ses plus beaux tubes de couleurs : du bleu vraiment bleu pour la robe de Marie ; son blanc le plus chaste pour la tunique de Jésus, un rouge cruel pour les braies des soldats, puis du violet, de l’or, du vert, suivant le caractère des autres personnages. Les couleurs entrent dans l’œil à éborgner un vrai peintre. Mais comme il souffre, Jésus, dans le pur vermillon de ses plaies, et sa pauvre Mère serait-elle encore aussi triste, si on ne lui avait fignolé, une à une, ses larmes, rondes et blanches, presque aussi grosses que ses yeux ?

Le cimetière.

Morts pour du bon, on ne les transporte pas au cimetière du village : ils ont le leur, sous les ifs du jardin, près du cloître. On les enterre sans cercueil, sur une planche, les mains jointes sous leur manteau, exactement pareils à ce qu’ils étaient à l’église. Seulement, on leur ferme le capuchon par-dessus la figure et ils ne sont plus debout.

L’étable.

Quatre-vingt-dix croupes de vaches, bien alignées, bien nettes, avec des pis très gros et des queues qui s’effilochent par le bout, comme la tresse d’une jeune fille un peu sale. Seul à l’autre bout, un taureau, à l’œil rouge, hume avec délice le parfum de ses quatre-vingt-dix femmes. Dans ce couvent d’où l’amour est exclu, lui, il peut.

Hospitalité.

Sans que vous disiez votre nom, si vous entrez, le frère hospitalier vous offrira de la bière, du fromage et du pain. Si vous restez quelques jours, vous devenez un hôte. On supposera que vous suivez les offices, on vous donnera un petit tableau avec les heures, mais vous êtes libre. Vous aurez une chambre, un lit pas trop dur, des légumes comme les pères, avec des œufs et du lait en plus, si ce qu’ils mangent ne vous suffit pas.

Au moment de partir, aucun maître d’hôtel ne s’enquerra si Monsieur a été satisfait du service et on ne présente pas la note. Ce que vous pourriez donner, ce sera pour les pauvres.

Un jour des peintres sont venus, à plusieurs, en veston de velours, avec des barbiches, beaucoup de gueule, en vrais artistes. Évidemment, s’ils daignaient se goberger à l’œil, c’était pour se distraire, casser des assiettes, mener grand bruit, se moquer, au nom de l’Art, de ces hommes qui n’auraient pas su foutre du mauve dans un paysage.

La noce dura huit jours ; après quoi ils s’en allèrent, artistes plus que jamais, n’ayant rien compris de la Beauté de ces moines, qui n’entendirent même pas leur vacarme.

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Quelques-uns


Leur second manteau enlevé, les Trappistes se transforment : ce sont encore des moines, mais ce ne sont plus des morts.

Les frères travaillent dans les champs ; ils retroussent leur froc et l’on voit alors qu’ils ont des jambes, de grossiers pilons en sabots, entortillés de bandelettes, qui sont des bas.

Les pères ont des bas blancs, des chaussures noires, quelques-uns des sandales, comme nous des pantoufles.

Ils se promènent quelquefois autour de leur couvent, sous les allées de chênes. Mi-blancs, mi-noirs, on dirait des oiseaux.

Peu sauvages, ils se laissent approcher. On leur tend une parole, aussitôt ils répondent.

L’Économe.

Presque tous les jours, père Anselme doit aller en voyage. Il n’aime pas beaucoup cette façon d’être moine.

Avant de partir, il entre chez les Baerkaelens, reposer un instant ses bras à valises.

Il porte le paletot noir et le tricorne du prêtre, mais le blanc de sa robe le trahit par en dessous. Il peut converser puisqu’il est hors du couvent, et tient à la bouche un gros cigare.

Il connaît par leur nom tous les Baerkaelens et sait de chacun ce qui l’intéresse : les lièvres pour Fons, les vaches et les cochons pour Benooi, le ménage pour Mélanie, des généralités confuses pour Vader qui a des souvenirs.

— Et vos poules ? ne manque-t-il pas d’ajouter quand je suis là.

— Et vous, mon père, toujours en route ?

Alors le bon père met ensemble ses mains et lève au ciel des yeux qui louchent un peu.

— Ne m’en parlez pas, dit-il, hier j’ai vendu deux wagons de fourrage, aujourd’hui je pars pour un procès. Quand je pense que mes parents tenaient un commerce et que j’y ai renoncé pour prier le Bon Dieu à mon aise… Enfin, c’est notre père abbé qui veut.

Et comme il entend siffler son tram, vite, au premier il allume un deuxième cigare et court se caser dans la voiture qui, une fois de plus, va le rejeter dans les tracas de ce monde.

Le noceur.

Ça dégouline comme par tonneaux ; ce que, dans ce pays où il n’en tombe jamais assez, Fons appelle : « une bonne petite pluie sucrée ».

Il me tire par la manche jusqu’à la fenêtre et me montre, sur la chaussée, au milieu de ce déluge, un bon père, sans parapluie, qui se morfond après le train.

— Mais il va se noyer, Fons, pourquoi n’entre-t-il pas ?

— Il n’a garde, répond Fons ; il y est venu trop souvent, autrefois, quand il était de ce monde. Il arrivait d’Anvers. Il s’installait pendant des heures, buvait, goinfrait, devenait l’ami de tout le monde et le soir balançait si fort qu’il fallait se mettre trois pour le refourrer dans le train. Et maintenant, regardez-le.

L’air un peu bénet, s’égouttant comme un arbre, l’ancien noceur accepte avec résignation toute cette eau qui lui tombe. Ses lèvres remuent ; il ne voit pas l’auberge ; il ignore qu’il y en ait une et comme Fons, son ancien camarade, se risque dehors et lui tire sa casquette, il répond du tricorne, d’un geste grave qui ne se souvient plus.

Le Père Isidore.

Le père Isidore est un moine très pieux : c’est le saint du couvent, mais il chante faux. Pendant sa messe, à peine a-t-il ouvert la bouche pour chanter « Oremus », qu’il n’a déjà plus le ton, tantôt trop haut, tantôt trop bas. Le père Herman, qui le soutient à l’harmonium, a beau lui tendre l’une après l’autre ses notes, il les rate avec une si belle précision, que l’on se demande, en fin de compte, si ce n’est pas l’organiste qui bafouille.

— Je suis, dit le père Isidore, le Terre-Neuve du bon Dieu.

Il entend par là qu’il a déjà sauvé beaucoup d’âmes.

Lorsque, dans la région, quelqu’un va mourir, ce n’est pas au curé, mais au père Isidore que l’on pense. Comme pour le médecin, on peut arriver à n’importe quelle heure : il prend son chapelet, son bréviaire, une croix — sa trousse à lui — et part.

Il a de si bonnes lèvres qu’en le voyant on a moins peur de mourir :

— Prenez courage, dit-il, vous verrez Dieu bientôt.

Il en a soigné tant qu’il juge, mieux qu’un médecin, si la fin est proche ou s’il faudra revenir. Il sait quand il doit commencer les prières des agonisants, allumer le cierge, le fourrer entre les doigts du malade. Et tandis que celui-ci tantôt semble expirer, tantôt reprendre un peu de souffle, le bon père précipite ou ralentit ses prières, de façon que son dernier « Amen » tombe tout chaud, à la sortie, sur cette âme et que le diable ne la puisse prendre.

À ceux qui restent :

— Ne pleurez pas, dit-il, il est au ciel.

Le Prieur étant mort, il est question de nommer le père Isidore à sa place. Tout le monde le sait au couvent, même le père Isidore qui est cependant un moine très modeste.

— Je suis, dit-il, une flèche entre les mains de mon supérieur. Où on me lance, j’irai.

Mais je devine où le saint homme voudrait qu’on lançât cette flèche.

Jaloux de sa dévotion, je savoure un instant la joie mauvaise du critique.

Le Père Herman.

C’est lui qui tient l’harmonium, au milieu du chœur, où les plis de son manteau tombent en de si belles lignes. Il a fait des études. C’est l’érudit du couvent, le seul qu’on aperçoive quelquefois à la bibliothèque.

Ses parents vivent à Forest, aux environs de Bruxelles.

Gille, mon ami, qui est également de Forest, vient un jour me voir, chargé de présenter au père les compliments de sa famille.

Nous l’attendons un long temps au parloir.

— Je viens, commence Gille, de Forest…

— Forest… Forest… réfléchit le père, c’est possible… je ne me souviens pas…

Puis il part, en saluant de la tête, car il est poli…

Le Père Joseph.

Père Joseph est si petit qu’on a beau lui rogner les manches, elles sont toujours trop longues. Les bras pendants, elles traînent jusqu’à terre et quand il entre ainsi à l’église, on voit s’avancer quelque chose de blanc et de bas, comme une poule qui marcherait sur ses ailes.

Signes.

Depuis que je les fréquente, les frères qui ne peuvent converser entre eux que par signes, ont dû en trouver un nouveau et lorsqu’avec ceux qui me connaissant, j’en rencontre un qui ne me connaît pas encore, les premiers me montrent d’un doigt, puis avec la main tout entière se dessinent un petit rond sur l’estomac. Il faut comprendre : « C’est le Monsieur qui vient de Bruxelles. »

Frère Bruno.

À la suite d’un malheur, frère Bruno porte une jambe de bois, un simple pilon attaché par une courroie à ce qui lui reste de la cuisse.

Elle lui permet de marcher à peu près comme les autres, mais avec plus de bruit et l’on entend de loin par où il passe. Comme elle le gênerait à l’office, pour rester debout dans les stalles des frères, les pères lui ont fait une place dans le chœur, où il peut, à sa guise, se lever ou s’asseoir. Quelquefois, au milieu du silence, un grand coup sur les planches annonce que frère Bruno a remué sa jambe.

Il avait encore les deux, lorsqu’un jour, conduisant une charrette, il roula par terre. Il entendit quelque chose comme une branche qui craque et sentit un grand mal au milieu de la cuisse, à l’endroit où sa robe se mouillait de rouge.

Il se traînait sur les mains, quand on le ramassa.

Le médecin, qui habite assez loin, arriva au plus vite, deux heures après. Il n’eut que le temps d’ouvrir sa trousse, mais le bon frère refusa la drogue qu’on voulait lui fourrer sous le nez. Roulant son chapelet, il se laissa découper la peau, tailler la chair, scier l’os, serrant les grains plus fort quand ça brûlait. Il en dit deux dizaines : la première pour Jésus, la seconde pour la Vierge ; à la troisième seulement, en voyant partir sur un linge ce grand morceau de jambe, qui était en somme sa jambe, il fit : « Ouâah ! » et le chapelet tomba.

Frère Joachim.

Je ne sais si frère Joachim profite d’une dispense spéciale, mais dans cette maison où chacun est tenu à se taire, il parle tout le temps. Il ne parle d’ailleurs que de ses poules.

C’est lui qui eut l’idée d’organiser la basse-cour des Trappistes. Avant lui, les pères ne possédaient qu’une vingtaine de poules : des sauvages qui vivaient à l’écart dans un coin d’une grange. Personne ne s’en occupait, elles n’avaient pas de coqs, leurs œufs pourrissaient dans le foin :

— J’ai dit à notre père abbé : « Laissez-moi faire. » Je leur ai d’abord donné un coq… Et maintenant, voyez.

Elles sont plus de deux mille. Leur coin de grange est devenu la grange tout entière, et mord déjà sur le bâtiment voisin, qui fut autrefois une chapelle.

À l’en croire, les pères supprimeraient leur ferme, aboliraient l’imprimerie, ne fabriqueraient plus de bière, pour laisser à lui seul la charge de les entretenir — rien qu’avec ses poules.

Je suis son ami, parce que comme lui je m’occupe d’aviculture.

D’une semaine à l’autre, quand je vais le voir, le dimanche avant la messe, le frère m’explique ses améliorations de la semaine.

Devant une mère avec ses jeunes, il me fait m’accroupir et, la main tendue, appeler : « Djip… djip !… » pour qu’un poussin y saute et que je pèse comme il est lourd.

— Et ce coq, fait-il, quel gaillard. Regardez-le sur cette poule, et tenez le voilà, déjà, après une autre.

La cloche a sonné pour la messe, le frère décroché son manteau qu’il me rattrape pour me montrer une poule qu’il a guérie, cette autre qu’il opérera demain et, quand nous arrivons enfin à l’église, en retard, moi au jubé, lui dans sa stalle, s’il prie le Bon Dieu, je suis sûr que c’est encore pour ses poules.

Un été, une épidémie s’est abattue sur les basses-cours de la région : beaucoup de poules mouraient. Benooi en a perdu vingt, moi quinze, Guido une. Peuh ! qu’est-ce cela ? Sur ses deux mille, le frère en a perdu, en trois nuits, dix-neuf cent quatre-vingt-dix-sept. Voilà ce qui peut s’appeler un beau chiffre !

Dans la tête de frère Joachim, quand on sonne à la grande porte, ce n’est ni un visiteur, ni un pénitent, ni un pauvre. C’est un Monsieur qui vient voir ses poules. Et le frère se prépare.

Frère Joachim, qui s’occupe de la basse-cour, et frère Raymond, qui dirige la ferme, ne s’entendent pas très bien.

— Vos vaches, dit le premier, on devrait les supprimer, elles coûtent gros et ne rapportent rien.

— Vos bêtes, riposte le second, elles sont contentes assez de chercher leur nourriture hors de ce qui tombe du cul des miennes.

Et tout cela, suivant la règle, ils doivent se le dire avec des signes.

Frère Antoine.

Frère Antoine, qui est maintenant presque aveugle, a vu autrefois une chose très laide. Il n’aime pas en parler.

Dans le parc des volailles, tandis qu’à tâton il froisse de l’osier pour tresser des corbeilles, je me pose devant lui.

— Vraiment, frère, ce que vous avez vu, c’était si laid que ça ?

— Oui, dit le frère, sans relever la tête.

— Et vous ne voudriez pas me le dire ?

— Non, dit le frère, c’est trop laid. Je ne le dis à personne. Jamais je n’oserais…

— Oh ! à moi, frère, vous savez…

Les paupières clignotantes, le frère tâche d’y voir si je suis sérieux.

— Eh bien, dit-il, voilà.

Il était jeune alors. Pour le compte de son père qui était négociant, il visitait les petites épiceries de village. Un jour, Dieu sait comme, il arrive dans cette mauvaise ville de Bruxelles et le soir donne dix sous pour entrer dans un théâtre.

— Je me trouvais tout en haut, dans une espèce de jubé d’église, où il y avait beaucoup de monde. En dessous, il y avait aussi beaucoup de monde, et au bout, dans une partie très claire où se voyait un jardin, un homme, dans un drôle de costume, parlait avec une femme, dont la robe ne tenait pas aux épaules.

— Ils jouaient la pièce, frère.

— Je ne sais pas. La dame remuait beaucoup et alors ce que j’ai fait, c’était mal, mais je ne pouvais m’empêcher de voir… de regarder… Mais non vraiment, c’est trop laid.

— Voyons, frère, dites…

— De regarder, achève le frère, ce qu’une mère ne peut montrer qu’à son enfant, quand elle allaite.

— Vraiment, frère, vous avez vu cela ?

— Oui, avoue le frère. Les premiers jours, au couvent, j’en ai beaucoup souffert. Je revoyais toujours la chose. Le diable, vous comprenez ? Je brûlais comme en enfer.

— Et maintenant, frère ?

Le frère sourit :

— Maintenant, je n’y pense plus. Je ne la vois plus. Le Bon Dieu a été bon : il m’a crevé les yeux.

Frère Ildefonse.

En son temps, frère Ildefonse portait un nom moins compliqué : il s’appelait Jan comme beaucoup de gars de Westmalle qui était aussi son village. Il courtisait la Mélanie des Baerkaelens qui, toute jeune, n’avait pas encore pris son masque de Néron.

Certes, à choisir un mari, elle eût préféré Jan, mais elle ne voulait d’aucun.

Alors sans désespoir, parce qu’aucune femme n’eût mieux convenu dans sa ferme, il s’est tourné vers Dieu.

Pendant vingt ans, Mélanie n’entendit plus rien, puis un jour elle vit entrer à l’auberge un Trappiste à longue barbe, les cheveux ras, comme tous les Trappistes. C’était Jan qui, devenu frère, s’appelait maintenant Ildefonse.

Il portait au bout d’une ficelle un de ces petits colis comme les pères en expédient presque tous les jours vers la ville :

— Mélanie, a-t-il dit, voulez-vous remettre ceci au premier tram ?

— Certes, frère, a répondu Mélanie, en trempant déjà sa plume pour la lettre de voiture.

Le lendemain, il est revenu, puis d’autres jours, avec d’autres paquets, car c’était maintenant sa charge.

Chaque fois :

— Mélanie, dit le moine, voulez-vous remettre ceci au premier tram ?

— Certainement, frère, répond Mélanie, qui s’assied à la table, pendant que le frère, dans son dos, surveille ses écritures.

Sujette aux congestions, Mélanie rougit quelquefois. Lui jamais.

Frère Modestus.

Il est vieux, droit comme un jeune. C’est lui qui a mis ces belles couleurs sur le Chemin de Croix dont les pères sont si fiers dans leur chapelle.

Mais dans quel tube a-t-il pris ce blanc d’argent pour sa barbe, ce rose pour ses joues et la lumière de ce bleu qui, dans un autre œil que le sien, serait du bleu qui ment ?

On lui a vidé un coin dans la grange pour qu’il en fasse un atelier. Il a déjà peint un Christ au sortir du tombeau, maintenant il travaille au portrait de la Vierge. Il ferme les yeux pour la voir. Elle porte une rose sur chaque pied ; elle joint les mains, elle regarde le ciel, un peu comme le père économe quand il se plaint : « Ne me parlez pas de ces voyages. »

— Vous faites, ai-je dit, mon frère, de l’Art.

J’aspire le mot, pour qu’on en sente le grand A.

— De l’art, souffle le frère, je ne sais pas… Je peins la Vierge.

Et son pinceau glisse à petites touches :

— Je vous salue, Marie…

La vieille Pélagie a pris froid et va peut-être mourir.

— Je connais un bon remède, dit frère Mathieu.

— Oui, frère ? Lequel ?

— C’est une espèce d’eau jaune, explique le frère. Cela mousse quand on le verse. On en prend une tasse, le matin. On laisse piquer sur la langue, on avale ; puis on fait un renvoi et l’on est guéri.

— Si vite que cela, frère ?

— Comme je le dis… J’en ai pris une fois. Cela s’appelle… C’était sur la bouteille : du lamp… du camp…

— Du Champagne, frère ?

— Peut-être bien, dit le frère.

Il faut savoir qu’entré au couvent, à six ans, comme orphelin, il n’en est plus sorti.

Un jour, frère Louis a vu voler un aéroplane et cela ne l’a pas surpris plus que d’un oiseau, puisque cette machine avait des ailes. Il sait aussi qu’il y a des trains. Cela marche à la vapeur, sur des rails. Mais qu’il y ait des voitures qui roulent par terre, toutes seules, sans cheval et sans rail :

— Farceur, dit le frère.

Novice.

Quelquefois, il arrive un nouveau, jeune gars venu des champs, de bonnes joues rouges, l’œil franc, tout joyeux de devenir Trappiste.

On peut le voir à la chapelle, où les frères lui ont fait une place dans leurs stalles.

Seul vivant parmi ces morts, il a gardé la petite veste et le col de toile qu’il avait en entrant. Ses regards filent droit devant lui et il se campe bien ferme, bras croisés, comme il se tenait dans son église, au village.

Un peu gauche, il tâche d’imiter les gestes de ses compagnons et à leur exemple, se prosterne, se relève, joint les mains ou se signe. Mais il le fait très vite parce que son corps est jeune, et quelquefois, il se trompe. Le frère qui le dirige, lui lance alors un regard dur.

La semaine suivante, il est toujours bien droit, mais on dirait qu’on lui a cassé quelque chose dans la nuque : sa tête pend. Il ne regarde plus devant lui : il ferme les yeux et s’il lève encore les paupières, c’est pour les rabattre tout de suite.

Son instructeur le surveille moins.

Huit jours après, la tête pend davantage et entraîne un peu le haut du corps. Il a perdu son air joyeux. Il connaît maintenant les gestes qu’il faut, mais ils ne sont plus à lui : ils ressemblent à ceux de tous les autres frères. Quand il s’agenouille, il ne doit plus se contraindre pour ne pas être debout le premier.

Le moine instructeur le regarde à peine.

Ainsi de semaine en semaine, on le voit se transformer, fléchir et s’éteindre. Un mois, deux mois. Une volonté du dehors ronge la sienne qui dépérit. Ses joues se fondent, sa barbe pousse. Il vit encore, mais à l’intérieur. Bientôt, il n’appartient plus au monde que par ses vêtements qui s’éraillent aussi.

Et cela même disparaît.

Un jour, plus de veste, plus de col blanc, plus de jeune gars.

À leur place un froc brun, une longue barbe, une tête rase : un moine, — un cadavre parmi les autres.

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Leur règle


C’est fête aujourd’hui chez les Trappistes. Au déjeuner, après quatre mois d’abstinence, chaque religieux trouvera dans sa miche une pincée de corinthes, et au lieu de deux, l’office durera trois heures.

— Benooi, ne trouvez-vous pas, père Anselme a le ventre bien gros ?

— Pas étonnant, dit Benooi, toujours des légumes, ça vous gonfle.

— Et père Hermann, comme il est maigre !

— Pas étonnant, dit Benooi, toujours des légumes, ça dessèche.

Je dis à Benooi :

— En somme, leur règle est accommodante. Voyez père Anselme. Il ne fume pas au couvent, mais dehors il se rattrape. Les autres aussi.

— Essayez, dit Benooi.

J’essaie. Je ne fume plus que dehors. Mais j’ai beau être libre, sortir à ma guise et plus souvent qu’un Trappiste, c’est tellement dur que je préfère ne plus fumer du tout.

Les frères, eux, ne fument jamais. Mais ils prisent. À la chapelle, tandis qu’ils ne bougent pas dans leur stalle, il faut quelquefois s’abstraire bien fort pour ne pas dire que ces cadavres empestent rudement le tabac.

— Ce qu’il y a de plus dur, me confie un frère, ce n’est ni de jeûner, ni de se taire, ni de se lever tous les matins à 2 heures. C’est de ne pas se déshabiller pour dormir…

Les Trappistes gardent en effet la nuit leurs vêtements du jour. Ils ne défont que leurs chaussures.

— L’hiver, explique le moine, cela passe encore. S’il a plu, si mouillé que l’on soit, on a froid, mais les vêtements à la longue se resèchent. En été, il n’y a pas moyen ; on transpire ; plus on a chaud, plus on se mouille : on finit par coller.

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