La Soupente (p. 126-133).


LA DERNIÈRE LEÇON DE MÉLANIE

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Elle disait :

— Quand Vader sera mort, nous vivrons de nos rentes.

Et c’est elle qui va mourir.

On sait maintenant d’où lui venaient ses migraines. Ce n’était pas dans la tête, cela venait de plus bas, à l’intérieur du corps, de l’estomac où le mal la rongeait.

Mais est-ce bien sûr ? Le médecin, qui le dit, n’a vu cela que sur la langue.

— Le cancer, explique Benooi, c’est quand on mange du jambon mal salé, où les mouches ont trouvé la place pour piquer un ver. Le ver se creuse un nid dans l’estomac et le mange, comme un jambon.

Il y a longtemps que Mélanie ne touchait plus au jambon, ni au lard, ni aux tartines. Elle ne prenait plus qu’un peu de lait battu, à peine une tasse et encore cela ressortait comme elle l’avait pris.

D’abord, elle ne voulait pas se mettre au lit. Elle se tenait près de l’âtre, pressant son estomac, pliée sur elle-même, comme une vieille femme.

— Vous devriez vous coucher, disaient les garçons.

— Non, faisait Mélanie.

Puis un matin, à bout de forces, elle est restée :

— Mélanie, ont dit les garçons, vous feriez bien de vous lever.

Après une nuit, elle a cru qu’elle le pourrait, et en effet, elle a pu.

Mais vers 10 heures, elle râclait une betterave, quand :

— Jésus-Dieu ! ça tourne, a dit Mélanie, qui est tombée par terre.

Pendant que Trees, la servante, la couchait, Mélanie était bien triste ; juste ce jour, on allait tremper tout un mois de lessive.

Dans leur trou, les cochons se disputent et grognent, parce que Mélanie, qui les gâtait, ne leur apporte plus leur dessert quotidien de mauvaises herbes.

Mélanie malade, qui livrera le beurre et les œufs aux clients de la ville ? Fons y va la première fois et, comme toujours, distrait, néglige la moitié de ses courses.

— J’irai, moi, dit Benooi.

Et Benooi, si méthodique, revient le soir avec ses paniers, tout son beurre, tous ses œufs, ayant oublié le carnet où Mélanie inscrit les adresses.

— Un ménage où manque la femme, dit Marie, n’est plus un ménage.

Elle va pour donner un coup de main ; elle y met les soins dont elle est coutumière :

— Madame, dit Benooi, si vous pelez si minutieusement les pommes de terre, elles ne seront jamais prêtes.

Dès le début, le P. Isidore, qui sauve les âmes, est venu voir Mélanie. Il a compris tout de suite qu’il avait le temps. Il revient néanmoins tous les jours, le matin ; le docteur aussi, l’après-midi.

— J’ai deux médecins, fait Mélanie qui veut rire.

En apprenant la nouvelle, Pélagie, la mendiante, pour qui Mélanie a toujours été si bonne, veut à son tour se montrer bonne. Elle accourt un matin avec un œuf, le premier que Mieke, sa poulette, vient de pondre.

— Mangez-le, dit Pélagie, cela vous fera du bien.

— Mais, je ne puis pas, dit Mélanie, le docteur le défend.

— Tatata, un œuf frais, un œuf de Mieke, voyons !

Mélanie fait un effort et mange la moitié de l’œuf, battu dans du lait, avec un peu de sucre. Mais à peine avalé, elle le rend comme un vilain œuf pourri.

Depuis que sa sœur est malade, Fons plus fréquemment, tâte sa jambe où sont les rhumatismes.

De son fauteuil à l’auberge, Vader voit passer le docteur, Fons qui est maussade, Benooi qui secoue des fioles. Vader voudrait bien savoir, mais on ne lui dit rien.

C’est la quatrième fois que Vader reçoit la mort dans sa maison. La première fois, ce fut il y a trente ans, pour la brave Trees, sa femme ; puis ce fut pour Marie, sa fille, puis Antoine, un garçon, déjà fort, qui était militaire :

— C’est étonnant, dit Vader, ce que les jeunes sont faciles à mourir.

Quand elle est sur le côté gauche, Mélanie croit qu’elle serait mieux sur le côté droit. Elle s’y met et aussitôt le côté gauche serait meilleur.

— Le docteur, explique Benooi, lui a d’abord fait boire quelque chose de blanc, puis ç’a été jaune, maintenant c’est vert. S’il croit la guérir avec toutes ces couleurs.

Marie entre chez elle :

— Ah ! Madame, souffle Mélanie, je suis bien contente de vous voir.

Puis elle ferme les yeux.

J’y vais à mon tour, très ému. C’est la première fois que j’entre dans sa chambre, qui est en somme une chambre de vierge. Elle sommeille, blanche, la bouche ouverte, l’air déjà morte. Elle tourne un peu la tête.

— Bonjour, Mélanie, vous allez bien ?

Je n’ai rien trouvé de mieux.

Je me heurte à Benooi :

— Eh bien, Monsieur, qu’en pensez-vous ?

— Oui… Benooi… oui.

Et je file.

— Benooi ?

— Mélanie ?

— Vous savez que les beaux draps blancs se trouvent dans la grande armoire.

Benooi va voir : il s’assure en même temps que le cierge qui a servi la dernière fois à l’agonie de son frère, est encore assez long.

— Tant que le docteur ne prescrit pas de poudre blanche, a dit Fons, il reste un peu d’espoir.

Et ce matin, le docteur, qui prépare lui-même ses ordonnances, rapporte dans une boîte, trois petits paquets gonflés d’une poudre blanche.

— Si elle a faim, dit le docteur, donnez-lui tout ce qu’elle désire.

Mélanie, qui a sans doute entendu, ne profite pas de la permission.

Les mots qu’elle soufflait ne tenaient plus ensemble. Elle ouvre les yeux en sursaut :

— Garçon, dit-elle, qu’on n’oublie pas de mener le Bourgmestre au taureau.

Ne croyez pas qu’elle déraisonne : elle pense à sa vache, celle qu’on appelle le Bourgmestre.

— Ce sera pour demain, me dit le père Isidore qui s’y connaît, demain avec le coucher du soleil.

Et cela se passe comme il l’a dit.

Un merle sifflait tout seul, les fenêtres étaient rouges, quand Benooi, très pâle, est venu en hâte pousser les volets.

Dans l’armoire on a trouvé les beaux draps blancs. On lui a joint les mains et mis entre les doigts le chapelet qui était le sien. Elle n’a plus son grand air d’empereur romain. En maigrissant, elle a commencé à ressembler à Fons son cadet, puis à Benooi, le plus jeune, et maintenant, elle est retournée à Dieu avec la face apaisée d’un tout petit enfant.

— J’étais là, dit Fons. J’avais un trou dans ma culotte, au genou. Et elle regardait ce trou… elle regardait…

Au dernier moment, on ne trouva pas l’eau bénite.

— L’eau, l’eau, s’énervait Benooi.

Entendant cela, Fons est sorti, puis revenu portant à bout de bras un seau plein d’eau de son puits.

Tandis que le P. Isidore priait, elle tenait si mal son cierge, qu’un peu de cire lui est tombé sur les paupières et d’avance lui a cacheté l’œil.

Mélanie est morte un vendredi. Pour la première fois, depuis l’hiver de ses grands rhumatismes, Fons manquera sa chasse un dimanche.

Mélanie partie, Trees la servante est perplexe. Benooi se mariera-t-il, ou prendra-t-on une seconde servante ?

Fons ne dit rien. Il a sa figure du matin, quand il se lève de mauvaise humeur. Comme en entrant, je lui dis : « Bonjour, Fons, » il regarde hargneusement cet étranger.

Benooi est moins rude : il a les yeux rouges. Mais ce ne sont pas des larmes, c’est son cigare. Voyez : il fume comme tous les jours ; plus, puisqu’il reste à ne rien faire. Et pour aller plus vite, pendant que son cigare brûle par un bout, de l’autre il le mâche.

Tandis qu’ils sont tous là dans la salle de l’auberge dont les volets sont clos, quelqu’un frappe à la porte. Fons va ouvrir :

— Mélanie, commence une voix, voulez-vous remettre…

C’est le frère Ildefonse, l’ancien amoureux de Mélanie, qui arrive avec son petit paquet.

Il ne savait rien. Maintenant, il sait :

— Benooi, reprend-il, voulez-vous remettre ce petit paquet au premier tram ?

Ernest et Jérôme, les deux frères citadins, descendent du même train. Ils sont en deuil de ville, costumes noirs, manchettes, large crêpe au chapeau. En route, ils ont dû s’entretenir de l’héritage, mais je sais que Fons, Mélanie et Benooi ont pris leurs précautions et que ce qu’ils ont gagné à eux trois, n’ira pas aux deux autres.

Pour le chapelet du soir les voisins sont tous là, pieds nus ou sur les chaussettes. C’est Gille le boiteux qui récite les prières. À la fin, comme il annonce : « Un Ave Maria pour celui d’entre nous qui mourra le premier, » Vader lève la tête et regarde les quatre enfants qui lui restent. À qui le tour ?

Qui sonnera les cloches ? Suivant les lois du voisinage, ce serait moi. On n’ose me le demander et je ne veux pas m’offrir. Les bras me tomberaient à tirer sur les cordes, tandis que la pauvre Mélanie, dans sa boîte, passerait près de moi.

Dans la cour, on attend qu’il soit l’heure de lever le cercueil. Il fait un chaud soleil de fin d’août. Huit jours de plus, les raisins étaient mûrs. Pas de soupe aux raisins cette année ! Black, qu’on tient enfermé, hurle derrière une porte. Il y a beaucoup de monde. Avec son coude Trees, qui est en sabots, s’ouvre un chemin jusqu’au puits, d’où elle tire un seau pour ses bêtes… Voici la charrette.

Vader part en avant par le train, jusqu’au village. Il a son costume brun des dimanches, ses sabots et sa canne. Il choisit sa voiture :

— Un coup de main, Vader ?

— Laissez donc, dit Vader.

Il est vivant, lui ; pas besoin qu’on le hisse.

C’est Guido qui mène la charrette, les Trappistes ont prêté un cheval : il ne conviendrait pas que Lice, la jument des Baerkaelens, traîne sa maîtresse. On marche très vite, comme toujours.

Devant ma maison, Marie, qui attendait sur la porte, nous rattrape et sans me regarder, se joint aux groupes des femmes.

Mélanie nous aimait beaucoup. Elle était si bonne que puisqu’elle est morte, il faut bien qu’il y ait un paradis. Elle bourrait Marie de fromage à l’en rendre malade, parce que Marie avait dit : « Je raffole du fromage. »

— Benooi, disait-elle, portez donc à Monsieur ce pot de confiture.

Elle-même n’eût osé.

Elle disait aussi : « Monsieur est un si brave homme. »

Elle y mettait beaucoup du sien.

Et maintenant voilà !…

À l’église quand on apporte Mélanie, Vader, qui se trouvait déjà à sa place, se met debout comme pour l’arrivée d’un grand personnage. Il va le premier pour l’offrande. Il a laissé sa canne et marche à petits pas, un sabot devant l’autre : tout le défilé qui le suit, doit marcher comme lui.

En traversant le cimetière derrière le corps de sa fille, Vader pense-t-il au fameux mur qu’il a fait bâtir ?

Il tire un grand mouchoir rouge.

C’est à quelques croix de feue Johanna, sur la même rangée.

Nous sommes tous là, comme alors : Guido, ses enfants qui ont grandi, Nelis, Fons, Benooi, moi…

Seulement, il y a des années ; et cette fois, je pleure…

Merci, Mélanie !

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