Modèles de lettres sur différents sujets/Exemples de Narrations dans le genre épistolaire

Chez Pierre Bruyset Ponthus (p. 446-472).

EXEMPLES
DE NARRATIONS
DANS LE GENRE
ÉPISTOLAIRE.


Lettre de Me. de Sevigné à M. de Pomponne.

Il faut que je vous conte une petite historiette qui est très-vraie, & de qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers : il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au Maréchal de Grammont : Monsieur le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, & voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu’on sait que depuis peu j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. Le Maréchal, après l’avoir lu, dit au Roi : Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses, il est vrai que voilà le plus sot & le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. Le Roi se mit à rire, & lui dit : N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh ! bien, dit le Roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement : c’est moi qui l’ai fait. Ah ! Sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. Non, Monsieur le Maréchal, les premiers sentiments sont toujours Les plus naturels. Le Roi a beaucoup ri de cette folie ; & tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un vieux courtisan.

Lettre de Me. de Sevigné à Me. de Grignan, sa fille.

L’Archevêque de Rheims revenoit hier fort vîte de S. Germain. C’étoit comme un tourbillon. S’il se croit grand Seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Ils passoient au travers de Nanterre : tra, tra, tra : ils rencontrent un homme à cheval ; gare, gare : ce pauvre homme se veut ranger, son cheval ne veut pas ; & enfin le carrosse & les chevaux renversent cul par dessus tête le pauvre homme & le cheval, & passent par dessus, & si bien par dessus, que le carrosse en fut versé & renversé. En même temps l’homme & le cheval, au lieu de s’amuser à être roués, se relevent miraculeusement, & remontent l’un sur l’autre & s’enfuient, & courent encore ; pendant que les laquais & le cocher de l’Archevêque, & l’Archevêque même se mettent à crier : Arrête ce coquin ; qu’on lui donne cent coups. L’Archevêque, en racontant ceci, disoit : Si j’avois tenu ce maraud-là, je lui aurois rompu les bras & coupé les oreilles.

Au même endroit.

C’est une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n’ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête. Ils ne peuvent comprendre l’exercice, ni ce qu’on leur défend. Quand ils avoient leur mousquet sur l’épaule, & que M. Chaulnes[1] paroissoit, ils vouloient le saluer ; l’arme tomboit d’un côté & le chapeau de l’autre. On leur dit qu’il ne faut point saluer ; & quand ils sont désarmés, & qu’ils voient passer M. de Chaulnes, ils enfoncent leurs chapeaux avec les deux mains, & se gardent bien de saluer. On leur a dit qu’il ne faut pas branler, ni aller & venir, quand ils sont dans leurs rangs ; ils se laissoient l’autre jour rouer par le carrosse de Mme. de Chaulnes, sans vouloir se retirer d’un seul pas, quoiqu’on pût leur dire.

Au même endroit.

Le Comte d’Estrées a dit à M. de la Rochefoucault qu’en son voyage de Guinée, il se trouva parmi des Chrétiens ; qu’étant entré dans une Eglise, il y vit vingt Chanoines negres tout nuds, avec des bonnets quarrés & une aumusse au bras gauche, qui chantoient les louanges de Dieu. Il vous prie de faire réflexion sur cette rencontre, & de ne pas croire qu’ils eussent le moindre surplis ; car ils étoient comme quand on sort du ventre de la mère, & noirs comme des diables. Voilà ma commission.

Au même endroit.

Le Maréchal de Grammont étoit l’autre jour si transporté de la beauté d’un sermon du P. Bourdaloue, qu’il s’écria tout haut, dans un endroit qui le toucha : mordieu, il a raison ! Madame éclata de rire & le sermon en fut tellement interrompu qu’on ne savoit ce qui en arriveroit. Je ne crois pas, de la façon dont vous dépeignez vos prédicateurs, que si vous les interrompez, ce soit par des admirations.

Au même endroit.

Le Comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire ; car si elle eût tourné autrement, il étoit criminel. Il se charge de reconnoître si la rivière est guéable, il dit qu’oui ; elle ne l’est pas. Des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger ; il est vrai qu’il passe le premier. Cela ne s’est jamais hazardé, cela réussit. Il enveloppe des escadrons & les force à se rendre ; vous voyez bien que son bonheur & sa valeur ne se sont point séparés : mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela. Un Chevalier de Nantouillet étoit tombé de cheval ; il va au fond de l’eau, il revient ; il y rentre, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mene à bord ; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, & revient gaillard.

Au même endroit.

Ecoutez une chose qui est, à mon sens, fort belle. Il me semble que je lis l’Histoire Romaine. Saint Hilaire, Lieutenant-Général de l’Artillerie, fit prier M. de Turenne, qui alloit d’un autre côté, de se détourner un moment pour venir voir une batterie. C’étoit comme s’il eût dit : Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c’est ici que vous devez être tué. Un coup de canon vient donc, & emporte le bras de S. Hilaire qui montroit cette batterie, & tue M. de Turenne. Le fils de S. Hilaire se jette à son pere, & se met à crier & à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il ; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu’il faut pleurer éternellement ; voilà ce qui est irréparable : & sans faire nulle attention sur lui, se met à crier & à pleurer cette grande perte.

Au même endroit.

Le Roi arriva le jeudi au soir à Chantilly. La promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa ; il y eut plusieurs tables où le rôti manqua à cause de plusieurs dînés à quoi l’on ne s’étoit pas attendu : cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : Je suis perdu d’honneur, voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville : La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu’il put. Le rôti qui avoit manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquiemes, lui renvenoit toujours à la tête. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusques dans sa chambre, lui dit : Vatel, tout va bien, rien n’étoit si beau que le souper du Roi ! Il répondit : Monseigneur, votre bonté m’acheve ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout, dit M. le Prince, ne vous fâchez pas, tout va bien. La nuit vint, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtoit seize mille francs. A quatre heures du matin Vatel s’en va par-tout, il trouve tout endormi ; il rencontre un petit pourvoyeur, qui lui apportoit seulement deux charges de marée ; il lui demanda : Est-ce là tout ? Il lui dit : Oui, Monsieur : il ne savoit pas que Vatel avoit envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelques temps ; les autres pourvoyeurs ne vinrent point ; sa tête s’échauffoit, il crut qu’il n’auroit point d’autre marée : il trouva Gourville, il lui dit : Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, & se la passe au travers du corps : mais ce ne fut qu’au troisieme coup, car il s’en donna deux qui n’étoient pas mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang. On court le dire à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura ; c’étoit sur Vatel que tournoit tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au Roi fort tristement. On dit que c’étoit à force d’avoir de l’honneur à sa maniere. On le loua fort, on loua & l’on blâma fort son courage. Le Roi dit qu’il y avoit cinq ans qu’il retardoit de venir à Chantilly, parce qu’il comprenoit l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devoit avoir que deux tables, & ne point se charger de tout : il jura qu’il ne souffriroit plus que le Prince en usât ainsi ; mais c’étoit trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel ; on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout étoit parfumé de jonquilles, tout étoit enchanté.

Lettre de Racine.

A Lyon je ne suis resté que deux jours & je m’embarquai sur le Rhône avec deux Mousquetaires. Nous couchâmes à Vienne & à Valence. J’avois commencé dès Lyon à ne plus guere entendre le langage du pays, & à n’être plus intelligible moi-même : ce malheur s’accrut à Valence, & Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mit un réchaut sous mon lit. Mais c’est encore bien pis dans ce pays[2]. Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprete, qu’un Moscovite en auroit besoin dans Paris. Néanmoins je commence à m’appercevoir que c’est un langage mêlé d’Espagnol & d’Italien ; & comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres, & pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes mes mesures, comme il arriva hier, qu’ayant besoin de petits clous à broquette pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en ville, & lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes ; il m’apporta incontinent deux bottes d’allumettes.

Au reste, pour la situation d’Usez, vous saurez qu’elle est sur une montagne fort haute, & cette montagne n’est qu’un rocher continuel, si bien qu’en quelque temps qu’il fasse on peut aller à pied sec tout autour de la ville. Les campagnes qui l’environnent sont toutes couvertes d’oliviers qui portent les plus belles olives du monde, mais bien trompeuses, car j’y ai été attrapé moi-même. Je voulus en cueillir quelques-unes au premier olivier que je rencontrai, & je les mis dans ma bouche avec le plus grand appétit qu’on puisse avoir ; mais Dieu me préserve de sentir jamais une amertume pareille à celle que je sentis. J’en eus la bouche toute perdue plus de quatre heures durant ; & l’on m’a appris depuis qu’il falloit bien des lessives & des cérémonies pour rendre les olives douces comme on les mange.

Lettre de Racine.

Je vous ai vu rire assez volontiers de ce que le vin fait quelquefois faire aux ivrognes. Hier un boulet de canon emporta la tête d’un de nos Suisses, dans la tranchée. Un autre Suisse son camarade, qui étoit auprès, se mit à rire de toute sa force en disant : Ho, ho, cela est plaisant ! il reviendra sans tête dans le camp.

Au même endroit.

On en tua bien quatre ou cinq cents ; entre autres un Capitaine Espagnol, fils d’un grand d’Espagne qu’on nomme le Comte de Lemos. Celui qui le tua étoit un des Grenadiers à cheval nommé Sansraison : voilà un vrai nom de Grenadier. L’Espagnol lui demanda quartier & lui promit cent pistoles, lui montrant même sa bourse où il y en avoit 35. Le Grenadier, qui venoit de voir tuer le Lieutenant de sa compagnie, qui étoit un fort brave homme, ne voulut point faire de quartier, & tua son Espagnol. Les ennemis envoyerent demander son corps qui leur fut rendu, & le Grenadier Sansraison rendit aussi-tôt les 35 pistoles qu’il avoit prises au mort, en disant : Tenez, voilà son argent, dont je ne veux point ; les Grenadiers ne mettent les mains sur les gens que pour les tuer.

L’Abbé de Choisy,
Journal du Voyage de Siam.

Je vous dis bon soir hier à neuf soir, & me couchai bien-tôt après. Le moyen de croire que les avantures de la journée n’étoient pas encore finies ? A dix heures j’entends crier : Aux armes, aux armes, pare les canons, amorce les mousquets, où sont les sabres ? Je me leve & monte sur le pont : je vois à la portée du pistolet un gros navire aussi gros que nous. On lui crioit à tue tête : D’où est le navire ? mot. D’où est le navire ? mot : & cependant il arrivoit sur nous, & nous alloit aborder à bas-bors. On lui avoit montré notre fanal, il nous avoit montré le sien. Il avoit le vent sur nous. On a donné un coup de gouvernail pour éviter l’abordage, jusqu’à ce que nous fussions bien parés. Enfin il nous a abordés par la poupe, & avec son beaupré a emporté une partie de notre couronnement. Alors on lui a lâché une trentaine de mousquetades. Mot. Il a fait sa route vent en arriere, & en un moment s’est éloigné de nous. Je ne me suis pas trouvé à bien des batailles ; mais à voir la contenance de nos soldats & de nos matelots, on ne nous auroit pas enlevés sans coup férir. Les Jésuites & les Missionnaires avoient déjà pris parti. Les uns étoient à genoux à fond de cale & les autres fièrement le sabre à la main étoient sur le pont. Raisonnez présentement sur ce que ce pouvoit être.

Lettre de Mme de Maintenon.

Imaginez-vous, Madame, qu’hier après avoir marché six heures dans un assez beau chemin, nous vîmes un château bâti sur un roc qui ne nous parut pas fort logeable, quand même on nous y auroit guindés. Nous en approchames sans trouver de chemin pour aborder : nous vîmes enfin au pied de ce château, dans un abyme, & comme dans un puits fort profond, les toits d’un nombre de petites maisons qui nous parurent des poupées, environnées de tous côtés de rochers affreux par leur hauteur ; ils paroissent de fer & sont tout-à-fait escarpés : il fallut descendre dans cette horrible habitation par un chemin non moins horrible. Les carrosses faisoient des sauts à rompre tous les ressorts ; les Dames se prenoient à tout ce qu’elles pouvoient attraper. Nous descendimes après un quart d’heure d’effroi, & nous tombames dans une ville[3] composée d’une rue qui s’appelle la Grande, quoique deux carrosses n’y puissent passer de front. En plein midi on n’y voit goutte ; les maisons sont effroyables ; l’eau y est mauvaise, & le vin rare : les Boulangers ont ordre de ne cuire que pour l’armée, & de laisser mourir de faim tout le reste ; on porte tout au camp. Il y pleut à verse depuis que nous y sommes. Je n’ai encore vu que deux Eglises. Elles sont au premier étage, & l’on n’y sauroit entrer que par civilité. On nous dit un Salut avec une si mauvaise musique & un encens si parfumé, si abondant & si continuel, que nous ne nous vimes plus les uns les autres. Je ne vous dis rien de la saleté des rues ; mais en vérité le Roi a grand tort de prendre de pareilles villes.

Lettre d’une jeune Veuve.

On raconta quelque chose que je me suis promis de vous écrire… Ne voilà-t-il pas que je l’ai totalement oublié !… C’étoit le petit Envoyé qui parloit… il rioit même à chaque mot de son histoire… ah ! je la tiens. Le Chevalier de L*** disputoit un jour avec feu la Faye sur la préférence qu’on doit donner au style, il s’agissoit des Lettres de Mme . de Sevigné. La Faye, après une longue dissertation, conclut en faveur du style naturel dépouillé de tout ornement. En un mot, disoit-il, il faut écrire comme on parle. Le Chevalier, qui avoit soutenu la nécessité d’y mettre un peu d’art, & piqué de voir tout le monde de l’avis de la Faye, finit par une mauvaise plaisanterie : Non, Monsieur, je n’écrirai jamais comme je parle. Tant pis, Monsieur. Eh ! non point tant pis, car je parle du nez.

Lettre de Me. du Montier.

Je me trouvai l’année passée à la campagne, avec un bon Religieux qui a plus de quatre-vingt ans ; & voici ce qu’il me raconta.

Il fut mandé, il y a quarante ans, pour disposer à la mort un voleur de grand chemin : on l’enferma avec le patient dans une petite chapelle ; & pendant qu’il faisoit ses efforts pour l’exciter au repentir de son crime, il s’apperçut que cet homme étoit distrait, & l’écoutoit à peine. Mon cher ami, lui dit-il, pensez-vous que dans quelques heures il faudra paroître devant Dieu ? & qui peut vous distraire d’une affaire pour vous de si grande importance ? Vous avez raison, mon Père, lui dit le patient ; mais je ne puis m’ôter de l’esprit qu’il ne tiendroit qu’à vous de me sauver la vie ; & une telle pensée est bien capable de me donner des distinctions. Comment m’y prendrois-je pour vous sauver la vie, répondit le Religieux ? & quand, cela seroit en mon pouvoir, pourrois-je hazarder de le faire, & vous donner par-là occasion d’accumuler vos crimes ? S’il n’y a que cela qui vous arrête, répondit le patient, vous pouvez compter sur ma parole ; j’ai vu le supplice de trop près pour m’y exposer de nouveau. Le Religieux fit ce que nous eussions fait vous & moi en pareille occasion ; il se laissa attendrir, & il ne fut plus question que de savoir comment il faudroit s’y prendre. La chapelle où ils étoient n’étoit éclairée que par une fenêtre, qui étoit proche du toit, & élevée de plus de quinze pieds. Vous n’avez, dit le criminel, qu’à mettre votre chaise sur l’autel, que nous pouvons transporter aux pieds du mur ; vous monterez sur la chaise, & moi sur vos épaules, d’où je pourrai gagner le toit. Le Religieux se prêta à cette manœuvre, & resta ensuite tranquillement sur la chaise, après avoir remis à sa place l’autel qui étoit portatif. Au bout de trois heures, le Bourreau qui s’impatientoit frappa à la porte, & demanda au Religieux ce qu’étoit devenu le criminel. Il faut que ce soit un Ange, répondit froidement le Religieux, car, foi de Prêtre, il est sorti par cette fenêtre. Le Bourreau, qui perdoit à ce compte, après avoir demandé au Religieux s’il se moquoit de lui, courut avertir les Juges : ils se transporterent à la chapelle, où notre homme assis, leur montrant la fenêtre, les assura en conscience que le patient s’étoit envolé par-là, & que peu s’en étoit fallu qu’il ne se recommandât à lui, le prenant pour un Ange ; qu’au surplus, si c’étoit un criminel, ce qu’il ne comprenoit pas après ce qu’il lui avoit vu faire, il n’étoit pas fait pour en être le gardien. Les Magistrats ne purent conserver leur gravité vis-à-vis du sang froid de ce bon-homme ; & ayant souhaité un bon voyage au patient, se retirerent. Vingt ans après, ce Religieux passant par les Ardennes, se trouva égaré dans le temps que le jour finissoit ; une façon de Paysan l’ayant examiné fort attentivement, lui demanda où il vouloit aller, & l’assura que la route qu’il alloit prendre étoit fort dangereuse ; il ajouta que s’il vouloit le suivre, il le meneroit dans une Ferme qui n’étoit pas fort éloignée, où il pourroit passer tranquillement la nuit. Le Religieux se trouva fort embarrassé ; la curiosité avec laquelle cet homme l’avoit regardé lui donnoit des soupçons : mais considérant que s’il avoit quelques mauvais desseins, il ne lui seroit pas possible d’échapper de ses mains, il le suivit en tremblant. Sa peur ne fut pas de longue durée, il apperçut la Ferme dont le Paysan lui avoit parlé ; & cet homme, qui en étoit le maître, dit en entrant à sa femme, de tuer un chapon avec les meilleurs poulets de la basse-cour, & de bien régaler son hôte. Pendant qu’on préparoit le souper, le Paysan rentra suivi de huit enfants, à qui il dit : mes enfants, remerciez ce bon Religieux ; sans lui vous ne seriez pas au monde, ni moi non plus ; il m’a sauvé la vie. Le Religieux se rappella alors les traits de cet homme, & reconnut le voleur duquel il avoit favorisé l’évasion. Il fut accablé des caresses & des actions de graces de la famille ; & lorsqu’il fut seul avec cet homme, il lui demanda par quel hazard il se trouvoit si bien établi. Je vous ai tenu ma parole, lui dit le voleur, &, déterminé à vivre en honnête-homme, je vins en demandant l’aumône jusqu’à ce lieu, qui est celui de ma naissance ; j’entrai au service du maître de cette Ferme, & ayant gagné les bonnes grâces de mon maître par ma fidélité & mon attachement, il me fit épouser sa fille, qui étoit unique. Dieu a béni les efforts que j’ai faits pour être homme de bien ; j’ai amassé quelque chose : vous pouvez disposer de moi & de tout ce qui m’appartient, & je mourrai content à présent que je vous ai vu, & que je puis vous prouver ma reconnoissance. Le Religieux lui dit, qu’il étoit trop payé du service qu’il lui avoit rendu, puisqu’il faisoit un si bon usage de la vie qu’il lui avoit conservée ; il ne voulut rien accepter de ce qu’on lui offroit ; mais il ne put jamais refuser au Paysan de rester quelques jours chez lui, où il fut traité comme un Prince : ensuite ce bon homme le força de se servir au moins d’un de ses chevaux pour achever sa route, & ne voulut point le quitter qu’il ne fût sorti des chemins dangereux, qui sont en grand nombre dans ces quartiers.

Lettre de M. de Voltaire
au R. de P.

Il n’y a rien de nouveau parmi nos Sibarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d’être conté à V. M. Le Cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s’avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la Messe à un petit Autel, au milieu d’un jardin où il geloit : M. Amelet & M. de Breteuil arriverent, & lui dirent qu’il se jouoit à se faire tuer. Bon, bon, Messieurs, dit-il, vous êtes des douillets. A quatre-vingt-dix ans, quel homme ! Sire, vivez autant, dussiez-vous dire la Messe à ce âge, & moi la servir.

Lettre de M. Caraccioli.

Je suis étonné que vous n’ayez pas encore lu la Chasse d’Henri IV, c’est un plaisir qu’il faut vous procurer, & qui vous arrachera des larmes de tendresse & de joie.

A propos de chasse, savez-vous que ce Prince en fit une dans le Vermandois, où, s’étant écarté de ses Gardes & des Seigneurs de sa Cour, il rencontra un Paysan assis au pied d’un arbre. Le fait est trop intéressant pour ne le pas rendre tel qu’il est. Que fais-tu là, lui dit Henri IV ? Ma finte, Monsieu, répondit le Paysan, j’ytions là pour var passer le Rey. Si tu veux monter sur la croupe de mon cheval, replique le Roi, je te conduirai là où il sera, & tu le verras tout à ton aise. Le Paysan enchanté profite de la rencontre, & demande, chemin faisant, comment il pourra reconnoître le Rey. Oh ! la chose fera facile, répondit Henri IV : Tu n’auras qu’à regarder celui qui aura son chapeau, pendant que tous les autres auront la tête nue.

Enfin, le moment arrive où le Monarque retrouve une partie de sa Cour, & se voit environné de Seigneurs qui tous le saluent. Alors il demande au paysan : Eh bien ! quel est le Roi ? Ma finte, Monsieu, lui répond-t-il, il faut que ce soit vous ou may ; car il n’y a que nous deu qui avons notre chapiau sur la tête.

FIN.
  1. Il étoit alors Gouverneur de Bretagne.
  2. Usez.
  3. Dinans.